Chapitre VII

Quatre soirs de suite Durtal retourne dans la maison. Il ne pourrait dire quel visage ont les femmes qu'il y a étreint, ni s'il prend toujours la même. Mais chaque soir, quand il ressort, il croit voir dans l'ombre la silhouette du métis.

Bien que les quarante-huit heures soient passées le dossier est toujours là. En vain Durtal n'a-t-il pensé qu'à lui. À plusieurs reprises il a décidé de tout remettre à la police. (Tant pis si on ne sait jamais quel est le vrai coupable !). Chaque fois lui est apparu le visage du métis, tuméfié de plaies avec ses grands yeux nobles plein d'une indéfinissable tristesse. Chaque fois il a décidé de surseoir, espérant quand même trouver un élément nouveau.

Une fois de plus il est assis sur la terrasse, à bout de lassitude, quand Marie monte brusquement :

« - Lis cela ! » lui dit-elle en tendant de l'extrême bout des doigts une carte postale.

La carte postale : une ignoble photo pornographique représentant un couple nu, un Blanc petit et grassouillet avec une femme noire. Derrière, ces simples mots : « Le chef du service économique en plein travail. »

« - Tu ne vas quand même pas attaché d'importance à cette ordure » répond-il à Marie.

- Une autre lettre m'affirme que tu passes chaque soir dans une maison.

- Tu connais la colonie et sa méchanceté. Ce n'est quand même pas à mon âge que j'irai commencer pareille vie. Je ne suis pas surpris de ces lettres anonymes. Je poursuis une bande de trafiquants : ils exercent sur moi un chantage. »

Marie le croit-elle ? Durtal n'en sait rien. Il ne se sent pas la force d'être convaincant. Au reste, que dire de plus ?

« - Évidemment... » répond seulement Marie. Mais comme il est faux son geste pour déchirer l'horrible carte : un geste de mauvais théâtre. Dans ses rapports avec sa femme ne sera-ce pas toujours ainsi ? se demande Durtal. Le mensonge s'y est introduit.

Le mensonge. Voilà Durtal plongé dans le mensonge ; le reste ne suffisait pas. Le voici soumis aux pauvres ruses dans lesquelles il a vu tant de ses amis se détruire, arrachant, mensonge par mensonge leur personnalité.

Ah ! si seulement l'assouvissement donnait la paix, s'il calmait seulement le désir. Mais le feu est là dans les membres, plus vif que jamais, sans désormais aucun réflexe qui le réfrène.

Durtal sort et gagne son bureau en passant par le quartier du port. Il espère par ce trajet rencontrer moins de connaissances. Et puis la foule indigène le distrait : ce disparate de marchands ambulants, de pousses, cet archaïsme que bouscule violemment le passage d'une voiture américaine. Les sons, les couleurs, les parfums se heurtent. Des doigts avides secouent les tissus, un orchestre de rue grince aussi fort qu'il peut. On brûle à chaque échoppe des bâtonnets d'encens...

Des femmes, amplement drapées, circulent. D'autres entièrement nues...

Tout à coup il s'entend interpeller :

« - Ah ! je t'y prends ! Que fais-tu par ici ? »

C'est Maury, un des employés du gouvernement, un pauvre type complètement dévoyé. Durtal l'a toujours fui. Une de ces épaves, comme on en voit à la colonie : les yeux marqués de tous les vices, bouffis d'alcool.

« - Alors, reprend Maury, je t'y prends à regarder les négresses. »

« - Bonjour, Maury. Comment allez-vous ? »

Durtal a mis toute la froideur possible dans son salut. Comment ce garçon se permet-il de le tutoyer ? Déjà autrefois il avait essayé : Durtal l'avait nettement remis en place.

« - Allons, allons, mon vieux Durtal, pas la peine de nous la faire. On sait bien que tu es comme les copains et que tu y es venu, à la peau noire. Viens plutôt prendre un verre, et je t'expliquerai les choses, parce que tu as l'air plutôt novice. Pourquoi prends-tu toujours la Makaba ? Je te conseille plutôt sa voisine, la Kodoko. Elle est tellement plus intelligente... en-dessous de la taille, s'entend.

« Ne fais donc pas cette tête. Évidemment, pour un type comme toi, c'est emmerdant d'avouer qu'on est comme les copains. Mais moi, tu sais, je t'aime mieux comme ça. Au fond, tu m'as toujours plu. Je me suis toujours dit : Durtal, c'est un bon zigue, et il y viendra. Alors, tu prends un glass ? »

Comment Durtal s'est-il débarrassé de l'ivrogne ? Il n'en sait rien. Il court presque à travers les rues et les indigènes le regardent comme s'il était devenu fou.

