Djibouti, terre nécessaire et menacée

I – Une escale nécessaire à l'Union Française

Les Français ont au XIXe siècle rassemblé plutôt que conquis le plus grand Empire colonial du monde sans le faire exprès. C'est sans beaucoup plus le faire exprès qu'ils en conservent la majeure partie au XXe. La Côte française des Somalis n'a pas de sens par soi-même. Elle signifie la présence française aux confins du Moyen-Orient et du « Réduit Africain » : un des points stratégiques les plus importants du monde. Encore plus, Djibouti est un relais français nécessaire sur la route de Madagascar. J'oserais presque écrire : une pointe avancée de la Grande Île vers la métropole. Grâce à cet aéroport, dont on allonge la piste en ce moment même, nous ne sommes, en cas de crise, tributaire d'aucun aérodrome étranger. Quant au port lui-même, on peut s'inquiéter qu'on ait toléré que, au mépris du droit international, les Égyptiens aient déclaré fermer le canal de Suez aux navires israéliens. On a laissé se créer un précédent redoutable. En cas de difficultés, nous aurons plus de mal à obtenir que soit respectée la Convention de Constantinople de 1888. Malgré tout, Djibouti demeure sur la route de Madagascar une escale que les Britanniques ne contrôlent pas. Autant dire, ce qu'à Dieu ne plaise, que si jamais de nouvelles difficultés devaient surgir dans la Grande Île, ce port nous est indispensable. Point n'est besoin d'épiloguer.

menacée

Double escale nécessaire, mais quand même petite ville illusoire : un port et un aérodrome sans arrière-pays français. Une servitude économique pèse sur la Côte française des Somalis. Port aussi isolé qu'une île artificielle dans l'Atlantique, elle ne peut vivre que de services ou de transit. Une servitude politique pèse aussi : comment ce bel instrument n'exciterait-il pas la convoitise de ses voisins ?

Et au-delà de ces voisins l'ombre de l'Inde s'étend jusqu'ici à travers cet océan si fâcheusement nommé qu'un jour à Dehli on dira : mare nostrum. L'Inde et la menace que son impérialisme fait peser sur l'Afrique me hantent ici. Comment, à cet extrême promontoire ne pas évoquer sa volonté colonialiste ? Surtout qu'ici, tout me la rappelle. Le style pseudo-mauresque de la place Ménélik évoque certains quartiers de Bombay. Le soir, quand les échoppes du vieux Djibouti allument leurs lampes à carbure, j'évoque l'Inde jusqu'à la méprise. Tout y concourt, non seulement la présence d'Indiens, mais l'allure même des Somalis issas. Très noirs, mais sans aucun traits négroïdes, ils évoquent les dravidiens du Dekkan. Sans doute sont-ils encore plus beaux. Les jeunes hommes, ici, ont la splendeur d'éphèbes grecs qui seraient taillés dans de l'ébène. Les femmes entourent de voiles éclatants de merveilleux visages de bronze. Le marché de Djibouti en est une fête des yeux. Tout s'y ennoblit, les humbles citrons vernissés, les légumes et même la viande aux relents fades. Cette viande, on l'apporte par charrettes à bras, tous gigots pointés vers le ciel. Les moignons roses oscillent aux cahots. C'est écœurant, mais si beaux sont les gamins qui tirent ces charges sanguinolentes qu'ils en rachètent le spectacle.