Djibouti, terre nécessaire et menacée

III – Nécessaires audaces

Dans la vie quand même monotone de Djibouti, le coucher du soleil est un événement. On en discute. On le commente. Je sais un négociant qui a orienté sa terrasse pour mieux le voir. Sublimes couchers de soleil sur la mer Rouge. Les montagnes ont la pourpre épaisse du moût de raisin. Elles saignent sous un ciel de cuivre et d'or que bat le marteau de forge des nuages, les grands nuages noirs qui n'amèneront pas la pluie.

Devant ces fastes quotidiens on évoque pour moi les remèdes possibles au malaise économique de Djibouti. Certains, irrités de la concurrence d'Assaf, et conscients en même temps de la supériorité portuaire de Djibouti, envisageraient la création d'une route qui venant rejoindre la route Addis-Assaf en dévierait le trafic vers Djibouti. Des crédits (560 millions) ont même été accordés par le Fides1 pour une telle route. On ne peut trop estimer son intérêt si l'Éthiopie consentait à sa création et, par la suite, à son fonctionnement normal. On devra toutefois prendre de graves précautions pour qu'un tel projet n'inquiète pas Addis-Abeba, où, et c'est normal, on tient à avoir un port à soi.

En fait cette question de la route, comme l'avenir assez sombre du chemin de fer franco-éthiopien (ce chemin de fer qu'il faut sauver) est subordonné à la façon dont on saura s'intéresser l'Éthiopie à Djibouti. Ou notre port prendra un visage tel que l'Empereur d'Éthiopie, qui est une des plus fins politiques de notre temps, comprendra qu'il lui apporte un service irremplaçable, ou nous allons vers de graves difficultés. C'est dire qu'on ne résoudra le problème de Djibouti qu'en se plaçant très haut. Il ne s'agit pas simplement de tracer une route, même si par la suite sa création peut s'avérer bénéfique. Il ne s'agit pas simplement non plus, de réorganiser le chemin de fer franco-éthiopien, même, si comme on le dit beaucoup ici, son administration devait être réformée et surtout ramenée sur place. Toutes ces questions sont à étudier, mais elles sont subordonnées à un problème majeur : Djibouti est un port sans hinterland autre que stratégique, et nous devons coûte que coûte trouver un hinterland économique.

Une formule internationale.

Je ne proposerai pas une formule : mon séjour fut trop bref pour que je m'y risque. Je remarque seulement que l'Éthiopie est là, riche d'un avenir économique tel que Djibouti et Assaf peuvent coexister à son service. Sur l'autre rive de la mer Rouge, le Yemen est lui aussi un pays de grand avenir économique. Or il n'a pas intérêt, sur le plan économique, à rester tributaire du seul port d'Aden. Lui aussi pourrait être intéressé directement à Djibouti. D'autres régions, fussent-elles françaises, devraient être associées dans cette combinaison : je pense à Madagascar. Même le Portugal, pour ses liaisons avec le Mozambique, peut souhaiter ne pas dépendre uniquement d'escales britanniques. Dans le cadre intangible d'une souveraineté française au maintien duquel d'autres même que nous auraient intérêt, diverses puissances pourraient participer à la gestion d'un véritable port franc.

Ce port de Djibouti est à sa façon un chef-d’œuvre. Accessible aux navires de gros tonnage, il bénéficie d'une organisation si judicieuse qu'en quelques heures ceux-ci peuvent être ravitaillés. Je craindrais de faire sourire en disant que ce port est un bar automatique pour navires ; qu'est-il donc d'autre, pourtant, avec ces installations à quai, l'heureuse répartition de ses hangars, ses réserves à mazout ? Son plan est si clair, que, vu de sa Direction dont le bâtiment le surplombe, il est vraiment beau.

Parfaire le port.

