La vraie révolution africaine

La Croix 11/3/1965

 

Un soir parmi d'autres, au bord du Chari. Je me penche sur l'immense fleuve d'incandescence où les pique-bœufs avant de se percher pour la nuit jettent un dernier éclat blanc. Bientôt les relaieront de leur vol lourd les énormes chauves-souris. Puis traînera le crépuscule tropical, beaucoup plus long qu'on ne le dit dans les livres, dans lequel glissent des pirogues lentes et silencieuses, un pêcheur debout en figure de proue.

Heure un peu vide où toutes les questions montent à l'esprit. Qu'est venu apporter ici l'Occident, qu'a-t-il apporté plutôt (car il est venu sans vrai but, poussé par sa propre fièvre) ? Le christianisme ? Bien peu, même si carène inversée de haut bord et de grand lignage la Cathédrale de Fort-Lamy semble entraîner l'Afrique dans sa prière. Une pensée ? Moins encore. Nous avons déversé le scientisme un peu borné du XXème siècle commençant. On nous le récite. On le débite comme une leçon et le recopie comme une recette.

Finalement, ce que nous avons apporté, c'est le goût d'agir. Le goût ? Je sais bien : dormir à l'ombre du manguier est meilleur, comme revendre à l'unité un paquet de cigarettes pour qu'en fructifie le capital. Pourtant, dans cette Afrique, sont venues avec nous la nécessité d'agir et parfois même son ivresse. Qu'importe si pour ce ministre cette action est avant tout bavardage ! qu'importe s'il confond avec elle la manie de sauter d'un avion à l'autre ! Il veut quand même que la terre se transforme et que la main humaine la marque. L'Occident n'a pas enseigné la pensée, mais l'action. Orgueil prométhéen, ces usines parfois un peu utiles et souvent coûteuses ? Oui, sans doute... Découverte pourtant que l'homme ne subit pas le monde, mais le forge. Profonde et spirituelle, mais étreinte de peurs aussi, l’Afrique vivait avec la nature dans une sorte de neutralité malveillante. Elle a entendu enfin, par nos voix trop souvent impies, le Commandement : « Emplissez la terre et soumettez-là ».

L'Afrique se cherche. Elle tâtonne. Les Cassandre ne manquent pas pour en prédire les échecs. Ceux-ci se multiplieront sans doute, et bien des constructions vaniteuses ne laisseront même pas de ruines. Pourtant l'Afrique ne s'endormira plus. Elle aussi, elle travaille à cette terre neuve que les hommes ont à pétrir. On nous parlera de révolutions, de massacres... Quelque chose cependant qu'on baptise d'un tas de mots en « isme », mais qui n'a pas encore son vrai nom, la pénètre : le sens en est que l'homme, sur ce sol ingrat comme ailleurs, est fait pour dominer la création. L'Afrique connaîtra encore bien des désordres, mais, ce quelque chose, elle ne l'oubliera plus. Aucun retour en arrière n'est possible.