L'Afrique sans frontières

19/12/1965

 

Monsieur A.G.Anguike et Monsieur J.H. David viennent de publier, sous le titre « L'Afrique sans frontières » le meilleur ouvrage de la littérature, pourtant abondante, déjà parue, sur les problèmes économiques de l'Afrique. Ces auteurs s'avéraient l'un et l'autre particulièrement qualifiés. M. Anguile est, depuis son indépendance, le ministre de l’Économie nationale de la République gabonaise. Or, le bilan de sa gestion témoigne d'une réussite éclatante. La balance commerciale excédentaire est passée en cinq ans de 1 828 à 8 761 millions de CFA. Pendant ce temps, le revenu de la population se haussait de 42 000 à plus de 60 000 CFA par an. Le budget du développement est en constant accroissement. Pour 1966, il atteindra 4 milliards de CFA alors que le budget de fonctionnement ne sera que de 8 milliards CFA. On peut dire que toutes les productions sont en hausse : le bois (185 000 m3 contre 90 000 en 1960) : le pétrole et le gaz naturel (1 058 000 T et 9 456 000 T contre 774 000T et 6 700 000 T en 1960) ; le manganèse (948 000 T contre 203 000 T en 1962) ; l'uranium (1 392 T en 1964). Or, dans cette œuvre considérable, M. le Ministre Anguile a justement trouvé le meilleur auxiliaire dans le co-auteur de « L'Afrique sans frontières », Monsieur Jacques H David, qui est à la fois directeur des douanes, Contrôleur général des Prix et Conseiller technique du Ministère des Finances de la République gabonaise. Ajoutons que l'homme d’État et le haut fonctionnaire ont été également (et conjointement) les promoteurs et les animateurs de tout le mouvement qui a abouti à une organisation économique régionale de l'Afrique Centrale francophone (Cameroun et ex-AEF).

Leur expérience de rassemblement économique fournit un des thèmes essentiels de leur livre. Ils lui consacrent la première partie de l'ouvrage, montrant comment l'Afrique peut et doit surmonter sa « balkanisation économique », non pas à travers le rêve, pour le moment trop ambitieux, du pan-africanisme ou de regroupements semi-continentaux, mais région par région en créant, à l'exemple de l'UDEAC, ce qu'on pourrait appeler « zones de libre échange constructives », c'est-à-dire assorties d'un mécanisme fédérateur et des organes capables d'harmoniser les plans. L'industrialisation africaine a trop été retardée par la rivalité des plans et les surenchères aux investissements pour qu'on puisse ne pas applaudir à ce dessein.

Les auteurs ont d'ailleurs consacré à ces problèmes d'industrialisation africaine des développements d'une grande importance. Nous ne pouvons malheureusement, faute de place, n'en donner qu'un aperçu. Voici du moins la conclusion du chapitre consacré à ce sujet essentiel :

« L'implantation doit être logiquement déterminée en fonction de la présence de la matière première, qui est un produit lourd et onéreux à transporter ; de ce fait la RCA, le Sud-Ouest du Tchad et le Nord du Cameroun sont les régions les plus aptes à recevoir de telles industries. Doivent également être pris en considération, le prix de l'énergie, le climat (degré hygrométrique suffisant pour éviter une humidification artificielle des ateliers), l'alimentation en eau et, bien entendu, le prix des transports, tant de la matière première à pied d’œuvre que des produits finis vers les débouchés. »

« D'autre part, il est évident que la rentabilité de telles industries est meilleure s'il s'agit d'unités importantes intégrées que de petites manufactures ; de même la dispersion des fabriques ; il ne faut pas viser, au départ, à fabriquer tout ce qui se consomme dans la région, ce qui montre bien le peu de sérieux de certaines propositions de création de petites industries à l'échelle nationale, présentées par leurs promoteurs comme pouvant satisfaire les besoins en tissus les plus divers de toute la population. »

« Face à ces difficultés qui sont réelles et qu'il ne peut être question d'ignorer, la seule solution réside dans une entente entre États voisins en vue d'une répartition des projets industriels et d'une garantie des marchés laquelle doit s'accompagner d'une lutte vigoureuse contre les importations frauduleuses. »

« C'est cette solution de sagesse qui a prévalu récemment et qui a abouti à un accord entre les Gouvernements des Républiques du Tchad et du Cameroun en vue de l'installation sur leurs territoires d'unités complémentaires de production d'articles textiles. Dans ce domaine encore, comme dans celui de la raffinerie de pétrole de Port-Gentil, la mise en commun des marchés et des intérêts s'est révélée être la condition « sine qua non » de la réalisation des projets. C'est dans cette voie qu'il faut persévérer pour éviter à l'Afrique certaines erreurs commises par l'Occident avant qu'il n'atteigne à la maturité industrielle. »

Mais ce livre ne se contente pas de lutter avec efficacité (c'est-à-dire sans démagogie ni démesure) contre la balkanisation africaine ni de répandre sur l'industrialisation de l'Afrique des idées simples et saines : il s'efforce de dissiper les malentendus qui en France comme en Afrique ont souvent nui à la coopération. Il se termine sur deux lettres, l'une d'un Européen à un Africain et l'autre d'un Africain à un Européen, qui expliquent les réactions différentes sinon divergentes de l'un et de l'autre sur les problèmes de développement. On ne saurait attacher trop d'importance à ces pages. On ne doit pas oublier en effet que si ces difficultés des rapports avec le Tiers Monde sont, certes, des difficultés économiques, elles sont d'abord et avant tout des difficultés psychologiques. On saura gré à MM. Anguile et David de l'avoir compris et d'avoir abordé ce sujet avec à la fois courage et délicatesse. Mais s'ils ont  osé montrer les faiblesses de la Coopération, ils en ont aussi apprécié la valeur. Faisons nôtre une des phrases de leur conclusion : « La Coopération, aujourd'hui, est une chose que les Européens et les Africains peuvent défendre la conscience tranquille, car ils ont déjà réussi ensemble une expérience de grande portée internationale. »