Lettre à de jeunes Maghrebins

La Croix 12/1/1966

 

Par quelle voie trouverez-vous votre salut, jeunes hommes du Maghreb, mes amis ? Je vous sens tellement entre deux mondes, héritiers de valeurs contradictoires et pourtant les unes et les autres principes de votre être. Ce sont d'abord vos valeurs ancestrales. Un certain théisme en premier : vous croyez en un Dieu, hélas ! très lointain, car vous ne savez plus prier. Mais par-delà votre foi endormie, votre religion vous apporte une sociologie bien plus vieille encore que l'hégire. Elle vous transmet le message des bergers d'Arabie avant que naisse votre prophète. Vous souriez parfois de ce message, par maladroite pudeur, mais il vous est très intime. Il vous confère ces vertus dont il dotait déjà vos pères : la Hachouma qui vous rend si décents de comportement dès que vous osez vous livrer à votre inspiration propre au lieu de pratiquer l'assimilationisme des yés yés. Il vient modérer votre ton et vos gestes (vous, vibrants jusqu'à la stridence et qui « parlez avec vos mains »). Il vous entraîne à faire l'aumône quand le vendredi la théorie des mendiants frappe à votre huis. Il vous apporte aussi certaines valeurs d'acceptation qu'il ne faut pas mépriser sous le nom mensonger de fatalisme.

Pourtant, d'autres héritages sont venus – par nous. Ils contredisent ces traditions, mais vous ont quand même pénétrés jusqu'à l'âme. Vous êtes plus occidentaux, plus français même, que vous ne croyez. Vous l'êtes toujours davantage au fur et à mesure que s'affirme votre indépendance politique. Malheureusement, nous vous avons accordé d'étranges dons : des valeurs certes, mais dégradées. Nous ne vous avons pas livré nos maîtres-mots, mais seulement ces devises qu'avec générosité nous avons criées sur les barricades de 1848. Anciennes valeurs chrétiennes mais désaffectées : la charité travestie en philanthropie, la dignité divine de l'homme rabaissée en rationalisme, la Bonne Nouvelle ravalée aux Paroles d'un croyant.

Ce double apport – votre message ancestral et dans le sang de votre âme cette pénétration occidentale – n'est-il qu'un leurre ou plutôt vous aidera-t-il à vous trouver vous-mêmes, en cette heure où à travers beaucoup de désarroi, de misère et même de faim vous vous cherchez ? Je le crois : ce legs vous a rendu apte à entendre la leçon que vous dicte la souffrance d'un difficile cheminement entre deux mondes. Héritiers d'une religion expressive d'un pacte qui dans son essence même nie, de toute son impérieuse et minutieuse révélation, la morale naturelle, vous découvrez celle-ci. De voyage en voyage, je le constate. Vous avez acquis un certain sens de l'homme d'abord, puis celui d'un don qui n'est pas aumône, mais charité. J'en sais parmi vous qui ne se contente pas des dîmes de quelque nom qu'on les appelle, mais qui tout entiers se consacrent à soulager la misère. Quand l'hiver se rue avec hargne sur les chômeurs de Casablanca et sur les fellahs affamés d'Algérie, vous êtes là, avec vos amis chrétiens, pour les soulager. Certains d'entre vous ont appris ce plus grand amour qui est de donner sa vie pour ceux qu'on aime. Le chant des soufis, étouffé par huit siècles de pharisaïsme, revit en vous. Vous faites vôtres d'autres valeurs encore et d'abord celle, fondamentale, du couple. Vous dirai-je ma joie, cet après-midi, dans les rues d'Alger, parce qu'une femme avait posé son bras sur l'épaule de son mari, en un geste de simple abandon que vous ne consentiez jusqu'ici qu'à l'amitié. Vous le dirai-je aussi, que j'ai longuement suivi un jeune homme et une jeune femme, simplement parce qu'ils se tenaient par la main et que leur geste était celui de la tendresse conjugale ? Vous dirai-je que ce haut fonctionnaire de trente ans m'attendrit quand je l'ai senti soucieux que son épouse ne s'ennuie pas au cours d'une réception officielle ?

Voilà par quoi concilier vos âmes contradictoires et réaccorder votre personnalité dédoublée. Simples valeurs humaines, sans doute,  mais comme telles transfigurables par la grâce. Je sais bien que l'aube est timide, mais ce matin, de ma terrasse qui domine la mer, j'ai vu se lever le soleil. Ce ne fut qu'une lueur assez pâle d'abord, avec en réponse une simple traînée blanche sur les eaux. Puis bientôt, entre les landes pourprées des nuages, s'étendirent des plages d'or vert et toute la mer se fit lumineuse, tantôt rouge, tantôt violette et tantôt d'un indéfinissable bleu, mais de plus en plus claire jusqu'à ce que le jour s'affirme dans le double azur  du ciel et des vagues. En ce monde que Dieu a créé, tout nous est signe et tout est grâce. Pourquoi dans cette aube et dans cette aurore ne lirais-je pas un présage ?

 

L'affaire Ben Barka