Répercussion africaines de la crise de la CEE

Communication à la Commission d'Outre-mer

12/11/1965

 

Nous ne pouvons pas donner d'indications précises sur les répercussions que la crise de la CEE aura sur notre débouché d'Outre-mer. En premier lieu, cette crise est malgré tout trop récente et l'importance de ses répercussions sera exactement proportionnelle à sa durée. En second lieu, l'association de l'Afrique au Marché Commun était loin d'avoir produit toutes ses conséquences. Nos partenaires européens n'ont jamais bien vu les perspectives que leur ouvrait, sur le continent africain, la Convention de Yaoundé. En outre, les répercussions de la crise de la CEE, tant que la Convention de Yaoundé, conclue pour cinq ans, sera en vigueur, ne demeureront forcément qu'indirectes. En effet, contrairement à la première Convention d'Association, la Convention de Yaoundé n'est pas liée explicitement à la partie IV du Traité de Rome. C'est dire qu'en dépit de la crise du Marché Commun, elle continuera de produire un certain nombre d'effets en vertu de son automatisme propre, tel est le cas en matière d'abaissement des tarifs douaniers ou d'ouvertures de contingents.

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On aurait tort pourtant d'en conclure que la crise de la CEE n'aura pas, pourvu qu'elle se prolonge ne fût-ce que de quelques semaines ou quelques mois, des répercussions en Afrique, notamment sur notre débouché. En particulier, si la Convention de Yaoundé est indépendante du Traité de Rome, cette indépendance n'est que relative. Sauf des mesures à caractère automatique, telles que les mesures douanières que nous venons d'indiquer, la Convention de Yaoundé suppose, pour être appliquée, des décisions des autorités de Bruxelles. Ainsi en est-il de tous les articles de cette Convention relatifs à l'assistance économique apportée aux États associés. Tous les projets d'investissements, notamment, postulent que la Commission Exécutive de la CEE soit en situation de délibérer.

Mais surtout on se tromperait en se contentant d'une analyse juridique. Les répercussions de la crise européenne seront principalement d'ordre psychologique, et elles se manifesteront avec d'autant plus d'acuité que la situation économique de l'Afrique se trouve actuellement défectueuse. Certes, tout le Tiers-monde rencontre des difficultés économiques accrues. C'est ainsi que les exportations des pays sous-développés qui représentaient, en 1962, 34% des exportations mondiales n'en représentent plus que 25%. Dès le printemps dernier, le Président de la BIRD a jeté un cri d'alarme auquel ont fait écho le Conseil Américain pour le Développement industriel d’abord, puis le CAD, c'est-à-dire le Comité d'Aide et de Développement de l'OCDE. Ces importantes instances économiques procèdent toutes à la même constatation. Si le taux de croissance du Tiers-monde apparaît déjà insuffisant, il est en outre neutralisé par l'afflux démographique. Même quand l'augmentation du revenu national semble substantiel, celui du produit par habitant reste dérisoire. Or, aussi bien pour le revenu national brut que pour le produit par habitant, l'Afrique détient le triste record de la faiblesse. Quand pour l'ensemble du Tiers-monde, le revenu national croît de 5,5%, il ne croît que de 3,4% en Afrique. Quand son produit par habitant atteint 3,2% dans le misérable Moyen Orient, son taux en Afrique n'est que de 1,1%.

Telle est d'ailleurs – ceci est une parenthèse – la vraie cause de l'amenuisement de notre débouché africain tel que, de réunion en réunion, nous le constatons depuis quelque temps. L'introduction parfois accrue d'articles étrangers, l'incidence immédiate d'une industrialisation trop cantonnée au secteur textile pour assurer une véritable croissance économique des États africains pèsent sur le marché d'un poids d'autant plus lourd que celui-ci n'a pas bénéficié d'un accroissement substantiel.

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Mais quelles vont être ces répercussions directement psychologiques – mais, en conséquence seconde économiques -  de la crise du Marché Commun sur les pays africains déjà en trop faible croissance, comme nous venons de le constater ?

On le sait : nos partenaires européens n'ont jamais montré un grand zèle pour la Convention de Yaoundé. On peut dire qu'à force d'insistance, la France leur a arraché leur signature. Comment, dès lors, notre propre retrait n'aurait-il pas pour effet immédiat le ralentissement d'un zèle congénitalement dépourvu d'enthousiasme ? Déjà la crise larvée qui a précédé l'éclatement de la crise proprement dite, s'est traduite par le manque de résultats concrets à porter à l'actif de l'Association. Depuis le début de 1965, les échanges entre les EAMA et les six, qui s'étaient considérablement accrus en 1964, ont marqué une retombée. Ce n'est pas le peu d'accueil réservé par les marchés européens, ces derniers temps, aux agrumes africains, qui renversera cette tendance. L'absence d'enthousiasme, pour ne pas dire plus, de nos partenaires européens, a trouvé l'occasion de se manifester dans sa virulence dès l'ouverture de la crise : deux projets importants d'investissements ont été « recalés » (le financement du chemin de fer camerounais et l'assainissement de la ville de Tananarive, dont quiconque a visité le bas quartier

d'Isotry sait l'impérieuse nécessité). Bien entendu, pour nos amis néerlandais, l'aubaine a été trop bonne pour freiner toute initiative tendant vers une politique commune. En fait, entre l'automatisme de l'abaissement des barrières douanières ou contingentaires et l'absence de toute possibilité de politique constructive, presque fatalement l'Association se mue en un simple système de zone de libre échange.

