La crise du marché commun

29/11/1965

 

La crise du marché commun, si elle se prolonge, aura-t-elle en Afrique des répercussions susceptibles d'affecter notre profession ? Dans les difficultés que celle-ci connaît, on ne peut se poser cette question sans angoisse. En effet, l'Industrie Cotonnière qui, à l'origine, s'était montrée réticente vis-à-vis du Traité de Rome a, dès que celui-ci a été conclu, répondu à l'incitation des pouvoirs publics. Disons qu'elle a « joué le jeu », notamment en ce qui concerne l'outre-mer. C'est en réponse à cette incitation que pour l'industrie de l'Afrique, elle a recherché des associés en Europe ou soutenu les projets d'investissements textiles dès lors qu'ils étaient européens. Tel a été le cas au Cameroun, au Tchad ou en Côte d'Ivoire. Elle a donc elle-même, à la démarche continue des Pouvoirs publics, répétons-le, introduit nos partenaires de la CEE sur ce marché. Elle y avait un motif dans la solidarité des intérêts de tous les pays d'Europe comme de l'Afrique elle-même face au danger constitué par les pays à conditions de production anormales. Ainsi, en matière d'échanges comme en matière d'investissements a-t-elle accepté sans réticence la concurrence de nos partenaires européens, tachant de concerter avec eux une politique commerciale commune. L'instrument principal de cette politique commerciale a été l'accord de Noordwijk destiné à éviter que les Européens ne fassent en Afrique une guerre économique à coups d'articles asiatiques, guerre économique dont les Africains eussent été la première victime puisqu'elle aurait dressé, en dégradant les marchés, un obstacle insurmontable à la poursuite de l'industrialisation africaine.

Tels sont les motifs de nous poser la question des répercussions que pourrait avoir sur l'Afrique une crise prolongée de la CEE. Certes on nous répondra par un argument purement juridique : contrairement à la première Convention d'association, la Convention de Yaoundé qui attache les États africains à l'Europe des Six n'est pas liée explicitement à la partie IV du Traité de Rome. En effet, la Convention de Yaoundé en dépit de la crise du Marché Commun continuera de produire un certain nombre d'effets en vertu de son automatisme propre, notamment en matière d'abaissement des tarifs douaniers et d'ouverture du contingent. La mise en jeu de cet automatisme n'est d'ailleurs pas l'aspect le moins inquiétant de la crise actuelle, et nous y reviendrons. Mais surtout si la Convention de Yaoundé est indépendante du Traité de Rome, cette indépendance n'est que relative. Sauf des mesures à caractère automatique, telles que les mesures douanières que nous venons d'indiquer, cette Convention suppose, pour être appliquée, des décisions des autorités de Bruxelles. Ainsi en est-il de tous les articles de cette Convention relatifs à l'assistance économique apportée aux  États associés. Tous les projets d'investissements, notamment, postulent que la Commission Exécutive de la CEE soit en situation de délibérer.

En outre, on se tromperait en se contentant d'une analyse juridique. Les répercussions de la crise européenne seront principalement d'ordre psychologique, et elles se manifesteront avec d'autant plus d'acuité que la situation économique de l'Afrique se trouve actuellement défectueuse. Certes, tout le Tiers-Monde rencontre des difficultés économiques accrues. C'est ainsi que les exportations des pays sous-développés qui représentaient, en 1962, 34% des exportations mondiales n'en représentent plus que 25%. Dès le printemps dernier, le Président de la BIRD a jeté un cri d'alarme auquel ont fait écho le Conseil Américain pour le Développement Industriel d'abord, puis le CAD c'est-à-dire le Comité d'Aide et de Développement de 'OCDE. Ces importantes instantes économiques procèdent toutes à la même constatation. Si le taux de croissance du Tiers-Monde apparaît déjà insuffisant, il est en outre neutralisé par l'afflux démographique. Même quand l'augmentation du revenu national semble substantiel, celui du produit par habitant reste dérisoire. Or, aussi bien pour le revenu national brut que pour le produit par habitant, l'Afrique détient le triste record de la faiblesse. Quand pour l'ensemble du Tiers-Monde le revenu national croît de 5,5%, il ne croît que de 3,4% en Afrique. Quand son produit par habitant atteint 3,2% dans le misérable Moyen-Orient, son taux en Afrique n'est que de 1,1%.

Telle est d'ailleurs – ceci est une parenthèse – la vraie cause de l'amenuisement de notre débouché africain tel que nous le constatons depuis quelque temps. L'introduction parfois accrue d'articles étrangers, l'incidence immédiate d'une industrialisation trop cantonnée au secteur textile pour assurer une véritable croissance économique des États africains pèsent sur le marché d'un poids d'autant plus lourd que celui-ci ne s'est guère élargi. Cette hausse trop faible des niveaux de vie africains n'est, en outre, pas homogène. Elle a profité essentiellement aux populations des villes, or celles-ci portent le surcroît de leur pouvoir d'achat vers d'autres biens de consommation que le textile.

