Djibouti, terre nécessaire et menacée

II – Une sous-préfecture internationale

Une sous-préfecture, Djibouti, avec ses deux mille cinq cents européens et assimilés, et les quelques vingt mille nomades déracinés qui se sont agglutinés autour d'elle. Oui, agglutinés : le fangeux bidonville où ils s'entassent la presse contre la mer. Construit sur des terrains bas que la haute marée envahit, il pose un grave problème à notre administration. Sa misère étreint le cœur. Des mares stagnent, verdâtres, où barbotent moutons et chèvres. Tôles aplaties, branchages, papiers et journaux, tout concourt à des bâtisses minables et farouches derrière leurs hautes palissades. Parfois un fantaisiste a surmonté son gourbi d'un étage branlant.

Un feu couve dans ces masures, si pareilles, hélas ! à tous les bidonvilles du monde. Ici, la population me semble en éprouver une humiliation. Quelques phrases surprises au passage me l'indiquent. Une fierté primitive est blessée de présenter un spectacle de misère.

Sans doute a-t-on construit en rideau une série de maisons « en dur ». La métropole vient d'assurer un prêt de cent millions. Qu'avec cette somme on ne construise pas des maisons modèles et des cases d'exposition pour quelques-uns. On n'y serait que trop porté. Ce ne sont pas des maisons de quatre ou cinq cent mille francs pour quelques privilégiés qu'on doit édifier, mais de petites maisons simples et solides telles qu'à Madagascar certaines sociétés en ont bâti pour soixante mille francs.

Une grave question sociale.

J'en parle à l'aise, me dira-t-on à Djibouti. J'oublie que ce port ne vit que de services et que les bas prix sont pour lui une nécessité : ne grevons pas son budget de charges sociales. J'oublie que les impôts sont très lourds, puisque pour une population « active » d'à peine quatorze mille habitants, le budget du territoire dépasse huit cents millions. Déjà l'hôpital pèse lourd à des contribuables peu nombreux. Il n'est pourtant pas spectaculaire, cet hôpital si bien situé sur la mer. Non, tout cela je ne l'oublie pas, et c'est pourquoi je parlerai moins le langage de l'humanité que celui de la raison. Ce pays cerné de partout par l'étranger, soumis à sa constante pression ne peut s'offrir une crise sociale. Le mécontentement populaire que j'ai senti, peut avoir ici des répercussions plus lourdes qu'ailleurs. On doit trouver de nouvelles ressources pour Djibouti : qu'on ne les cherche pas en comprimant les charges sociales.

Une sous-préfecture, Djibouti ? Sans doute, mais une sous-préfecture dont tous les problèmes sont à l'échelle internationale, et nous venons de le voir, même pour les charges sociales de son budget. Djibouti a pour valeur sa position stratégique aux confins du Moyen-Orient et du « Réduit Africain ». Cette valeur tient donc à un certain contexte international dont dépend aussi sa vie.

Ce port n'a pas d'arrière-pays. On ne peut appeler arrière-pays les basaltes qui l'entourent. Un désert couleur de bitume encercle la ville, les terres les plus désolées du monde. À peine de ces pierrailles lèvent quelques épineux ou quelques euphorbes. Des hommes qui leur sont pareils, secs, tordus, noueux, poussent des troupeaux de chèvres ou de petites chamelles hargneuses. Que les mots d'oasis ou de palmeraies ne vous trompent pas. La chevauchée cahoteuse ne vous mènera que vers quelques palmiers doums, qui se tordent eux aussi sur le ciel, en symbole de soif et de faim.

Vous atteindrez à la nuit des lacs illusoires qu'on nomme ici des « Bara ». Ce sont de longues plaines d'argile, planes comme des miroirs. Pas un jonc, ni un épineux, seuls rompent parfois leur rectitude obsédante des rochers errants et leur sillage. Des orgues de basalte ferment cet horizon de mort où, seule vie de ces mornes plaine fuient – en bonds légers comme un vol – des antilopes.

L'arrière-pays est étranger.

L'arrière-pays, il est au-delà. Ce sont les gras plateaux d'Éthiopie, c'est le Harrar. Djibouti en est le débouché naturel ; mais souverain désormais d'une côte, le Roi des rois a son port : Assaf. Un port assez minable. Pas de hangar et des quais croulants, mais un trafic qui va croissant, 1952 : 45 000 tonnes ; 1953 : 60 000 tonnes ; 1954 : 140 000 tonnes. Pendant ce temps Djibouti, qui avait déchargé 250 000 tonnes en 1952 et 280 000 en 1953, voyait son propre trafic tomber à 210 000 tonnes. Le mal n'est que trop visible...

Beaucoup d'hommes d'affaires se découragent à Djibouti. Ils ont peiné, ils ont monté leur commerce à grand effort, et sentent désormais cette menace. L'attribution de l'Érythrée à l'Éthiopie a été un résultat fâcheux pour nous de la dévolution des colonies italiennes (hélas, non le seul !). Ajoutez aussi de vieilles haines d'hommes entre les prépondérants économiques de ces régions. Elles ont joué un rôle déterminant dans le développement d'Assaf.

Djibouti, qui a vécu de ravitailler l'Éthiopie et d'en recevoir l'exportation par un chemin de fer audacieux, voit son monopole jour après jour menacé. Le chemin de fer, qui a tant contribué à la vie du port est en déficit. On parle (je n'ai pu vérifier ce chiffre) de deux cent cinquante millions pour l'année 1954. à la terrasse du « palmier en zinc », on peut échanger des propos inquiets.