Leurres et réalités de l'indépendance économique

13/1/1965

 

Voici les peuples africains lancés sans l'aventure de la décolonisation, une aventure dont ni eux ni nous n'avions sans doute mesuré toutes les conséquences psychologiques et économiques. Il ne s'agit pas de contester la légitimité ou la nécessité de la décolonisation. Nous tenterons seulement d'analyser celle-ci comme un des faits historiques de notre temps. Que presque tous les peuples jusqu'alors en tutelle aient été brusquement confrontés aux responsabilités de l'indépendance, voilà qui marque notre époque.

Je ne parlerai pas des conséquences psychologiques de cette série d'événements, me contenant à un aspect limité des conséquences économiques. Les unes et les autres, on les avait bien peu prévues. On avait vécu sur l'idée – ou plutôt le slogan – que l'indépendance politique résoudrait tout et que, les difficultés antérieures provenant du colonialisme, on allait entrer dans l'âge d'or. On dût assez vite déchanter. Ainsi s'orienta-t-on vers un nouvel objectif, aux allures de panacée, lui aussi : l'indépendance économique. À peine libérés, les peuples africains ont, pour la plupart, considéré qu'ils avaient encore une conquête à entreprendre.

Aux origines de confusions

À l'origine de cette nouvelle orientation, on trouve bien quelques séquelles de marxisme. Les nationalistes qui ont assumé l'indépendance politique ont été presque toujours formés par les partis européens « de gauche ». Si par la suite beaucoup ne se sont pas encombrés d'idéologies, du moins quelques traces en sont restées dans leur vocabulaire ou bien des bribes leur ont servi, à l'appui de politiques plus pragmatiques, de prétexte ou de justification. Mais de cette orientation, des milieux d'affaires européens sont probablement plus responsables, qui se sont donné l'élégance du libéralisme en politique, persuadés qu'ils étaient de maintenir les anciennes colonies dans une certaine dépendance, vis-à-vis d'eux-mêmes à défaut d'une métropole, grâce au poids de l'économie. Les africains, grâce à leur bon sens paysan, n'ont pas été dupes, d'où leur tendance à réagir. Une certaine façon de prôner l'exemple anglais avait de quoi inquiéter les anciens coloniaux. Aux origines de la volonté d'indépendance économique, un autre fait encore : les excès de la colonisation, en pays francophone où le paternalisme impérial a souvent fait de l'Administration le défenseur des populations, se sont surtout manifestés sur le plan économique, qu'aient sévi des formes larvées du Pacte Colonial ou que localement un commerce mâtiné d'usure, souvent étranger à la Puissance du tutelle, ait proliféré sous le couvert de celle-ci. Autre origine : la France, en faisant trop porter son effort sur le social au détriment de l'économie, a légué à ces pays une fragilité. Le conflit entre le social et l'économique a été, selon le mot du Professeur René Gendarme, « actualisé par l'indépendance ». Un désir un peu confus de novation économique est résulté de ces causes diverses mais conjuguées.

Premiers pas vers l'indépendance économique

Ce désir, après plusieurs années d'indépendance politique, s'est-il traduit dans les faits ? Une réponse précise est difficile à fournir. En premier lieu, la situation varie beaucoup d'un État à l'autre. Ensuite nous manquons de données chiffrées : les services statistiques ont été presque partout victimes les libérations. On peut dire pourtant que jusqu'ici, si on excepte la Guinée, l'indépendance économique s'était trouvée en partie différée. Nous verrons tout à l'heure certaines conséquences, au surplus fâcheuses, qu'elle a eut par suite d'une erreur générale d'orientation. Mais pour qu'elle ait pu produire tous ses effets, l'aide publique française a trop contribué à faire vivre ces pays. Ils ont été encore plus soutenus par la prolongation des « dépenses de souveraineté » de l'ancienne Puissance de tutelle39. La crise financière du Maroc, les difficultés économiques du Sénégal trouvent leur source, pour une large part, dans la fin de ces dépenses et plus spécialement des dépenses militaires. Parallèlement aux « dépenses de souveraineté», les « surprix » dont ont continué de bénéficier en France les produits tropicaux, ont été jusqu'à présent un appoint considérable à la vie des  États africains ou malgache. Mais ces surprix vont s'amenuisant40. L'aide directe française s'était poursuivie. Ce n'est que depuis peu qu'en prend le relais une aide européenne malheureusement inférieure. La zone franc avait donné consistance aux monnaies. Dans certains  États, l'appartenance à la zone franc tend à n'être que nominale et leurs monnaies s'effondrent (Tunisie, Maroc, notamment). Mais c'est un processus relativement nouveau. Sur tous ces plans, comme on le voit, l'indépendance économique est à ses débuts. Son bilan ne pourra être sérieusement établi que dans quelques années.