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Se débarrasser du dossier, reprendre sa vie : Durtal n'a plus que ce désir. Ensuite il prendra des vacances. Des vacances... Il évoque Noirmoutier, si fraîche, avec ses maisons basses, ses longs champs plats, ses grèves unies et surtout sa lumière, nette et chargée d'or pâle, qui rappelle la lumière hollandaise.

En arrivant à son bureau, Durtal trouve le Secrétaire général du Gouvernement qui l'y attend. Durtal n'aime pas ce petit homme replet et fouineur. Celui-ci, pourtant, lui montre toujours une grande amabilité, légèrement protectrice, qui agace Durtal et encore plus Marie.

Aussi Durtal est-il surpris de remarquer une certaine froideur dans l'attitude du Secrétaire général.

« - Monsieur Durtal, lui dit celui-ci après quelques préliminaires d'usage, nous avons parlé de vous hier soir avec le Gouverneur. Nous avons l'impression l'un et l'autre que vous avez absolument besoin de prendre votre congé au plus tôt. Votre fatigue est visible. Nous ne comprenons pas votre persistance à entraver l'action de la justice dans cette affaire Silas...

- Mais au contraire, l'interrompt Durtal, je cherche à faire la lumière. Je suis persuadé qu'il y a quelqu'un d'autre derrière Silas. Celui-ci n'est qu'un comparse. Il agit par peur. Le riz, les arachides, cela, c'est son travail. Mais le métis est bien trop prudent pour s'être mêlé de trafic d'armes sans y être contraint.

- Peut-être escomptait-il un gros profit ? remarque le Secrétaire Général.

- Non, il est encore plus peureux qu'avare. Je suis certain qu'il y a quelqu'un d'autre que lui. J'ai peur que la police se contente d'une explication simpliste.

- Je reconnais que nos policiers ne répondent pas toujours à la définition du « fin limier » des romans. Mais on peut aiguiller leurs recherches. Ils sauront faire parler Silas.

- Par quelles méthodes !

- Je ne vous comprends pas bien.

- Oui, ils le chicoteront, ils le tortureront jusqu'à ce qu'il raconte tout. Ils lui arracheront n'importe quel aveu par la peur, la torture, l'abrutissement.

- Cela, mon cher Durtal, ne vous regarde pas. D'autant plus que Silas n'est guère intéressant.

- Non, je ne peux pas l'accepter, je hais Silas, mais c'est un homme.

- Écoutez, nous ne comprenons rien à votre attitude depuis quelque temps. Vous n'êtes pas naturel... D'autre part le Gouverneur attache la plus grande importance à la tenue morale de son personnel. Il veut que ses principaux collaborateurs aient une conduite irréprochable...

« - Enfin, poursuit le Secrétaire général, sans paraître voir le trouble de Durtal, on peut se demander ce qui vous amène à protéger Silas. Jusqu'ici on vous considérait comme un homme irréprochable. Maintenant nous nous demandons si, étant donné votre conduite, vous n'êtes pas victime d'un chantage. Mieux vaudrait tout nous dire. Nous pouvons certainement arranger la chose.

- Non, je n'ai rien à me reprocher...

Le Secrétaire général enchaîne sans paraître avoir entendu : « - Enfin, rien ne presse ; vous avez le temps de réfléchir. Mais je suis vraiment bien ennuyé pour vous de toute cette histoire. »

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A peine le Secrétaire général est-il parti que Silas apparaît... un Silas maigri, ou plutôt « dégonflé ». Sa peau semble flotter autour de lui.

Contrairement à toutes les habitudes, aucun préliminaire à la conversation.

« - Que venait vous dire le Secrétaire général ? demande-t-il impérieusement.

- Mais, vous perdez la tête... en quoi cela vous regarde-t-il ?

- Cela regarde Silas : Silas sait très bien qu'il vous a parlé de notre affaire.

- Peut-être...

- Et qu'il vous a sommé de transmettre le dossier.

- Même pas... »

Et puis, pourquoi pas ne pas tout dire à Silas ? Puisqu'ils sont ainsi liés, pourquoi ne pas lui dire les menaces – car c'était presque des menaces... - du Secrétaire général ? Et Durtal raconte la conversation qui vient d'avoir lieu. Il raconte tout, ses craintes, ses difficultés avec Marie. Il s'abandonne. Il se délivre. Son récit, il le déverse avec une sorte de haine devant Silas.

