La crise du Marché commun  et l'Afrique

La Croix 9/11/1965

 

Quelles répercussions la crise du Marché Commun aura-t-elle sur l'Afrique ? Certes, une dérobade juridique permettrait de ne pas répondre : la Convention de Yaoundé par laquelle un certain nombre d’États africains se sont associés à la CEE ne fait référence qu'indirectement au Traité de Rome, et, très en théorie, le sort de ces deux actes internationaux ne sont pas liés. Mais qu'importe cet argument de Bridoison, puisque la Convention de Yaoundé, dans ses dispositions essentielles, ne peut recevoir d'application que grâce aux autorités de Bruxelles, notamment pour l'aide économique aux États associés ? En outre, l'Association signifiait pour l'Afrique un choix politique : la volonté d'appuyer son développement sur l'Europe occidentale. On est très au-delà des arguties.

La question est d'autant plus grave que tout le Tiers-Monde rencontre des difficultés économiques accrues, dont ses difficultés politiques, soulignées par l'ajournement du « second Bandoeng », sont un des effets. Des difficultés économiques ont provoqué bien des cris d'alarme. Un rapport du Président de la BIRD, dès le printemps dernier les signalait déjà. Le Conseil américain pour la Production Industrielle, puis le rapport du CAD, c'est-à-dire le Comité d'Aide et de Développement de l'OCDE, lui ont fait écho. Or, d'après ce même rapport de la BIRD, l'Afrique détient le triste record de la non élévation du niveau de vie avec un taux de croissance de 1,1% (quand, comme au Dahomey, le chiffre n'est pas négatif) alors que, même en Asie, ce taux est de 2,5%.

Pour sortir de cet enlisement, l'Association à l'Europe avait, en Afrique, éveillé un espoir. Sera-t-il déçu ? On peut d'ores et déjà enregistrer des signes inquiétants, dont la courbe suit celle du malaise larvé qui a précédé l'actuelle crise de la CEE : dégradation des échanges, dans un sens comme dans l'autre, depuis le début de 1965 ; refus assez arbitraire de certains projets africains (notamment pour le Cameroun et Madagascar) ; pour les Pays-Bas, dont la France n'avait obtenu qu'à grand peine l'adhésion à la Convention de Yaoundé, l'occasion est trop belle de maintenir en suspens des dossiers de diverses natures. Dans ce naufrage survit avant tout l'abaissement actuel des tarifs douaniers, mais juste au moment où le rapport du Parlement européen, présenté par le député italien Pedini, souligne les insuffisances des préférences tarifaires pour assurer les débouchés. En effet, si subsistent certains effets négatifs du Traité de Rome, et de la Convention de Yaoundé, comme les abaissements des droits de douane, se trouve retardée, sinon compromise, l'élaboration des politiques économiques communes susceptibles de faire de ces Actes juridiques non pas des textes figés, mais des créations continues. Une certaine prise en charge de l'Afrique par l'Europe, dont la France avait beaucoup miroiter les avantages Outre-Mer, en en passe d'entrer au triste musée des initiatives mort-nées de paix.

Sans doute, pour relayer l'Europe, on nous parlera d'aide bilatérale. La France qui aide de moins en moins l'Afrique maintiendrait son assistance au niveau actuel. Le peut-elle quand va déjà s'essouffler l'accord dit pétrolier avec l'Algérie, d'après certains de ses analystes aussi onéreux que l'était la guerre ? Mais, plus que de capitaux, l'Afrique a besoin qu'on y importe un encadrement technique, sommes-nous en mesure de l'assumer ? Enfin l'aide bilatérale est facilement entachée de néo-colonialisme : disons qu'au moins elle porte en soi la tentation qu'on la politise.

Surtout, il apparaît imprudent de jouer avec les sentiments des peuples jeunes. Pour les préserver de certaines sirènes américaines, russes ou chinoises, on a créé chez les peuples africains un mythe de l'Association à l'Europe. On a compté sur lui pour éviter que le Nigeria regarde trop vers Nasser et pour que le Congo belge cesse d'être un enjeu entre les plus grands. La France, voici moins de deux ans, a exercé une véritable pression sur certaines capitales africaines en faveur de la Convention de Yaoundé. En politique étrangère, il n'est pire péril que la discontinuité. Si la crise de l'Europe se poursuit, vers qui les Africains se tourneront-ils ?