La crise d'adaptation du Maroc

5/1/1965

Communication présentée le 18 décembre 1964 à l'Académie des Sciences d'Outre-mer

 

Monsieur le Président,

Mesdames,

Messieurs,

Je voudrais d'abord vous remercier de m'avoir permis de présenter cette communication. La crise d'adaptation du Maroc : le sujet me tient à cœur, comme à vous tous. Chaque événement du Maroc se répercute sur l'ensemble du Maghreb et, partant, mérite la vigilance de l'Europe. Mais surtout un Français éprouve toujours une tendresse spéciale pour le Maroc : nous lui avons donné beaucoup, et du meilleur de nous-mêmes ! Puissent nos amis marocains ne pas s'en offusquer en y voyant je ne sais quel paternalisme. Ils comprendront notre sentiment, quand ils auront dépassé leur crise d'adaptation. Ils sauront voir dans notre attitude le reflet d'un véritable amour.

A chaque séjour à Rabat, je me rends comme en pèlerinage à l'ancien tombeau de Lyautey. Le petit bâtiment coiffé de vert demeure fermé, mais par la grille, on lit toujours la plaque gravée au nom du Maréchal. On a vidé le caveau : cette trace subsiste quand même. Pour quiconque se rappelle les hallebardiers noirs veillant à la porte, le lieu paraît abandonné. Mais des enfants jouent tout autour, des enfants français et des enfants marocains. Ils symbolisent notre espérance. Ils nous rappellent qu'à tout hiver succède un printemps. Un Maroc qui aura pris pleinement conscience de lui-même, suffisamment sûr de soi pour ne récuser aucun des principes de son être, ne nous demandera-t-il pas, quand son nationalisme naguère blessé sera devenu patriotisme, que lui soient restituées les cendres du Maréchal Lyautey.

Vision lointaine... Pour le moment, le Maroc traverse une crise, épreuve par laquelle passe tout peuple décolonisé au point qu'on pourrait écrire une psychologie de la décolonisation. Le Maroc présente toutefois cette particularité de ne subir cette crise qu'« à retardement ». Sans doute en sera-t-elle amortie. Une transition non pas juridique, mais psychologique et pratique s'est opérée. On la doit d'abord à la sagesse politique  - extraordinaire – du roi Mohammed V, comme à sa grandeur morale.  Il a voulu et obtenu cette situation, intermédiaire mais privilégiée, grâce à quoi le Maroc, qui depuis huit ans n'a bénéficié, de la part de la France, que d'une aide officielle réduite, a vécu avec notre pays une sorte d'osmose économique. Celle-ci a évité les répercussions de l'indépendance. Elle a été comme le soutien de l'économie marocaine. Les dépenses françaises dites « de souveraineté », sous des formes diversifiées et parfois occultes, ont dépassé annuellement le budget du Maroc. Qu'on pense seulement aux bases militaires ! Rappelons-nous la lutte de nos sous-préfectures pour que cantonne dans leur ville une compagnie d'infanterie. L'appartenance à la zone franc a donné consistance à la monnaie marocaine. En outre, grâce aux contingents tarifaires à droit nul, le Maroc a trouvé dans le territoire douanier français un champ d'exportation privilégié. Parallèlement, l'assistance administrative de la France et le présence d'une importante colonie française ont permis au Maroc de remédier à une des pires carences des pays sous-développés : celle des cadres moyens.

Mais après huit ans, vient de se produire sur tous les plans une novation. Tandis que la mort enlevait le Président Bekkai, qui comme son souverain avait su assurer la transition, les canaux qui assuraient la communication entre l'économie marocaine et l'économie française ont été obstrués. C'est ainsi que le Maroc continue d’appartenir nominalement à la zone franc : que signifie cette appartenance quand les transferts sont soumis à de multiples restrictions ? Une grande partie des européens – assistants techniques ou « pieds-noirs » ont quitté le pays. Ceux qui demeurent sont atteints d'une sorte de psychose de départ. C'est dire qu'après vingt ans, le Maroc découvre vraiment l'indépendance et ses difficultés.

