Le socialisme africain ne doit pas être un épouvantail

Un socialisme positif

Doit-on, pour autant, réduire le socialisme africain à un verbalisme et croire qu'il n'a pas de consistance effective ? Loin de là. Disons qu'il a su être un pré-socialisme et créer, sans se jeter dans des aventures prématurées, les conditions de l'indépendance économique. Je pense à des expériences comme celle poursuivies au Sénégal, en Côte d'Ivoire, au Cameroun aussi sans doute (bien que sur ce point ma documentation soit moins précise) en vue de susciter un véritable commerce intérieur autochtone. Doter ces commerçants autochtones d'un pécule en marchandises pour assurer leur départ, leur imprimer le sens de la propriété commerciale, c'est-à-dire le respect du  client qu'on « n'estampe » pas d'un seul coup, quitte à l'éloigner à jamais, mais qu'au contraire on s'attache par la modération vis-à-vis de lui. Vers ces objectifs, des actions sont entreprises, notamment au Sénégal, qui donnent satisfaction aux aspirations confuses mais naturelles qui s'expriment dans le socialisme africain. De même, il n'est d'autre vrai socialisme que le hausse du niveau de vie des masses et, en Afrique, ces masses sont d'abord rurales. Le vrai socialisme, en Afrique, est au niveau du village, cette famille élargie qui constitue la cellule de base de la société noire. C'est là qu'il faut l'instaurer, en s'appuyant sur l'esprit communautaire et en le mettant au service, non pas de coopérations trop larges pour être contrôlées, mais de petites sociétés coopératives qui épousent justement le village. Les Sociétés Indigènes de Prévoyance ont laissé un mauvais renom. Elles le méritaient, car l'administration coloniale en a fait un usage abusif et les a détournées de leur fin. Si les Sociétés Indigènes de Prévoyance échouèrent, c'est d'avoir été l'affaire non du village, mais du « commandant » qui en a fait trop souvent sa « caisse noire ». Néanmoins, elles s'inspiraient d'un principe sain et qu'un véritable socialisme africain peut reprendre à son compte : modeler l'économie sur le village et, partant, ressusciter celui-ci.

Enfin, un dernier point devrait rassurer les investisseurs européens : la façon énergique dont certains pays africains ont réagi à ce que j'appellerai « le fait chinois ». L'URSS n'avait jamais réussi à exercer en Afrique une influence profonde. Mais depuis peu la Chine populaire tente de s'implanter avec, au moins dans l'immédiat, plus de succès. Elle s'y acharne, car l'Afrique l'attire par son vide relatif : celle-ci ne lui serait-elle pas  demain une colonie de peuplement où déverser le trop-plein de sa population ? Quoi qu'il en soit, l'activité de la Chine populaire donne au mot socialisme en Afrique un sens nouveau ou plus exactement il le survolte d'un nouveau dynamisme. Le socialisme prend visage d'une recette infaillible pour sortir du sous-développement. On enregistre les succès du communisme chinois. On l'exalte comme un exemple. Or, c'est de la part de ceux des Africains qui se laissent séduire commettre un contresens, car les situations sont complètement différentes et on ne peut appliquer les mêmes méthodes à une Afrique toute neuve et jeune et à la Chine millénairement développée. Très vieux peuple, la Chine possède ce qui manque le plus à l'Afrique : une abondante main-d’œuvre formée d'une part, et d'autre part une extraordinaire expérience de l'exploitation agricole intensive. Qu'on compare les méthodes de culture asiatiques – patientes et parcimonieuses – avec l'indéracinable habitude africaine, si gaspilleuse, du défrichement par feu de brousse ! La Chine n'était pas un pays à développer, mais un pays au développement détourné par des gouvernements incapables que l'impérialisme occidental maintenait soigneusement en place. L'Afrique doit d'abord se constituer des conditions de travail. L'investissement humain en Afrique ne peut avoir le même sens qu'en Chine : il n'est pas simple orientation, mais formation. Or, cela beaucoup de gouvernements africains l'ont admirablement compris. Il suffit de se référer aux propos des Présidents Tsiranana, Ahidjo ou Houphouët-Boigny ou d'observer la prudence du Président Senghor sur ce terrain. C'est dire que, malgré cet indéniable survoltage dû à l'exemple chinois, les investisseurs européens devraient perdre, dès lors que le mot socialisme est entendu comme le font les africains, le complexe d'inquiétude qu'il éveille en eux.

Cela dit, je me tournerai du côté de mes amis africains, en leur indiquant qu'il leur appartient de détromper les Européens. Ils s'efforcent de le faire, et je l'ai dit, en glosant le mot socialisme. Mais c'est surtout en soulignant dans les faits le caractère positivement africain de leur socialisme qu'ils rassureront les investisseurs : j'ai déjà indiqué deux actions dans ce sens : la création d'un commerce intérieur autochtone et la restauration coopérative de la cellule économique villageoise. Je ne prétends pas épuiser le sujet mais indiquer une ligne de recherche. Et ce faisant, ne seront-ils pas authentiquement fidèles à leur socialisme comme à leur volonté d'indépendance économique ? Car est-il, je le répète, d'autre vrai socialisme et d'autre indépendance économique que le mieux-être et l'élévation du niveau de vie de la masse ? Tel est du moins mon point de vue d'Européen, imprégné d'Afrique mais Européen quand même. Aux Africains de répondre.