L'Afrique entre deux civilisations

Preuves Janvier 1958

 

C'était un soir, au Cameroun, dans les montagnes du pays bamiléké. La saison des pluies avait détrempé le paysage. Ruisselantes, les plantations de bananiers étincelaient dans la lumière oblique d'un jour faux. Leur vert aigu composait avec les nuages et le bleu dur des lointains une dissonance presque intolérable. Mornes, des femmes rentraient de leurs champs, une touffe de feuilles – tout leur vêtement – dégoulinant sur la croupe.

Je parcourais le pays avec un ami africain, mon collègue. Dans la voiture, nous avions parlé de la dernière crise gouvernementale, des pièces que nous avions vues l'hiver précédent, de l'emploi des crédits fides. À chaque village, j'avais visité le temple : une case où l'on entrait presque en rampant. Dans la pénombre, on distinguait un assemblage assez disparate de calebasses et de bois taillés. Jamais mon compagnon n'y avait pénétré en même temps que moi. J'avais attribué son attitude à une répugnance du chrétien protestant qu'il était. Mais, à la fin du jour, son comportement devait s'éclairer.

Nous étions reçus dans la demeure d'un roitelet de la région. Ce chef nous avait montré la case des hommes, dont l'empennure de bambou supportait, au-dessus d'une salle, grande comme une église, un toit de chaume si haut que la voûte se perdait dans l'obscurité. Puis le chef nous avait menés voir ses attributs coutumiers et ses totems : des statues, des sièges à forme humaine, tout enrobés de minuscules perles. Comme je maniais ces objets, admirant dessins et couleurs, je faillis en heurter mon camarade. Il en éprouva une telle frayeur que son visage se fitcendreux : « l'évolué », comme on dit, le parlementaire, l'habitué de nos théâtres, tremblait d'enfreindre les vieux interdits.

Cette scène me paraît exprimer l'Afrique à l'heure ambiguë de sa décolonisation. Rencontre, pour moi, de la vieille civilisation africaine, capable de produire un chef-d'œuvre architectural comme cette case ; mais, en mon ami, affrontement de cette civilisation et de la nôtre – générateur de trouble ; et triomphe en lui, quand même, des obscurs ancêtres. À Paris, nous lançons des lois-cadres et des lois municipales, nous versons des crédits et nous élaborons des plans économiques. Mais l'Afrique, comment reçoit-elle ce que nous appelons des dons ?