Ce fait est déjà grave, quand on voit figurer dans le rapport que le député italien, M. Pedini, vient de présenter au Parlement européen, que l'abaissement des barrières douanières est, à notre époque, totalement insuffisant pour garantir les débouchés.

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Mais, comme remède à ces répercussions africaines de la crise européenne, on prônera très probablement le retour au bilatéralisme. La France, dont l'aide aux États qui, hier, composaient avec elle la Communauté, s'est considérablement amenuisée, suppléerait au retrait de la CEE par une assistance directe aux États africains. Malheureusement :

1- les possibilités contributives de la France sont limitées. Dans l'état actuel des choses, l'accord dit pétrolier avec l'Algérie suffit à son essoufflement. Certains analystes prétendent qu'il coûterait aussi cher que le financement de la guerre d'Algérie : un milliard d'anciens francs par jour. Ce n'est pas impossible si on additionne aux 200 milliards d'anciens francs d'aide liée le surprix auquel seront payés les produits pétroliers, sans qu'il en résulte d'ailleurs une véritable économie de devises, puisque ces produits sont payés en francs librement convertibles, donc peuvent être transformés dès leur versement en livres ou en dollars. Nous n'avons pas à discuter le principe ou le montant de cette aide à l’Algérie, surtout dans la mesure où la France garde dans ce débouché une place prépondérante, mais force nous est de constater que cet accord, tel qu'il vient d'être conclu, supposait notre relève par l'Europe pour l'aide à la plupart des autres pays d'Afrique.

2- l'aide bilatérale risque toujours d'être traitée de néo-colonialime. De fait, elle porte en soi la tentation qu'on la politise. Or, autant on peut penser qu'en échange d'avantages économiques accordés à l'Afrique, on peut demander des avantages de même nature, autant il serait imprudent d'exercer par ce moyen une pression politique. Celle-ci serait moins bien supportée que jadis.

Mais surtout, répondant aux consignes du Gouvernement français – consignes qui n'ont jamais été rapportées jusqu'à la récente crise -, notre Profession s'est orientée d'après le postulat posé d'une aide multilatérale de l'Europe. A l'incitation de notre Gouvernement, nous avons joué le multilatéralisme, lui donnant des applications pratiques. Dans le domaine des investissements, nous avons au Cameroun et au Tchad, voire en Côte d'Ivoire, « joué un jeu européen ». En matière d'échanges, nous avons accepté sans réticence la concurrence de nos partenaires européens, tâchant de concerter avec eux la défense commune contre les importations des pays à conditions de production anormales. Notre argument essentiel vis-à-vis des Africains était leur intérêt d'attacher, sur la voie du développement, leur wagon au train de l'Europe. Qu'adviendra-t-il de tout cela ?

Car les retours en arrière sont difficiles et une politique économique discontinue ne peut, par définition, être une politique économique saine. Et finalement le risque est le suivant : avec des partenaires européens qui n'auront avec nous en commun que l'identité des préférences douanières, auxquels nous auront facilité l'accès à l'économie intérieure des États africains grâce à des investissements en commun avec nous, subsisteront des disparités de concurrence (tous les aspects positifs de la politique européenne étant anéantis, telle cette définition de l'origine déjà en retard de dix mois et dont on peut craindre qu'elle soit mort-née). Encore une fois, nous retombons dans la zone de libre-échange mais avec, pour notre débouché africain, deux dangers de surcroît. Le premier, c'est la résurrection d'un Congo belge, introduit par l'Association dans ce système libre-échangiste, et qui sera fort d'une industrie qui n'a guère souffert des événements (elle a conservé ce qui manque le plus aux industries d'Afrique précédemment française – des cadres subalternes formés – et peut redémarrer en flèche dès que sera apaisée la tourmente politique). Seulement, par suite de la misère de la brousse, il aura perdu son débouché intérieur, et va vouloir à tout prix inonder de sa marchandise les États voisins, voire l'Europe elle-même. Le second, c'est le Nigeria. Nous avons écarté la Grande-Bretagne du Marché Commun par crainte du Commonwealth. Or, une des rares choses qui semblent devoir se réaliser sur le plan européen, en dépit de la paralysie actuelle des institutions de Bruxelles, c'est l'Association d'un membre du Commonwealth, ce Nigeria qui peut devenir demain le Japon de l'Afrique.

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Mais au-delà de tous ces dangers, un autre se profile. Il confine à la politique. Sur la parole de la France, à son invitation, parfois même au prix d'une certaine pression, les États africains se sont associés à la CEE. Nous avons fini par créer un mythe chez ces peuples jeunes que les mythes conduisent encore beaucoup plus qu'ils ne nous conduisent. Contre des tentations au nom variable, depuis la RAU jusqu'aux États-Unis, en passant par la Russie et la Chine, nous avons dressé ce mythe. On y a cru. Et puis ce même mythe né de notre insistante propagande, voici qu'il s'effondre ou qu'il se dérobe. Un sentiment de frustration peut être engendré par cet effondrement. Or, de tous les sentiments, on peut même dire les « complexes », qui peuvent émouvoir les Africains, celui de la frustration est le plus puissant. Il les peut jeter dans tous les aventures. L'Europe si on peut dire démystifiée, qui en Afrique se sentira les mains le plus libres ?