Un siècle de la guenille ?

La Croix 5/1/1965

 

Pourquoi, retrouvant le Maroc après deux ou trois ans d'absence, éprouvais-je dans ses médinas un malaise ? Elles demeurent les mêmes pourtant, avec leur dédale d'étroites voies et leurs murs au chaulage éclatant. Les ombres y sont toujours d'un bleu de neige. Le soir, comme autrefois, l'odeur du safran gagne les rues, où à l'étal des marchands, sous la lueur mouvante des quinquets, les pyramides de citrons ou de piments évoquent une orfèvrerie précieuse...

Quelque chose à changé pourtant, quelque chose s'est dégradé : l'habillement des hommes. Adieu djellabas et burnous, ces vêtements traditionnels qui, même déchirés et salis, gardaient leur allure et leur dignité ! La friperie a tout submergé. Ce même peuple se vêt de défroques. Le voici affublé de vieux costumes américains, témoins de modes excessives : l'accoutrement zazou ou yéyé, ce n'est pas beau, sa vogue passée ! Notre habillement moderne ne s'use pas dans sa forme : il se défait et se souille. Trop découpé, hachuré de coutures, il s'effondre aux poches et s'effrange. Il tombe d'un amollissement qui paraît celui même du corps. Beaux adolescents du Maroc réduits à la silhouette du clochard ! Les voici dépouillés de leur dignité naturelle. Leur démarche elle-même n'a plus de grâce. Mais que serait l'Aurige de Delphes (ils lui ressemblent comme des frères) s'il troquait sa tunique froncée contre le décrochez-moi çà du fripier ?

Car ici, comme en Afrique Noire, nous déposons, Occidentaux, notre rebut. Le Sara du Tchad, dieu de bronze, n'était-il pas plus pudique dans sa nudité sans équivoque que vêtu d'un short et d'une veste en lambeaux, témoin de l’ambiguïté des faubourgs ? Tout abaissement de l'homme est, en un sens, impudicité.

Notre rebut... en le déversant nous tuons un artisanat local qui ne résiste pas à cette poussée. Nous compromettons ainsi l'industrialisation future. Elle ne peut supporter la concurrence de leur vil prix. Et je ne crois pas qu'aucun argument social, tiré des bas niveaux de vie, ait valeur, puisque cette friperie détruit les structures économiques ancestrales en même temps qu'elle freine le développement.

Tel était mon malaise à Fez, à Rabat, à Salé, ces médinas clochardisées. N'existe-t-il pas, me disais-je, un certain rapport moral entre l'habillement et la personne ? Celui-ci n'influe-t-il pas sur celle-là. Noble et décent, ce qui ne veut pas dire riche, et ce n'est même pas incompatible avec la grande usure, celui-ci ne contribue-t-il pas à la dignité de l'homme comme au respect de soi-même ? L'envahissement par la guenille européenne, au contraire, exprime visuellement une dangereuse acculturation. Les vêtements traditionnels étaient signe d'une civilisation. Quelle civilisation traduit toute cette friperie ?