Le socialisme africain ne doit pas être un épouvantail

Originalité du socialisme africain

Mais il n'en ont pas moins tort de prendre automatiquement peur, car une distinction s'impose dès lors que ce socialisme est proprement africain. Pour nous Européens, en effet, ce mot charrie toujours quelque arrière-goût de marxisme. Dans ces conditions, il ne peut qu'effrayer les partisans de la libre entreprise qui y voient, s'appuyant sur des faits, dans cette liberté même, la condition du développement économique. D'autre part, le marxisme apparaît une idéologie dépassée et tout esprit philosophique est heurté  par un matérialisme prétendu « scientifique », mais d'une science de 1850 ! Et c'est justement là que réside le contresens des investisseurs dans leur effroi du « mot tabou ». Le socialisme africain, si l'on excepte deux ou trois pays, n'a guère de commun avec le marxisme que le vocabulaire, et je serai tenté d'écrire « le jargon ». L'adoption de ce vocabulaire, pour exprimer en réalité des orientations très éloignées de ces acceptions originelles, résulte de circonstances historiques. Il tient au fait que les nationalismes qui devaient aboutir à l'indépendance ont, en Europe, été compris presque exclusivement par des partis « de gauche », et c'est l'honneur de ceux-ci. Les étudiants, notamment, aile marchante de ces nationalismes, n'ont souvent pas connu d'autres Européens que les membres de ces partis. Le retour au terroir a obligé les dirigeants africains à réviser des doctrines inadaptées à leur continent. Leur réalisme paysan a dans leur âme triomphé des idéologies. Mais découvrant les véritables aspirations de leurs peuples, redoutant par un certain snobisme intellectuel (qu'ils me pardonnent cette pointe), de ne plus paraître assez « avancés », c'est dans le vieux moule de leur langage estudiantin qu'ils ont coulé, si je puis dire, les réalités qu'ils rencontraient et les options qui découlaient de celles-ci. Ils ont traduit par les maîtres mots du socialisme les aspirations proprement africaines auxquelles il leur fallait répondre.

Et d'abord, ils ont ainsi traduit la crainte du néo-colonialisme économique. Une telle crainte ne manquait pas de motifs.

Ils ont pensé qu'il ne leur suffisait pas d'avoir échappé aux anciennes tutelles administratives. L'affranchissement ne leur parût pouvoir être complet que grâce à une rupture économique. Ils ont redouté que par des machinations capitalistes, apparemment obscures, l'Occident colonisateur ne pèse encore trop lourd sur l'Afrique, et indirectement, sous les drapeaux de l'indépendance, la politique l'asservisse. Tel est peut-être l'aspect le plus caractéristique du socialisme africain : il est avant tout la réaction d'un nationalisme encore sourcilleux faute parfois de reposer sur une nationalité assez ferme ; faute aussi d'avoir pris une conscience suffisante d'une indépendances venue si brusquement que ses bénéficiaires, comme éblouis par leur conquête, paraissent encore en douter ; faute aussi d'avoir compris que cette indépendance, si elle représente une victoire de la dignité humaine, ne résout pas à elle seule tous les problèmes, comme on l'avait trop cru au temps de la colonisation.

Mais quant aux conséquences même de ce nationalisme économique, les investisseurs devraient se rassurer, car, le plus souvent, et contrairement à ce qui s'est produit en d'autres points du monde, en Afrique Noire francophone la plupart des Gouvernements ont su, parfois au prix d'un certain courage, maintenir à la fois la liberté des transferts et la liberté du commerce extérieur. Pour éviter le néo-colonialisme, la tentation est toujours grande de prendre en main directement les importations et les exportations, notamment par le biais de Sociétés d'État. Or, les faits sont là pour nous montrer que cette sorte de dirigisme direct s'est révélé onéreux. Les Sociétés d'État, chargées du commerce extérieur là où elles ont été instituées, ont à peu près toutes obéré les finances nationales. On se l'explique : une telle forme de socialisme suppose une véritable classe de fonctionnaires, à la fois nombreuse, honnête et très compétente. Autant dire qu'elle suppose qu'on ait atteint un niveau déjà élevé de développement. La prudence montrée par les Africains en évitant le dirigisme du commerce extérieur devrait suffire à rassurer les investisseurs occidentaux et leur apprendre à dépasser les mots pour atteindre les réalités.