Le Cameroun est en passe de devenir le premier État de l'Afrique francophone

18/3/1965

 

Le Cameroun est en passe de devenir le premier État de l'Afrique francophone. On peut estimer son succès plus profond et plus sûr que celui de la Côte d'Ivoire. Quel succès pour son Président, M. Ahidjo, quand on se reporte à cinq ans en arrière où le pays était en pleine guerre civile et où l'insécurité la plus grande régnait aussi bien dans les villes que dans les campagnes.

C'est dire que le triomphe du Président Ahidjo aux élections présidentielles doit être considéré comme le triomphe même à la fois de l'Occident et le triomphe de la paix en Afrique. Le Cameroun est la véritable plaque tournante de l'Afrique, son nœud géopolitique essentiel. Tout ce qui s'y produit a ses répercussions aussi bien en Afrique Orientale qu'en Afrique Centrale. C'est pourquoi ce fut le lieu de la première offensive communiste, heureusement avortée grâce à Ahidjo. Celui-ci, en affermissant son pouvoir peut contribuer à améliorer la situation des deux Congos, presque aussi inquiétants l'une que l'autre.

Au Cameroun, le terrorisme est fini. On circule en paix partout, avec le seul risque d'un banditisme, dans la région Mongo, qui n'a rien de politique mais est le fait d'anciens maquisards qui ont pris goût à leur vie aventureuse.

Cela dit, nous ne devons quand même pas peindre la situation entièrement en rose. On peut faire fond sur le Cameroun, mais il comporte des éléments de faiblesse. Les voici tels qu'au cours de ce voyage ils nous ont été décrits par une personnalité autochtone dont nous devons taire le nom : « la plus grande faiblesse est la résistance larvée du Cameroun Occidental (ci devant britannique). Elle tient en partie en la personne de son Président, M. Funcha, sur lequel beaucoup de réserves sont à émettre. Elle tient aussi à l'action de sape de certains agents anglais dans le Gouvernement de Londres – plus conscient de maintenir la paix dans cette région qu'aigri de sa défaite politique (le choix fait par le Cameroun britannique de rallier le Cameroun français plutôt que le Nigeria) – n'est peut-être que peu au courant. C'est un fait pourtant qu'alors que sa Majesté n'entretenait dans sa colonie que deux cent dix fonctionnaires, elle y a envoyé deux cent soixante et onze agents de coopération ! En même temps, sans attendre que le Cameroun Occidental soit vraiment intégré à la zone franc, elle a fait cesser les préférences impériales. Le Président Ahidjo est donc obligé à de grands ménagements vis-à-vis de « l'Oriental » et de faire de nombreuses concessions à la race bamiléké qui se trouve à cheval sur la frontière entre les deux Camerouns. C'est ainsi, qu'en dépit de pertes de recettes fiscales et de perturbations économiques, il ferme les yeux sur la fraude douanière qui est devenue la principale industrie du Cameroun Occidental, la seule presque, avec la culture de la banane, car il est très en retard économiquement sur le Cameroun précédemment français ».

Mais une autre personnalité dont je dois aussi taire le nom, m'a révélé deux autres points de faiblesse. Selon elle « en dépit des apparences, un certain irrédentisme subsiste dans l'ancien département Nzong et Sanaga. Le Président Ahidjo a eu un trait de génie en sachant se réconcilier avec les deux hommes les plus influents de la région, Mgr Zoa, Archevêque de Yaoundé et Mgr Etoga, Évêque de M'Balmayo (cette région est entièrement convertie au catholicisme). Les brouilles avaient d'ailleurs été créées et entretenues par des pêcheurs en eau trouble. Mais une agitation sourde est entretenue par la femme de l'adversaire actuellement neutralisé d'Ahidjo, Mme M'Bida. Elle est l'âme et le moteur d'une résistance qui, sans aboutir, a quelque chose d'irritant pour le Gouvernement camerounais »

« L'autre faiblesse, a poursuivi mon interlocuteur, vient des lamibés (roitelets musulmans du Nord), qui, bien que Ahidjo soit musulman, lui reprochent de n'être pas entièrement de race noble, mais que surtout « travaille » la RAU. À son tour Nasser a compris l'importance stratégique du Cameroun et, dans sa politique nouvelle de pénétration en Afrique grâce à l'Islam, il excite le mécontentement de principicules auxquels le Gouvernement Ahidjo ne permet plus de pressurer les populations et de refouler vers les montagnes les païens kirdis (on murmure au surplus que la mère du Président Ahidjo était une kirdi).

De ces propos, il résulte que la situation politique du Cameroun est saine et sûre, mais que les intrigues de certains services secrets britanniques, à demi désavoués par leur Gouvernement, et surtout celles de Nasser font qu'il faut au moins le véritable génie politique qu'à su jusqu'à présent montrer le Président Ahidjo pour que continue de régner la paix rétablie et pour qu'elle rayonne alentour.

