L'Afrique entre deux civilisations

Un continent « sacralisé »

L'Homme africain, sous tous les climats, est d'abord un homme religieux. « Le ciment de l'édifice familial, tribal, ethnique de l'Afrique Noire est un ciment exclusivement religieux »5. Disons plutôt que l'Africain est l'homme du sacré. La nature entière comme l'outil le plus humble sont sacralisés à ses yeux. « Le religieux, le juridique, le social, le technique reposent sur une conception du monde dont les principes métaphysiques se retrouvent dans chacun d'eux »6. On a expliqué cette intensité du sentiment religieux africain par l'inclémence de la nature. Je me rappelle la surprise de collègues de Haute-Volta que j'avais, voilà quelques années, emmenés en Alsace. « Mais ici, vous commandez à la nature ! » admirèrent-ils devant cette plaine domestiquée. Quiconque a vécu la venue d'une tornade comprendra ce cri, quand monte de l'horizon l'énorme nuage de velours violet et que, sur une création apeurée, fond l'orage avec sa pluie diluvienne et que se tordent les palmiers, arrachés parfois comme des pailles. Sublime théophanie, certes ! Peut-être concourt-elle à ce sentiment religieux : elle n'en est ni l'âme ni l'explication. Hubert Deschamps le dit bien : « Dépeindre le Noir comme emprisonné dans la crainte des forces naturelles n'est pas inexact, mais incomplet. Il est au sein de ces forces ; il peut en pâtir, mais il en tire aussi sa perpétuité et sa puissance. »7. L'Homme africain, et c'est une de ses unités à travers tout le continent, se confond avec les choses. Nature et surnature sont ici intimement mêlées, sans qu'elles se distinguent vraiment de l'homme. Ce Sacré qui pénètre tout, c'est la force vitale, valeur suprême pour le Noir. Le Noir est religieux pour vivre. Pour lui, vie et religion sont deux notions presque semblables. Et cela reste vrai de l'islamisé qui n'abandonne presque aucune de ses pratiques animistes. C'est vrai même de bien des chrétiens : je l'ai montré par l'anecdote de mon ami camerounais. La première dimension de l'Afrique est métaphysique.

On n'insistera jamais trop sur ce point pour comprendre la politique africaine : à la fois parce qu'il est générateur d'une terrible soif d'absolu et parce que la ferveur religieuse se transpose dans toutes les activités sociales. Si l'on ne fait pas sa part à la transposition religieuse, la politique africaine demeure incompréhensible.


5 M. Cardaire, « L'Islam et la cellule sociale africaine », L'Afrique et l'Asie, n°29, page 21.

6 Marcel Griaude : « Le problème de la culture noire », dans Originalités des cultures. - UNESCO, 1953.

7 Hubert Deschamps : Les Religions de l'Afrique Noire – Presses universitaires de France, page 69.