Deux Tunisie, mais pour quelle âme ?

La Croix 16/9/1965

 

Le temps des vacances est fini. Dans l'envol des boeings et des caravelles, j'ai recommencé de franchir les mers, et par instants de franchir les siècles. Ce soir, je suis à Tunis. C'est l'heure ambigüe où toute la ville descend vers la mer. Chacun porte à ses lèvres une touffe de ce jasmin dont le blanc velouté s'ombre de rose. On la lui a vendu serrée dans une feuille de figuier qui en conserve et même avive l'odeur. Selon un des plus anciens maîtres de la tradition musulmane, Al-Cha'Bi « une odeur suave facilite l'exercice des facultés intellectuelles ». Je le crois tant ce soir le simple spectacle de la rue excite visiblement jusqu'à la joie la faculté d'observation du tunisien et sans doute aussi sa capacité de satiriste. Mon ami Khawann dans ses excellents « Propos des arabes sur la Vie en Société », prétend que si ces peuples arabes, auxquels lui-même appartient, n'ont jamais eu un théâtre digne de ce nom, c'est parce que pour eux ce spectacle quotidien de la rue y supplée. Ce soir, à Tunis, j'en ai la preuve.

L'heure se fait plus tardive et peut-être devient plus intense encore chez les tunisiens le don oriental de saisir l'instant, d'en faire une fin en soi et d'en déguster la saveur. Ce don, ils savent le communiquer. Mes amis m'ont emmené à Sidi Bou Saïd dans un café dont les terrasses successives domine le golfe aux rives pailletées d'or par les villes de loisir qui, l'été, dédoublent Tunis. Nous restons couchés sur des nattes posées à même des lits de pierre, à boire du thé aux pignons de pin entre deux bouffées d'un jasmin si odorant qu'il mène au bord de l'inconscience. Pleine lune, mais une légère brume atténue les reflets de l'astre sur la mer comme elle a bu les étoiles : nous baignons dans l'irréalité laiteuse d'une diffuse lueur nacrée. Est-ce un propos de mon euphorie ? Il me semble que les soirs du Portique ou de l'Académie devaient être un peu comme celui-ci, et que mes amis tunisiens, avec leur robe de lin dont la blancheur accroche des reflets de lune, sont les vrais héritiers des Hellènes. Nous n'échangeons que des phrases banales : après tout dans l'Athènes classique, la plupart des conversations ne devaient pas atteindre au style et à l'élévation de Dialogues, O Méditerranée si toujours la même d'une rive ou d'un millénaire à l'autre !

Mais dans l'après-midi, j'ai visité l'usine de finissage de tissus qu'édifie aux portes de Tunis, sous le parrainage d'un groupe français, une société d'État, grâce à qui la Tunisie gagne de plusieurs encolures la compétition à l'industrialisation textile dans laquelle se lance en ce moment le Maghreb. Cette usine sera, dans son genre, une des plus belles du monde. Le plan en répond si clairement à l'objet que l'esprit en éprouve une satisfaction qui touche au bonheur. Sous des voûtes de haute portée d'où s'éploie une lumière reposante, chaque machine dans sa disposition est si expressément ordonnée à l'ensemble que tout déplacement altérerait celui-ci comme une fausse note dans une symphonie. On a parfois, en matière de comparaison, appelé les usines « les cathédrales du monde moderne ». Allons donc ! la cathédrale est un foisonnement disparate dont l'unité – sublime et réelle – ne réside que dans son âme. Elle n'atteint à cette unité que par une convergence (soulignée par le vide si nécessaire du chœur) vers l'autel dont la pierre est, sous le symbole céleste de la voute absidiale, le constant rappel, pour qui sait l'entendre, et le signe du « per Ipsum, et cum Ipso, et in Ipso » de la messe. Ici au contraire l'ordre des successives coupoles s'apparenterait plutôt à la perfection toute humaine du Dorique ; la beauté est fruit de notre seule raison et l'esprit se satisfait qu'aucun ornement ne le détourne de lire la fonction de l'édifice.

Quel contraste, ces deux Tunisie vécues seulement en quelques heures, où l'hédonisme, qui exprime de chaque instant la dose de plaisir qu'il peut donner, cohabite avec une volonté de modernisation aux implications ascétiques. Ainsi, dans le pays comme dans chaque Tunisien une personnalité dédoublée (j'allais écrire deux âmes) se contredit elle-même, créant une situation conflictuelle dont un jour ou un autre naîtra la douleur. Pour l'instant, les uns n'y réfléchissent pas et les autres, en des séminaires, des colloques et des discours concilient les inconciliables par les formules presque magiques. Mais il faudrait, pour trouver les vrais exorcismes, que ce peuple, si peu soucieux de transcendance, regardât enfin plus haut que la terre, lui sur qui cinq fois par jour les amplificateurs de minarets déversent les versets d'une prière qui est prière au vrai Dieu. Cette coexistence pourrait ainsi devenir richesse morale et revêtir, dans le rapprochement des siècles et des civilisations, une sorte de valeur œcuménique. Je songe à l'interprétation que Claudel donne à la vision que Saint Pierre eut dans la maison de Cornelius « Prends et mange ». tout peut devenir nourriture à la Grâce. Mais bien que pauvre, et pour employer notre jargon, encore « sous-développé », le peuple tunisien, cet enfant quand même gâté de l'Histoire, bénéficie peut-être de trop de dons pour être attentif à l'appel. Le quittant après quelques heures contrastées, je suis hanté par le souvenir de ce jeune homme qui s'éloigna parce qu'il possédait de grands biens...