L'Afrique entre deux civilisations

Massive Afrique, si diverse...

Et d'abord, qu'est-elle cette Afrique ? Si simple à notre universalisme ignorant, comme son contact la complique ! Certes, Schwalenbach a raison : « A l'œil qui contemple une carte du monde, l'Afrique apparaît comme un continent colossal qui, large et puissant, s'étend de toute sa masse au milieu des océans. Avec une sereine et infinie monotonie, sans jamais se permettre la plus petite fantaisie, ses contours encadrent son énorme corps. Nulle part l'eau ne joue avec la terre. Nulle part cette terre ne déploie une quelconque activité au-delà de ses limites ; elle se présente comme un bloc énorme, isolé de tout ce qui lui est extérieur »2. Certes, l'Afrique est un continent muré par une « barre ». Les fleuves qui l'exfolient profondément sont comme coupés de la mer par des rapides et des cataractes. Cette masse accrochée au flanc du Vieux Monde ne communique avec lui que par le minuscule pédoncule de Suez. Et c'est déjà une donnée du problème africain, tel qu'il se pose à nous, que cette impénétrabilité millénaire à l'Occident, tandis que de successives invasions venaient de l'Est. Partout, dans une espèce de dérive des continents, le monde s'interpénètre et se métisse. Ici, en outre, dans ce mouvement, l'Histoire récente a comme violé l'Histoire plus ancienne. Elle a ouvert ce continent par son flanc le plus fermé, à rebours des anciennes pénétrations. Quand l'Afrique est séculairement « comme un vaste et unique ensemble d'échos plus ou moins affaiblis de l'Asie »3, l'Europe s'y est précipitée. Nous le verrons, ce choc et ce renversement sont comme l'âme même de la politique africaine à travers ses Conseils de Gouvernement ou ses Assemblées de territoire. Ils sont à l'origine de son malaise intime.

Certes, Afrique massive, Afrique dont les civilisations se sont développées en circuit fermé4, mais surtout Afrique diverse et complexe. Entre ses rives rectilignes, ce continent n'est uniforme que vu d'Europe. La tension entre cette unité et, cette diversité est, elle aussi, au cœur de la politique africaine. Diversité des climats, d'abord, et des zones de végétation. Au nord, dans le Sahel, une Afrique soit dorée de sable, soit rouge de latérite où les pluies implacables alternent avec la soif des saisons sèches. Puis des savanes grises et mornes que coupent des épineux et de plantigrades baobabs . Enfin, la forêt équatoriale, épaisse et gorgée d'eau, verte jusqu'à l'obsession.

Diversité des densités : le Gabon est vide et la Haute-Volta surpeuplée. Diversité ethnique encore plus : je me rappelle ces femmes sara que de ma fenêtre, à Fort-Lamy, je voyais puiser l'eau dans l'Oubangui, Nausicaas d'ébène poli, ou cette filiforme princesse peulh. Quel rapport avec les races négroïdes de la forêt ? Bien moins qu'entre une Scandinave et une Espagnole. Diversité linguistique, qui introduit dans le problème africain une donnée très différente de celles du problème malgache : on compte plus de cent cinquante langues en AOF, sans parler de la multitude de dialectes. Variétés des religions : partout survit l'animisme, religion dont le propre est de se circonscrire au village ou au district, mais, à côté, l'Islam (60% de l'AOF, 25% de l'AEF) et le Christianisme. Diversité dans les structures politiques traditionnelles : elles vont de l'anarchie familiale, comme en pays lobi, aux chefferies de plus ou moins grande extension, aux grands empires comme celui du Moro Naba. N'exagérons pas cette diversité, car toujours la famille, plus ou moins étendue, reste la base sociale : le reste s'y échafaude comme superstructure concentrique. Diversité d'évolution, depuis les côtes pénétrées d'Europe, jusqu'aux arrière-pays presque intacts. Diversité de cristallisation à partir des divisions administratives apportées par nous. Le grand ensemble africain est composite et contradictoire.

Pourtant, la masse continentale n'est pas la seule unité de l'Afrique. Derrière ces diversités, beaucoup plus profond, nous trouvons une unité intime, et c'est encore une des dimensions de la politique. Elle réside dans l'âme africaine, dans sons sens religieux, dans sons sens communautaire. Elle réside aussi dans l'unité des réactions à la colonisation comme à la décolonisation.


2 Walter Schwalenbach : L'Art nègre, p. 5.- Massin et Cie.

3 Ratuel cité par Th. Monod : « L'Afrique, continent marginal », dans Le Monde noir, page 29.- Éditions Présence africaine.

4 W. Schwalenbach, op. cit., page 9.