Et se vérifie au Maroc, comme ailleurs, une des lois psychologiques de la décolonisation. Atteinte comme d'un choc, soudain privés du tuteur colonial et responsables de leur destin, les Marocains, comme les autres peuples décolonisés, ont effectué un « retour aux sources ». Par les fentes du vernis colonial éclaté remontent de vieilles sociologies qu'on croyait mortes ; s'imposent non pas (même si on manie abusivement le vocabulaire) de modernes idéologies mais, sous leur déguisement les traditions des ancêtres. On se réfugie dans un passé lointain comme en un sein maternel. On y cherche abri. On actualise ce passé comme refuge.

Ainsi, un passé moyen-oriental vient-il se heurter au Maroc moderne qu'un demi-siècle de protectorat avait commencé d'engendrer : d'où la crise. Et l'enjeu de cette espèce de combat ? Ou bien le Maroc devenu prisonnier de son passé, l'Arabisme et son actuelle incertitude s'étendront jusqu'à l'Atlantique ; ou bien le Maroc retrouvera la vocation que les géographes à l'envi lui assignent : un point de rencontre et de contact entre l'Orient et l'Occident38.

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Quel khalifa, jouant sur la racine « frq » du mot arabe qui signifie morcellement, a déclaré du Maghreb : « l'IFRIQIA, c'est le morcellement » ? Le Maroc est menacé d'émiettement, rançon d'une sociologie sur laquelle nous aurons l'occasion d'insister qui, millénairement, a opposé villes et campagnes, d'une géographie peu centralisée où des plaines isolées de chaînes montagneuses se juxtaposent les unes aux autres, d'une histoire toute de syncope, d'un sang berbère au ferment anarchique, peut-être aussi de maraboutisme.

Contre de telles forces de dissociation, une nationalité mal établie, dont tout au moins le nationalisme demeure trop négatif, ne pourrait lutter efficacement, n'était l'Islam. L'Islam, - retour aux sources – est resurgi plus vivant que jamais du passé, moins sous son aspect de foi religieuse que de communauté. La religion a toujours été plus fervente au Maroc que dans le reste du Maghreb. Mais aujourd'hui, elle est le vrai ciment de l’État, à travers son expression institutionnelle et politique : le Roi. La vie publique du Maroc, comme son unité et sa chance de prospérité ne reposent que sur lui.

Mais si l'Islam est un puissant facteur d'unité, si la communauté islamique cimente une nationalité marocaine qui, sans elle, serait peut-être encore hésitante, sa psychologie même entraîne une certaine discontinuité dans le temps. Il existe une sorte de contradiction entre la mentalité qu'il engendre et la continuité de dessein. Malgré la quarantaine d'années où, par le truchement de l’influence française, s'est exercée un logique héritée du droit romain, réapparait et domine ce que Gibb et Mac Donald  (Goldhiser aussi je crois) ont appelé « la mentalité atomistique de l'Islam ». Ces auteurs entendent par là une espèce de discontinuité dans l'esprit et dans le dessein, dont l'origine semble être, d'après eux, une conception archaïque de Dieu – proprement abrahamique – selon laquelle Celui-ci n'a pas tracé la vie de l'univers selon son plan mais décide de chaque événement, l'un après l'autre, par un acte isolé de sa volonté. Cette « mentalité atomistique » est due aussi, abrahamisme encore, à tout ce que l'Islam draine avec lui de survivance psychologique du nomadisme. De même que les maisons presque vides avec pour tout mobilier divans et coffres évoquent la tente ancestrale, de même s'est transmise la temporalité discontinue de l'homme qui pousse son troupeau au jour le jour.

Bien des aspects de la politique actuelle portent cette marque de la discontinuité, au point qu'on songe parfois aux souvenirs islamiques dont Ibn Khaldoun nous décrit les comportements.

