Pourquoi j'aime l'Afrique

La Croix 1/10/1965

 

On me demande parfois pourquoi j'aime tant l'Afrique noire. Je répondrai que ce que j'aime, ce n'est pas l'Afrique, mais l'homme africain. Certes, je dois de belles heures aux paysages de ce continent. Nuits éclatantes, quand les terrasses de latérite sont violettes sous la lune, je vous ai vécues, comme j'ai vécu le passage des rapides où l'entrechoc des eaux, les unes contre les autres refoulées, engendre des tourbillons aussi creusés que des maelstroms, ces redoutables gouffres auxquels un chenal norvégien a donné son nom, évoqué avec effroi par les navigateurs du monde entier. Dans la soudaine aurore, le Kilimandjaro a dardé pour moi l'étincellement de sa banquise équatoriale. Mais tous les continents, aussi, chantent la gloire de Dieu – Vallée Blanche où s'élabore la mer de Glace, baie d'Halong, forêt californienne avec ses arbres géants, - et parfois cette louange est encore plus exaltée que celle des plus beaux paysages d'Afrique.

Non, j'aime l'Afrique noire pour l'homme africain, et l'homme africain d'abord pour un certain don de communiquer. Il est moins enfermé que nous à l'intérieur de sa personne. Tel apparaît le fruit d'une millénaire éducation tribale, qu'il soit comme poreux aux autres hommes. Tout en lui est communication et provoque un besoin de donner substance physique aux présences. Il ne salue pas : il embrasse. Sa main cherche la main et la garde. Il aime ce qui le fait vibrer à l'unisson des autres, et surtout le rythme qui accorde jusqu'aux mouvements respiratoires et au battement des cœurs.

Le besoin de communiquer le dote de quelque chose comme un sens nouveau, le tam-tam, qui n'est pas, comme on le croit chez nous, une sorte de « morse » secret, mais un moyen beaucoup plus délicat d'échange par des variations tonales imperceptibles à notre oreille d'Européens. Tout lui est moyen d'expression aussi : sa main d'abord, par laquelle, pour reprendre un lieu commun,  « il parle » ; son rire, qui a fait écrire à son propos tant de bêtises (que de couplets sur ces « grands enfants insouciants »), par quoi il traduit aussi bien pudeur et tristesse que tendresse ou joie. Alors, quittant cet homme si « ouvert », chaque fois que je retrouve l'Europe, je sens ce que nous avons de guindé, voire d'étroit.

Un second trait m'attache à l'homme africain : sa fierté. Certes, je le lui dit fraternellement, elle le rend parfois insupportable de susceptibilité en cette heure incertaine où la rencontre de nos civilisations n'a pas encore trouvé son point d'équilibre. Elle n'en est pas moins noblesse, et ce trait de caractère est essentiel : il a même une importance politique.

Si le Code du travail outre-mer, un des textes décolonisateurs de la IVe République, apparaît, quand on prend du recul, avoir été bénéfique, malgré des conséquences économiques défectueuses, c'est que l'Africain vit en lui, à juste titre, un hommage à sa dignité d'homme. Ainsi, par une préparation psychologique, ce Code a-t-il ouvert la voie qui permit l'accession sans heurt à l'indépendance. Ce trait de caractère peut aussi contribuer à expliquer la diversité, à première vue surprenante, de la situation faite à l’Église suivant les États, notamment en matière d'enseignement.

Une enquête sociologique montrerait sans doute que le caractère plus ou moins favorable de cette situation est dû souvent à la façon dont les représentants de la Hiérarchie ont su ou pu, dans leur domaine, précéder les émancipations politiques en attribuant des responsabilités effectives au clergé local, c'est-à-dire en rendant un hommage manifeste à la dignité de l'homme africain, avant que l' « indépendance » le libère d'une tutelle politique qui si elle ne fut qu'exceptionnellement cruelle était pourtant devenue en soi une humiliation.

Un examen historique et sociologique permettrait de comprendre pourquoi, alors qu'ailleurs on parle d'interdictions, voire de persécutions, un État à forte proportion musulmane et très nettement socialiste, comme le Mali, a voulu, en un geste qui est aussi un geste de dignité, donner à l’Église un statut qu'on peut considérer comme des mieux équilibrés, statut qu'illustre, notamment, la situation du lycée Notre-Dame du Niger. Ce n'est là qu'un exemple de ce sens africain de la dignité, si bien exprimé par Cheik Hamidou Kane dans l'admirable début de son roman : l'Aventure ambiguë, qui justement se situe en pays du Mali.

Et si j'aime l'Afrique comme je l'aime, c'est parce qu'elle se présente devant nous grâce à cette heure difficile, mais passionnante, de convergences des civilisations, en apportant – véritable dot à la communauté – ses ouvertures d'âme et son sens de la dignité humaine.