 

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D'autant plus que la situation économique est médiocre. Non pas la situation industrielle, qui est florissante. Toutes les usines gagnent de l'argent. En outre, les groupes français et allemands qui s'affrontaient ont su comprendre que leur intérêt était de s'associer. Les successives colonisations allemande et française ont laissé des souvenirs variables, mais dans des régions différentes. Le rapprochement franco-allemand, conjuguant des courants qui pourraient se contrarier, s'il continue de se matérialiser dans les faits par une collaboration des investisseurs, peut contribuer à la paix et à la prospérité du Cameroun.

Au contraire, la situation agricole et la situation commerciale ne sont pas très bonnes. Le Cameroun a accepté de supporter la charge du stockage du cacao, ce qui est trop lourd pour lui. Le café (le Cameroun produit pourtant de l'Arabica) se vend mal. La commercialisation des produits agricoles, surtout, a été troublée par des essais de coopératives qui ont tous échoué. Le Président Ahidjo a eu le courage de faire machine arrière. Mais les circuits restent quand même perturbés.

De même, on assiste à une évolution du commerce telle que quiconque s'intéresse à l'exportation devrait entreprendre le voyage du Cameroun. De nouvelles structures sont en train de naître, et si l'effet immédiat apparaît un effet de crise, l'avenir appartient à ceux qui sauront déceler à temps les nouveaux courants. Les Grandes Compagnies traditionnelles sont en régression. Les entretiens que nous avons eu avec leurs dirigeants trahissent leur découragement. Le magasin polyvalent du « grec » est en pleine déconfiture. Par contre prospèrent :

1/ les magasins de type moderne et alléchant, type « prisunic »,

2/ les magasins spécialisés dans une catégorie d'articles.

Enfin, et tel est le fait capital, on voit poindre avec les bamilékés, que l'ancien ministre de l'économie, leur frère de race, a honteusement favorisés, une catégorie nouvelle : le commerçant proprement africain. Celui-ci n'est pas encore au point. Il n'a pas encore le sens de la propriété commerciale, mais il monte. Pour quiconque veut exporter vers le Cameroun, une exploration de ce secteur est à entreprendre.

Nous avons énuméré les faiblesses du Cameroun. Mais en somme elles soulignent une réussite qui, pour l'Afrique, est éclatante. Plus encore que la Côte d'Ivoire, c'est le pays de l'avenir.

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Nous n'en pourrons dire autant du Tchad que les récents « complots » (vrais ou prétendus), les épurations, les exécutions, les exils ont beaucoup secoué. Ceux qui approchent son Président, M. Tombalbaye, ont le sentiment qu'il en prend conscience mais qu'en même temps il est talonné par les divisions internes d'un pays dont les musulmans (45% de la population) regardent terriblement vers le Soudan, la RAU, voire la Libye. La contrebande est souvent, en Afrique, le signe et le véhicule des influences politiques. Or, la contrebande se fait en provenance de ce pays, par camions à travers le désert. Comme me le disait avec humour un haut fonctionnaire tchadien : « Il y a parfois de la politique assise sur le siège ».

La situation économique n'est pas brillante non plus. La crise de l'industrie cotonnière, qui sévit en Europe, aura ses répercussions sur un pays dont les plantations de coton sont la principale richesse. Le départ de l'armée française d'Afrique est une double catastrophe financière. Elle dépensait beaucoup au Tchad qui était un de ses principaux points de stationnement (selon un de ses proches, le Président Tombalbaye en réclamant ce départ pensait rencontrer une résistance et, tout en conservant l'armée, obtenir une compensation financière supplémentaire à sa présence. Inutile de dire qu'il est totalement impossible de vérifier la vérité de ce propos). Surtout, un peu partout en Afrique, cette armée « française » était composée de mossis (voltaïques) et de saras (tchadiens) dont les soldes étaient une des grandes ressources de leurs pays respectifs. Voilà de l'argent qui en rentre plus.

Voilà la situation que la RAU travaille à force – l'influence chinoise est nulle, l'influence russe inexistante. L'influence française sporadique, avec des alternatives de baisers Lamourette et de brouilles dans le style de Marivaux. Mais l'influence de Nasser s'infiltre, contre laquelle le Président Tombalbaye, représentant du sud non musulman (personnellement il est protestant tout en faisant élever ses enfants dans la religion catholique) apparaît le meilleur rempart, mais un rempart un peu déconcertant. Il est très habile, me disait un de ses conseillers, « il pousse jusqu'au génie l'art de diviser ses adversaires ». Mais un autre lui reprochait des excès de susceptibilité capables de le porter à des erreurs.

On peut terminer pourtant sur une note optimiste. En premier lieu, le fait que le Gouvernement voie tout le danger de l'influence nassérienne est une garantie. D'autre part, vis-à-vis de l'Occident (de la France, mais de toute l'Europe qu'il « mettait dans le même sac »), M. Tombalbaye se montre beaucoup plus prêt à collaborer contre ce qu'il sent bien être l'ennemi commun.