Mais pour être fort vis-à-vis de voisins parfois abusifs, Djibouti doit posséder d'autres services que le transit avec eux. Né du charbon, il est devenu une importante station de mazoutage. Sa situation invite à développer les services qu'il peut rendre. D'ores et déjà, si ma mémoire est exacte, ces services entrent pour quelque cent millions dans les recettes budgétaires de la Côte française des Somalis. Mieux vaudrait développer ces ressources que comprimer – avec danger – les dépenses sociales. Aussi, parmi les projets dont on m'entretenait là-bas pendant les admirables couchers de soleil, me paraît retenir la création d'une cale de radoub. On construirait une grande cale pour radouber spécialement les pétroliers qui vont chercher des hydrocarbures dans l'océan Indien et les déchargent en Méditerranée ou dans les ports de l'Atlantique.

Je n'indiquerai pas ici les chiffres qui m'ont été soumis. Ils permettraient de prévoir un bénéfice économique annuel de deux cent cinquante millions. Le projet est d'un intérêt tel qu'on voudrait le voir étudier en grande urgence, sinon d'autres l'entreprendront ailleurs. Et au manque à gagner direct s'ajoutera la perte d'une partie du trafic actuel par ce même phénomène de boule de neige.  Sous réserve d'un examen des chiffres, repousser un tel projet serait prendre une lourde responsabilité.

Surtout que si une menace politique pèse sur la Côte française des Somalis, elle tient en partie au fait qu'on n'est pas convaincu que nous voulons nous y maintenir. Nous faisons figure de l'homme malade dont on attend la succession avec une impatience plus ou moins mal dissimulée. Si nous lançons une entreprise de cette envergure notre volonté sera claire. Bien des doutes se dissiperont, bien des courages renaîtront : j'y reviendrai.

Créer un nouveau Tanger.

Reste encore un moyen de faire vivre Djibouti : que cette ville devienne la place financière internationale que suppose son régime monétaire. On a doté la Côte française des Somalis d'une monnaie spéciale, gagée à cent pour cent par des dollars. Donc monnaie forte et monnaie stable. Comme le territoire ne perçoit pas de droits de douane et que – en théorie – les impôts sont faibles, Djibouti pourrait devenir une sorte de Tanger. Ce serait pour ce pays une double source de profit. Profit financier d'abord, mais aussi trafic accru pour le port, le négoce entraînant les transbordements. Reste à savoir si on a essayé de tirer d'une situation monétaire si particulière des profits qu'elle permettrait de provoquer. On peut en douter en voyant les faibles résultats acquis depuis quatre ans.

Djibouti fut une terre de pionniers. Les pionniers sont maintenant très vieux. Ils vivent sur des richesses durement acquises. Ils regardent vers le passé et ne pensent pas beaucoup à la survie. Ainsi s'explique qu'on dit si peu exploité ce qui est quand même une richesse : le dollar. Djibouti pouvait devenir une place financière. Encore une fois qu'a-t-on fait pour qu'elle joue ce rôle ?

Djibouti ne sera jamais un centre de tourisme, j'en conviens. La beauté de ce paysage est trop austère. Les milliardaires ne mènent pas leur ennui aux paysages d'avant la Bible. On doit bâtir un hôtel. On a raison, si le projet n'en est pas trop ambitieux. Plutôt, puisqu'ici on s'arrête plusieurs heures, devrait-on inciter les voyageurs a en user pour des excursions. Ils laisseraient un peu d'argent : rien n'est à négliger qui permettra que ce pays vive.

Les moyens pauvres contribuent à rendre riche les pays. J'ai peur que jusqu'à présent on les ait trop négligés. Ainsi ai-je lu dans un document le la présidence du gouvernement, que les indigènes somalis ou Danakil n'ayant jamais eu d'artisans, l'artisanat autochtone ne peut se développer. Je n'en suis pas convaincu, au contraire. À la Mission comme à l'école laïque, les petites filles exécutent d'admirables travaux de broderie qui démontrent tout le dévouement de leurs monitrices, mais aussi leurs dispositions naturelles. Pourquoi ne pas organiser des ateliers ? Pourquoi ces nappes et ces coussins, ne pas les vendre à l'aérodrome et dans le port ? Certes, quelques broderies ne feront pas vivre Djibouti : ne négligeons pourtant aucune ressource.

