Les charognards

La Croix 11/3/1965

 

A chaque périple africain, je retrouve les mêmes vautours. Une race de financiers sans crédit et d'industriels sans entreprise se sont jetés sur ce continent. Leur nationalité varie, mais une sorte de parenté les lie. Dans leur Tergal avantageux, sanglés par la cravate de rigueur, ils finissent par se ressembler. Jaunes de nourritures trop riche, ils appellent l'apostrophe d'Isaïe sur les accapareurs de son temps : « Ils engraissent et ils reluisent ».

Hélas ! Qu'un de ces hommes passe sa carte couverte de titres comme un placard d'homme-sandwich, qu'il fasse scintiller le brillant de son petit doigt sous les yeux d'un chef de cabinet, il est reçu par le Ministre, il est accueilli par le Chef d’État. Pourtant, déjà, combien se sont présentés de ces créateurs d'industries qui n'étaient que bradeurs de vieilles machines et fourgonneurs d'usines en délabrement ! Une  version moderne, mais toujours clinquante, de vendeurs d'orviétans s'est répandue par le monde. Elle s'abat sur l'Afrique comme ces corbeaux bicolores sur les charognes.

Heureusement la plupart des propositions avortent avant de trop graves dégâts : mais elles retardent l'adoption de projets sérieux. Elles font paraître mesquins, les devis où on a tenu compte de la rentabilité. Les nécessaires études de marché font figures de manœuvres dilatoires. À la fin, le bon sens prévaut : mais que de temps perdu sur le chemin du développement ! Si je ne craignais de froisser ceux de mes amis africains qui sont tombés dans ces pièges et ont ainsi retardé l'essor de leur pays, je citerais bien des exemples.

Ne faisons pourtant pas les fiers. Mon enfance a connu les Stavitski et les Marthe Hanau. Chaque jour notre journal nous apprend un nouveau scandale immobilier. Les escrocs trouvent aussi chez nous des victimes. En outre, parmi les requins des eaux africaines, si j'en connais de chinois, de tchèques ou d'américains, j'en connais aussi de français. Pourtant les erreurs de nos amis africains ont eu souvent pour cause une crainte du néo-colonialisme qui les a détournés d'entendre les avertissements discrets de nos ambassades ou de nos missions de coopération. Ils nourrissent l'illusion que les français considèrent l'investissement en Afrique comme leur privilège propre. Ils redoutent je ne sais quel « esprit de chasse gardée ». qu'un tel esprit se soit parfois manifesté est possible et même probable. Mais en règle générale, pour des raisons que je ne vois aucune nécessité de cacher, les plus sérieux parmi les investisseurs français recherchent l'aide et l'appui des capitalistes étrangers : ces investisseurs français ont  bien besoin de garder sur place, dans notre France de marasme, le maximum de moyens financiers : nous avons appris qu'en cas de spoliation, mieux valait plusieurs ambassadeurs à protester que le seul représentant de notre pays ; les risques de l'industrialisation africaine sont assez sérieux pour qu'on désire les partager. La crainte du néo-colonialisme n'appartient-elle pas à l'encombrant arsenal des idées toutes faites ?

Certes, on ne peut éditer à l'usage des gouvernements africains un bottin international des hommes d'affaires consciencieux. Ils ont d'autres moyens de s'informer : qu'ils en usent ! Chaque projet avorté, chaque monopole concédé à des aventuriers (certains l'ont même été par vote parlementaire!), chaque entreprise mal étudiée loin de concourir au progrès le retarde. C'est en Afrique que j'écris ces lignes : j'ai de mon propos l'illustration sous les yeux.