C'est ainsi que le Maroc, s'il revêt toutes les apparences d'un État moderne, ne possède pas de statut de la fonction publique. Tels les anciens vizirs, les plus hauts fonctionnaires peuvent être dégradés du jour au lendemain, le haut fonctionnaire la veille le plus puissant se retrouvant sous-préfet ou rendu à la vie privée. Le Maroc souffre donc d'instabilité administrative, ce qui comporte de graves conséquences. La précarité de leur situation pousse les fonctionnaires à en tirer profit. Beaucoup résistent à la tentation, mais au prix d'une grande désaffection de leur métier. L'indifférence vient relayer la concussion.

Quant à la politique proprement dite, la discontinuité du dessein en semble la marque propre. Le pouvoir dispose pourtant d'une situation qui lui permettrait une grande continuité. Sans doute les élections n'ont-elles pas répondu exactement à son désir. Le parti qui le soutient sans défaillance, le FDIC (Front Démocratique pour la Défense des Institutions Constitutionnelles) n'en dispose pas moins d'une majorité absolue au Parlement. Malgré cette situation favorable, le Pouvoir infléchit sa politique au gré des attaques de l'opposition. Un jour, c'est l'opposition de droite, celle de M. Allal el Fassi, qui obtient ce résultat. Dans un récent discours, le Souverain n'avait pas fait allusion à la Mauritanie, omission à coup sûr volontaire, cette revendication gênant sa politique étrangère ; aussitôt, M. Allal el Fassi réagit en une diatribe violente. Autant en emporte le vent : on pouvait laisser passer l'orage. Mais non, on réagit : nouveau discours qui attaque, celui-ci, avec vigueur le gouvernement mauritanien, détruisant l'effet de plusieurs mois de sagacité politique. Plus net, encore, ont été les infléchissements politiques provoqués par l'opposition de gauche, celle de l'UNFP (Union Nationale des Forces Populaires) de M. Bouabib. Le Pouvoir n'était pas favorable à la « maroquinisation » de la Justice. On savait que la garantie d'une Justice efficace et impartiale attire des investisseurs étrangers. Mais, au  nom d'un nationalisme peu patriotique, l'opposition de gauche, l'UNFP, a déposé un texte demandant que cessent de siéger les juges étrangers. Immédiatement, le FDIC, dont on imagine mal qu'il agisse sans l'aveu gouvernemental, dépose un texte de surenchère. Ce texte ne peut que provoquer un chaos judiciaire, mais il est voté à l'unanimité. Une aventure analogue s'est déroulée pour les biens de colonisation, pour lesquels le Pouvoir a provoqué une nationalisation qu'il était trop lucide pour souhaiter. Ces faits ont coïncidé avec l'introduction du dirigisme dans le commerce extérieur. Pour réagir contre un déficit de la balance des paiements, dû aux fuites de capitaux provoquées par les restrictions de transfert, on a édicté un système généralisé de contingentement pour lequel le Maroc ne possède pas l'administration compétente. La conséquence obligée en sera un régime d'arbitraire donc de désordre. En outre ne s'engage-t-on pas dans le processus que nous avons connu en Tunisie, où ces premières mesures ont entraîné une socialisation complète du commerce extérieur, puis du commerce intérieur, aboutissant à l'étranglement de l'industrie locale ? Un tel dirigisme se heurte à la contradiction évidente entre socialisme et faculté de développement, le socialisme supposant une administration nombreuse, honnête et compétente qui, justement, fait défaut aux pays sous-développés. Karl Marx n'a-t-il pas subordonné le socialisme au développement industriel ? De fait, la nouvelle politique économique du Maroc nuit à l'essor du pays qui, avec le départ des européens découragés, perd l'atout majeur d'une classe moyenne implantée tandis que les investissements étrangers sont effrayés.