Mais là encore, comme pour tirer partie du franc-dollar on se heurte à un obstacle : le découragement. Djibouti ne sortira de sa léthargie que si la métropole manifeste de façon spectaculaire l'intérêt qu'elle lui porte. Et nous avons déjà dit que c'était là une des raisons pour lesquelles nous estimons nécessaire qu'on y construise une cale de radoub. Métropolitain posé quelques jours sur cette côte, j'ai senti jusqu'à l'obsession ce devoir de rendre espoir à Djibouti.

L'échéance de 1960

Il le faut d'autant plus que les échéances politiques très graves se préparent. En 1960, la Somalie italienne se prononcera sur son propre sort. Inutile de dire qu'elle décrétera son indépendance. L'action de l'ONU y contribuera. Surtout l'Angleterre, quand elle l'occupait, a tout mis en place pour assurer cette indépendance, fondant de toutes pièces un parti politique pour la réclamer. À ce moment, la Grande-Bretagne proclamera elle-même l'indépendance de la Somalie Britannique et la fera fusionner avec la Somalie italienne. Deux faits nous permettent de le prophétiser sans crainte d'erreur : en premier lieu l'inertie totale des autorités anglaises dans ce territoire, l'absence de tout investissement économique et social ; ensuite la façon dont à Londres on présente comme une charge inutile les quelques cinq cent millions que le Somaliland coûte annuellement à la métropole.

Inertie... économie... en réalité un plan longuement mûri. Albion pousse ici un des pions dans la partie qu'elle a engagée avec des fortunes diverses pour se constituer un Empire de remplacement après la perte des Indes. Elle veut se créer un immense dominion islamique, depuis l'Atlantique jusqu'au Pakistan. Ainsi a-t-elle provoqué la naissance de la Ligue Arabe comme de quelques-uns de ces succédanés. Asseoir cette ligue jusqu'en Afrique orientale, prendre ainsi à revers le Yemen avec qui elle est en fort mauvais terme, surveiller en même temps une Éthiopie où le sac de l'Érythrée (un des plus effarants brigandages de notre temps) a provoqué de solides rancunes : la création d'une « Grande Somalie » peut permettre à la fois tout cela. En même temps on fera proclamer son désintéressement anticolonialiste...

Inutile de dire de quel poids cette grande Somalie pèsera sur Djibouti. Combien tentante pour elle, cette proie. Combien attirant, ce port admirablement agencé, pour elle qui ne possédera que de pauvres quais sans hangars. Les Somalis ne sont qu'une minorité dans notre territoire, en majorité de danakil. Mais qu'importera !

Telle est l'échéance de 1960, et nous pouvons d'avance entendre les couplets de l'ONU comme s'ils étaient déjà proférés. Si à cette date, on a repris confiance à Djibouti, si les questions sociales et économiques sont réglées, ce ne seront que criailleries de charognards autour d'un homme bien vivant. Nous pourrons négliger ces croassements. Mais que le port soit en marasme, que le bidonville demeure, que les salaires des petits fonctionnaires restent dérisoires, naîtront des difficultés sociales – admirable terreau pour les propagandes politiques. C'est aujourd'hui que la métropole doit décider de garder Djibouti en 1960.

Cette résolution, peut-elle ne pas la prendre ? L'Union française n'a déjà reçu que trop d'atteintes. Elle n'en supportera pas à l'infini. Surtout Djibouti, sous-préfecture mêlée aux imbroglios de la politique internationale, est sur la route de Madagascar une irremplaçable escale.

Et puis la Côte des Somalis est une œuvre française. À ce désert bitumeux, au pied des monts calcinés et rongés de vent, là où ne poussaient que quelques buissons d'épines, nous avons suscité un des plus beaux ports du monde. Ne laissons pas naître un nationalisme là où sans nous il n'y aurait même pas d'hommes pour le professer.


1 Fonds d'Investissement pour le Développement Économique et Social des territoires d'outre-mer.