Mais quelles vont être les répercussions directement psychologiques – mais en conséquences secondes, économiques – de la crise du Marché Commun sur les pays africains déjà en trop faible croissance, comme nous venons de le constater ?

On le sait : nos partenaires européens n'ont jamais montré un grand zèle pour la Convention de Yaoundé. On peut dire qu'à force d'insistance, la France leur a arraché leur signature. Comment, dès lors, notre propre retrait n'aurait-il pas pour effet immédiat le ralentissement d'un zèle congénitalement dépourvu d'enthousiasme ? Déjà, la crise larvée qui a précédé l'éclatement de la crise proprement dite, s'est traduite par le manque de résultats concrets à porter à l'actif de l'Association. Depuis le début de 1965, les échanges entre les EAMA et les Six, qui s'étaient considérablement accrus en 1964, ont marqué une retombée. Ce n'est pas le peu d'accueil réservé par les marchés européens, ces derniers temps, aux produits africains, qui renversera cette tendance. L'absence d'enthousiasme, pour ne pas dire plus, de nos partenaires européens, a trouvé l'occasion de se manifester dans sa virulence dès l'ouverture de la crise : deux projets importants d'investissements ont été « recalés » (le financement du chemin de fer camerounais et l'assainissement de la ville de Tananarive, dont quiconque a visité le bas quartier d'Isotry sait l'impérieuse nécessité).

Mais comme remède à ces répercussions africaines de la crise européenne, on prônera très probablement le retour à ce qu'on appelle le bilatéralisme. La France, dont l'apport aux États qui, hier, composaient avec elle la Communauté, s'est considérablement amenuisé, suppléerait au retrait de la CEE par une assistance directe aux  États africains. Malheureusement :

1/ les possibilités contributives de la France sont limitées. Dans l'état actuel des choses, l'accord pétrolier avec l'Algérie suffit à son essoufflement. Certains analystes prétendent qu'il coûterait aussi cher que le financement de la guerre d'Algérie : un milliard d'anciens francs à ce jour. Ce n'est pas impossible si on additionne aux 200 milliards d'anciens francs d'aide liée aux surprix auxquels seront payés les produits pétroliers, sans qu'il en résulte d'ailleurs une véritable économie de devises, puisque ces produits sont payés en francs librement convertibles, donc peuvent être transformés dès leur versement en livres ou en dollars. Nous n'avons pas à discuter le principe ou le montant de cette aide à l'Algérie, surtout que la France garde sur ce débouché une place prépondérante, mais force nous est de constater que cet accord, tel qu'il vient d'être conclu, supposait notre relève par l'Europe pour subvenir au développement des autres pays d'Afrique francophone.

2/ l'aide bilatérale risque toujours d'être traitée de néo-colonialisme. De fait, elle porte en soi la tentation qu'on la politise. Or, autant on peut penser qu'en échange d'avantages avec l'Afrique, on peut demander des avantages de même nature, autant il serait imprudent d'exercer par ce moyen une pression politique. Celle-ci serait moins bien supportée que jamais.

Si les événements suivent ce cours, on en arrivera presque fatalement à la situation suivante : les aspects positifs de la Convention de Yaoundé, comme d'ailleurs ceux du Traité de Rome, disparaîtront tandis que subsisteront les automatismes propres auxquels nous avons déjà fait allusion. Or quels sont ces automatismes ? Ils se résument en l'abaissement des barrières douanières et contingentaires. Autrement dit la France devra, si elle en a les moyens, apporter un soutien économique à des États africains qui ne pourront plus lui accorder en contrepartie les préférences anciennes. En outre disparaîtront les possibilités de politique constructive que suppose la Convention de Yaoundé, pour pallier les inconvénients du libre-échangisme interne de l'Association notamment une définition claire et précise de l'origine des tissus. En fait, si se prolonge la crise européenne, presque fatalement l'Association se muera en un simple système de zone de libre-échange.

Toutefois, cette zone de libre-échange, telle qu'elle se constituera comme d'elle-même, présentera pour notre débouché africain, deux dangers de surcroît, tant pour notre débouché que pour les jeunes industries de l'Afrique précédemment française. Le premier, c'est la résurrection d'un Congo-Léopoldville introduit par la convention d'association dans une système libre échangiste et qui sera fort d'une industrie qui n'a guère souffert des événements (elle a conservé ce qui manque le plus aux industries d'Afrique précédemment française - des cadres subalternes formés – et peut redémarrer en flèche dès que sera apaisée la tourmente politique). Seulement, par suite de la misère de la brousse, le Congo-Léopoldville ayant perdu son débouché intérieur, voudra inonder de sa marchandise les États voisins, voire l'Europe elle-même. Le second, c'est la Nigeria. Nous avons écarté la Grande-Bretagne du Marché Commun par crainte du Commonwealth. Or, une des rares choses qui semble devoir se réaliser sur le plan européen, en dépit de la paralysie actuelle des institutions de Bruxelles, c'est l'Association d'un membre du Commonwealth : la Nigeria qui peut devenir demain le Japon de l'Afrique.