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Autre résurgence du passé à la racine de la crise marocaine d'adaptation : l'opposition renouvelée entre les villes et les campagnes – disons plutôt opposition entre ces campagnes et la bourgeoisie fassie. Les sous-prolétaires des villes n'ont, en effet, que peu de poids, malgré leur nombre (ne parle-t-on pas de 500 000 personnes privées de tout moyen d'existence?). Je les crois en-dessous du niveau où on se révolte. La rébellion suppose un minimum d'aisance.  Ces sous-prolétaires peuvent néanmoins fournir une armée à une révolution fomentée par d'autres. Parlant de l'opposition entre villes et campagnes, j'évoque plutôt cette bourgeoisie ancienne qui, elle aussi, remonte à ses sources. Je devrais dire qu'elle se cloître dans ses traditions comme dans un ghetto spirituel. On la sent en marge du Maroc actuel, isolée comme autrefois le bourgeois de Fez derrière les murailles successives de sa ville. Un certain irréalisme politique et social contribue à ce comportement. La bourgeoisie se refuse à regarder la réalité en face. Les mots, dont elle se grise, lui masquent des choses. Qu'on parle savamment d'austérité dans de merveilleux jardins andalous ! Dans ces jardins, on parle aussi de politique, mais toujours comme un jeu de personnes. Enfin, si cette bourgeoisie fassie se plait à gouverner, l'administration même du pays l'intéresse peu. Toute nomination d'un de ses membres dans le bled lui apparaît comme une brimade.

Et telle est la vraie cause de la sous-administration des campagnes qu'on peut qualifier d'abandon, un abandon qui sous le poids des anciennes sociologies se mue en opposition. Les Almohades n'ont pas réussi la symbiose arabo-berbère : elle ne s'est jamais vraiment faite depuis. Entre les villes arabisées et les campagnes toujours plus ou moins berbères, l'opposition est d’abord raciale. Mais au Maroc, tout se teinte de religion : affrontement de l'orthodoxie sunnite malékite des villes avec, d'une part l'Islam maraboutique des bédouins et avec, d'autre part, l'Islam « hyperbolique » (selon le mot d'E.F. Gautier) souvent puritain des campagnes. Opposition économique aussi : le fellah ne parvient pas à s'insérer dans le système économique actuel. Il se paupérise. Que dis-je ? Il se « clochardise ». Les vieilles friperies américaines dont il se vêt traduisent l'appauvrissement des campagnes et manifestent la disparition de l'artisanat rural. Tout concourt à cette misère : le morcellement excessif des terres, un système archaïque d'auto-consommation, une main-d’œuvre pléthorique et sans qualification, la complexité des structures tribales là où elles subsistent (les corps sociaux connaissent sur leur déclin des proliférations cancéreuses). Et cette masse « clochardisée », je reprends ce néologisme emprunté à Germaine Tillion, n'est pas encadrée, - j'y ai déjà fait allusion. Les anciens caïds, compromis par la fin du protectorat ont disparu. Les nouveaux caïds ressembleraient plus à ce qu'étaient les officiers d'AT. Malheureusement, ils n'ont pas toujours repris les traditions de dévouement, d'amour du métier, de connaissance des hommes. En fin de compte, l'opposition entre les villes et les campagnes se traduit actuellement par le gouvernement des villes par les villes et pour les villes, les campagnes demeurant comme hors du cycle. Puisse cette opposition ne pas s'exprimer en des mouvements violents, c'est-à-dire par une rébellion des campagnes. Leur patience n'est pas une éternelle passivité. Les révoltes des campagnes contre les villes,  au contraire, rythment l'histoire du Maghreb.  Que fut le schisme de Donat, au temps de l’Afrique chrétienne, sinon une révolte des campagnes contre les villes, je dirai plus du puritanisme rural  contre le laxisme des évêques qui absolvaient les lapsi ? Qu'est-ce que le Kharejisme, mouvement historique le plus important et le plus sanglant d'Afrique du Nord – sinon au cœur de l'islam un mouvement insurrectionnel exactement parallèle au Donatisme ? Sans doute les campagnes sont-elles encore amorphes. Leur obscure révolte n'a actuellement ni âme, ni structure. Mais, selon Toynbee, il est rare qu'une révolution ne s'opère que de l'intérieur. On peut craindre d'appliquer un jour cette réflexion au Maroc.  Ne doit-on pas, en effet, analyser les événements d'Algérie depuis l'indépendance, eux aussi comme un retour aux sources et une reviviscence du Kharejisme ? Ainsi s'explique l'élimination de la bourgeoisie musulmane et un prétendu socialisme curieusement insoucieux d'essor industriel ? Ne peut-on le qualifier, ce socialisme comme un kharejisme déguisé de haillons idéologiques modernes ? Comment, dès lors, ne pas éprouver un effroi pour le Maroc et son gouvernement citadin, à l'heure où sur les quais d'Oran on débarque chars et canons venus de l'Est ? Le conflit territorial entre l'Algérie et le Maroc est assez vain, avec ses alternatives de propos rudes et de sourires, mais quel risque il représente si l'Algérie dispose d'une arme idéologique survoltée par deux millénaires d'Histoire !