« - Oui, conclut-il, voilà où vous m'avez mis. Voilà où elle me mène, la stupide bonté que j'ai eu pour vous. »

Pendant tout le récit, le métis n'a rien dit. Simplement il a semblé progressivement perdre du volume. Il s'est tassé sur sa chaise. Durtal évoque ces limaces qu'il couvrait de sel, étant enfant, et qui peu à peu se réduisaient à rien.

« - Voilà où j'en suis à cause de vous » reprend-il presque méchamment.

Et il entend le métis lui répondre d'une voix douce, d'une voix inconnue, d'une voix qui vient de très loin :

« - Alors, livrez Silas, Monsieur Durtal. Cela ne fait rien. Non, cela ne vaut pas la peine que vous vous rendiez malheureux. »

Est-ce un jeu, ou le métis est-il sincère ? Durtal n'en sait rien. Mais cette voix presque enfantine l'a pris jusqu'au fond de l'âme. Cette voix si douce, presque tendre, miséricordieuse, il lui semble qu'elle vient de plus loin que le métis, qu'elle parle à travers lui.

« - Si seulement, s'écrie-t-il, vous me disiez le vrai coupable !

- À quoi bon ? répond le métis. Au point où en sont les choses, cela ne changerait plus rien. D'ailleurs vous allez bientôt le savoir, le nom du vrai coupable. »

Durtal s'est effondré, la tête dans les mains. Quand il les dégage, le métis n'est plus là.

Pourtant, Durtal le voit encore, assis sur la chaise, tassé, misérable.

Et sa vie à lui, Durtal, gît elle aussi, tassée, abimée. Dire que voici quelques jours encore il se croyait un homme propre. Il était fier de lui, de sa réputation de fonctionnaire honnête, de sa fidélité conjugale. De tout cela ne reste plus rien. Lui-même n'est plus qu'un fonctionnaire suspect, victime de chantages et qui roule avec les négresses. Même ce qu'il y a de faux dans ces accusations le marque. Il est prêt à croire qu'il a cédé à un chantage.

À qui expliquer cela ? Durtal voudrait passionnément trouver une épaule où appuyer sa tête. Si sa mère vivait encore, si elle était là. Il est de nouveau le garçon balloté de collège en collège et qui chaque année devait supporter les brimades qu'on réserve aux « bizuths ». Il est à nouveau un petit garçon triste, un Dimanche très attendu où personne n'est venu le voir.

La sirène de l'usine textile beugle. Une heure. Machinalement, Durtal comme tous les jours se lève pour rentrer chez lui. Dehors, l'éblouit l'énorme lumière qui tape et résonne sur la ville comme une cymbale. La ville dévorée de soleil, informe d'être absolument sans ombre.

Et Durtal, par ces rues presque vides (mais où il faut quand même saluer des gens) voudrait fuir. Il voudrait s'arrêter quelque part,  - quelque part où on ne le verrait pas – et pleurer inlassablement, pleurer jusqu'à ce que la tête lui tourne, pleurer jusqu'à en être saoul.

L'église est là, la laide église trop blanche en mauvais style baroque. Durtal y est allé quelquefois, à des enterrements ou à des messes officielles. Il l'avait jugée affreuse, avec ses statues violemment peinturlurées, un bric-à-brac encore plus criard qu'aux devantures de la place Saint Sulpice, et cette absence totale de ce mystère et de ce recueillement que les incroyants veulent absolument trouver dans les églises. Pourtant, il y entre. Il y trouvera un banc, du silence...

Durtal s'effondre sur un siège ; l'église hurle autour de lui de tous ses badigeons et de ses statues. Oh ! cet atroce Sacré-Cœur, avec des sourcils de trois centimètres d'épaisseur et son visage de garçon coiffeur ! Oh ! les vierges enturbannées de bleu ! Comment peut-on prier en tel lieu ?

Durtal est sur le point de fuir. L'église est encore plus hostile que la rue. Mais ce visage, contre un pilier, qui le regarde ? Cette image, avec une petite lampe devant ? Le visage d'un homme blessé, battu, avec de grands yeux tristes un peu comme ceux de Silas, un nez long... un visage qui attire Durtal, qui l'appelle. Un visage où se trouve reflétée, portée, assumée, sa propre tristesse.

Durtal voudrait poser ses lèvres sur ce visage. Mais quelque chose l'en empêche. Ah ! pas la crainte qu'on le voie. L'église est vide, mais surtout que lui importerait ! Non pas un sentiment d'indignité. Il semble à Durtal que ses fautes ont fondu. Même les négresses, cela ne signifie rien. C'est comme fondu sous le regard de ce visage. Non, ce visage est loin, très loin, et Durtal doit encore parcourir un long chemin avant de le rejoindre.