Les premiers effets, mais ce ne sont que de premiers effets, sont généralement de crise. N'en soyons pas surpris. Les ruptures du rythme économique, même quand elles préparent un avenir meilleur, sont douloureuses. Mais surtout on peut se demander si le problème de l'indépendance économique a été bien posé et si les États africains n'ont pas obéi avant tout à une métaphysique politique. A l'avoir posé comme une conséquence de l'indépendance politique, on en a congénitalement faussé les données. En effet, si on entend par indépendance économique la recherche de la prospérité plutôt qu'une autonomie autarciste, l'idée est juste et légitime. De même, si on tente d'éliminer des structures parasitaires. Mais on doit voir que finalement, même ainsi conçue, l'indépendance économique est beaucoup moins un objectif qu'un résultat. Les peuples qui auront atteint au développement la recueilleront par surcroît. Ce vers quoi ils tendent, c'est la prospérité. Deux faits le prouvent. D'une part la situation économique des peuples qui n'ont jamais été colonisés ou dont l'indépendance est ancienne n'apparaît pas plus enviable que celle des autres. D'autre part, le pays qui s'est le plus gardé de rechercher l'indépendance économique, qui au contraire s'est employé non seulement dans ses exportations mais dans ses importations à maintenir au maximum les échanges avec son ancienne métropole, la Côte d'Ivoire, est aujourd'hui, parce que le plus prospère, le plus près de bénéficier d'une économie vraiment autonome. La Côte d'Ivoire pâtit de bien des fragilités et elle n'a pas encore gagné la partie : elle n'en est pas moins, avec la Nigeria, l'État de l'Afrique de l'Ouest le mieux engagé sur la route qui mène à l'indépendance économique.

Un passif assez lourd

En fait, la recherche de l'indépendance économique, comme une fin plutôt que comme résultat, a entraîné des effets assez fâcheux pour le développement de l'Afrique, outre les amorces de crise auxquelles nous avons déjà fait allusion. On pourrait même parler de cette recherche comme d'une maladie de l'économie (les États européens s'en sont trouvés souvent atteints eux aussi) – une maladie qui a provoqué quelques proliférations cancéreuses, dont la plus redoutable a sans doute été la balkanisation. Sur les voies du progrès africain, celle-ci s'est présentée comme une structure de refus. La concurrence des projets, les édifications d'usines multiples quand une seule serait rentable ont fait fuir les investisseurs tandis que des entreprises marginales ou pires exigeaient des subventions pour survivre. On pourrait écrire l'histoire africaine de la guerre des raffineries et des cimenteries. Heureusement depuis peu – et le fait mérite d'être souligné - les États africains prennent conscience d'une interdépendance plus réelle que toutes les indépendances. C'est ainsi que l'Union Douanière et Économique d'Afrique Centrale, très nouvelle née, va assurer une certaine harmonisation entre les États d'ex-AEF et le Cameroun. De même, l'entente conclue entre la Côte d'Ivoire, le Niger et la Haute-Volta (le Dahomey s'y joindra-t-il ?), après des années de tergiversations et d'erreurs, devient une réalité. Elle évitera de coûteux doubles emplois. Mais une indépendance mal comprise a produit d'autres mauvais fruits. Elle a conduit certains États, notamment le Mali, l'Algérie et plus récemment le Maroc, à un dirigisme du commerce extérieur dont ils n'ont pas les possibilités en hommes. Le Rapport Jeanneney, à très juste titre, insiste sur la difficulté que suscite, pour les États en développement, la pénurie de cadres moyens. Le rôle de cette pénurie est tel qu'il provoque une sorte d'incompatibilité entre le socialisme (à moins qu'on ne donne à ce mot, comme souvent en Afrique, et notamment au Sénégal, un sens très particulier) et le développement. Le socialisme traditionnel charge des États tout neufs de responsabilités qui excèdent leurs possibilités administratives. À ce point de vue l'exemple de la Chine populaire est pernicieux, car les États africains qui prétendent appliquer ses méthodes commettent un contresens. Leurs dirigeants ne voient pas que leurs problèmes, à eux pays jeunes, et ceux d'une Chine à l'extrême retombée de son développement plurimillénaire, sont forts différents. La Chine, elle, jouit de tout un capital de travail et de main-d’œuvre exercée, mais mal employé par suite d'une anarchie soigneusement exploitée. Il suffisait d'une discipline gouvernementale et administrative pour que ce capital porte ses fruits. Dans la jeune Afrique, il reste à créer. Les solutions, dans les deux cas, ne peuvent être que différentes.

Mettons également au passif d'une volonté d'indépendance économique exercée au détriment du développement, certains accords de troc conclus à tout prix, sous le seul prétexte de diversifier le commerce extérieur. Les bases de tels accords étant difficiles à trouver, les Africains ont eu tendance à importer des biens de consommation qu'ils sont pourtant à même de produire, et ainsi à empêcher leur propre industrialisation ou à nuire au sort de leur industrie existante. Tel est le cas au  Maroc où des articles textiles de grande série étant importés du bloc soviétique à prix de dumping, les tissages sont condamnés à diversifier les fabrications au détriment de la rentabilité. Malheureusement, en redressant une erreur on en commet parfois une autre en sens inverse. Ayant ainsi nui à leur industrie et constatant les dégâts, les mêmes États (nous retrouvons en effet le Maroc) recourent parallèlement et contradictoirement à un protectionnisme stérilisant vis-à-vis des pays autres que ceux avec lesquels ils se sont engagés par de tels accords.


39 En 1963, la France a dépensé à ce titre 4 915 millions de francs.

40 1958-4959 : 115 CFA le Kg ; 1959-60 : 95 CFA le Kg ; 1960-63 : 80 CFA le Kg.