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Perspectives bien sombres, celles que je viens de tracer ! Doit-on s'y abandonner ? Oui, si rien ne vient changer le cours des choses tel qu'il est engagé. Non, si on observe que quelques actes politiques bien conçus suffiraient pour que le Maroc échappât à son déterminisme. Car le pays bénéficie quand même de nombreux atouts pour sortir de cette crise d'adaptation. Si on le compare aux États arabes, il possède de nombreux avantages, et ne fut-ce que le bilinguisme qui permet à la pensée moderne de pénétrer. Or, ce bilinguisme (c'est à l'honneur de la Monarchie) est beaucoup plus développé qu'au temps du Protectorat. Il bénéficie en outre du développement de l'enseignement pour lequel le Gouvernement et le peuple marocain ont dépensé un effort à la fois héroïque et fructueux. Il bénéficie d'une infrastructure moderne que depuis huit ans on a fort bien maintenue. Nous pouvons, nous Français, envier l'entretien du réseau routier marocain. Enfin, on commet une erreur quand on qualifie le Maroc d'économiquement sous-développé, car on ne peut appliquer cette épithète à un  État dont l'industrie représente un tiers de la richesse nationale, dont l'industrie distribue par an un milliards d'ancien francs de salaires, dont l'industrie emploie 250 000 ouvriers. Qui plus est, cette industrie, née sans recours à aucune planification, s'est admirablement adaptée au pays. Grâce à de nombreuses « entreprises d'aval » elle se modèle sur le débouché. En même temps, elle emploie une main-d’œuvre considérable par rapport au capital investi, objectif important à atteindre dans un pays à main-d’œuvre excédentaire. Elle est partiellement animée par un capitalisme autonome, ce qui représente une force. Enfin, jusqu'à nouvel ordre, elle a profité, grâce aux contingents tarifaires à droits nuls, de l'espace économique français tout entier, et non pas simplement de son marché local. Elle ne pâtit donc pas des mêmes fragilités que les industries des autres pays du continent africain.

Certes, un dirigisme dont le Maroc ne possède pas les moyens peut détruire ces avantages, mais voilà surtout qui doit permettre au Maroc de surmonter sa crise d'adaptation et d'atteindre à la prospérité – une prospérité économique nécessaire pour contrebattre l'influence de trop entreprenants voisins. La Côte d'Ivoire est un pays beaucoup moins bien doté en hommes et en richesses que le Maroc.  On constate pourtant l'essor auquel elle a atteint, simplement parce qu'elle a su attirer les capitaux quand d'autres  États africains les effrayaient. L'exemple peut être suivi par le Maroc.

Trois actions de politique économique y suffiraient. En premier lieu, rétablir la liberté des transferts car jamais les investisseurs ne s'engageront dans une souricière. C'est un acte de courage que le Maroc ne peut accomplir qu'avec une aide accrue de la France. Acte de courage, certes, car le premier effet de la liberté restaurée peut être, pour commencer, une certaine fuite des capitaux qui n'oseront croire à la durée de l'expérience. Voilà pourquoi l'aide financière de la France sera nécessaire, car un cap devra être doublé. Mais du moins cette aide, au lieu de s'engloutir dans les sables d'une économie mal orientée, contribuera-t-elle à faire du Maroc un  État moderne.

En second lieu, maintenir effective la liberté d'implantation économique, qu'elle soit commerciale ou  industrielle. Un  État fatalement sous-administré, manquant de cadres intermédiaires, ne doit pas prendre de risques dirigistes. Il n'en a pas la capacité. Qu'il laisse la responsabilité des échecs, dont certains sont inéluctables, aux investisseurs eux-mêmes. Ainsi ne les inquiétera-t-il pas par un vocabulaire socialiste, voire marxiste, qui en fait ne répond à aucune politique méritant ces épithètes.

Enfin, troisième principe, le Maroc s'efforcera d'affermir ses liens avec l'économie européenne en vue de disposer de toutes les facultés que confère un grand espace économique. Cet  État peut s'associer à la CEE : on ne peut que s'en féliciter, mais à condition qu'il ne s'agisse pas là seulement d'un lien formel et juridique mais que s'engage un processus d'osmose économique. L'atmosphère (pour ne pas dire la mystique) qui auréole le « Kennedy Round » nous permet de prédire qu'à bref délai l'Europe devra absorber un contingent supplémentaire de produits industriels des pays sous-développés. On peut souhaiter qu'au lieu d'ouvrir les frontières à des pays avec lesquels nous n'avons jamais eu d'attaches – ni nous, Français, ni nos partenaires du Marché Commun – on facilite l'entrée des articles originaires de pays situés dans la mouvance européenne. Toutefois, il convient de poser comme une sorte d'adage qu'on ne développera pas le Tiers-monde en ruinant les pays industrialisés. Tout au plus se rejoindra-t-on dans la misère. l'entrée de produits industriels de pays sous-développés doit donc être ordonnée et concertée. Les liens qui demeurent entre une grande partie de l'industrie marocaine et l'industrie française faciliteraient la conclusion d'accords privés, de branche professionnelle à branche professionnelle, en vue d'aboutir à des spécialisations et pour que ne soient pas perturbés les marchés. Bien entendu ces accords seraient ensuite entérinés par les gouvernements. Ainsi entre le Maroc et les Six s'établirait une solidarité beaucoup plus profonde que les liens juridiques d'une quelconque association. Elle serait le gage d'une prospérité qui enlèverait toute chance de succès aux entreprises d'entreprenants mais faméliques rivaux.

A propos d'un autre pays, l'énoncé de ces trois principes pourrait paraître simple vœu sans consistance. Mais n'oublions pas que, si dans l'aventure psychologique de la décolonisation, l'Islam ne joue pas le rôle unificateur qu'on pourrait souhaiter, si le régime monarchique ne donne pas tous les fruits qui normalement seraient les siens, du moins par un simple redressement d'orientation l'un et l'autre pourraient jouer leur véritable rôle et d'autant mieux que le souverain, expressif de l'un et de l'autre, est exceptionnellement intelligent et capable.

Dès lors le Maroc redeviendrait fidèle à la vocation que lui ont assigné les géographes. Dès lors, il serait un pont entre l'Orient et l'Occident, entre l'Europe et l'Afrique. L'Islam atlantique retrouverait sa vocation qu'il a jadis assurée, lui qui nous a transmis la philosophie d'Aristote. Puisse le Maroc découvrir que tel est sa vraie place dans le concert des nations – non d'un émissaire avancé de la reviviscence kharejiste baptisée socialisme, mais celle d'une terre de contact où se retrouvent et se conjuguent les deux moitiés de l'Eurafrique.

 


38 Miege, Une terre de contact,  Celerier, : « Le Maroc  a cette fonction géographique essentielle d'assurer la liaison entre les deux parties de l'Eurafrique ». Bernard : « La Berberie est africaine par le sud, européenne par le nord ». Moubarak : « Un pays de transition ». Martonne : « Ici, se soudent ou s'affrontent l'Afrique proprement dite et l'Europe ».