Chapitre VI

Le Gouverneur, un cocktail à la main, s'approche de Durtal.

« -Qu'êtes-vous allé faire en territoire anglais, Monsieur Durtal ? »

Le Gouverneur a parlé sans aménité. Est-il jamais aimable ? Oui, bien sûr, avec les parlementaires de passage ou les élus locaux qu'il sait encenser. Tel semble le secret de sa réussite, réussite que Durtal reconnaît et admire.

Durtal ne s'attendait pas à une question si directe, surtout là, au milieu de cette réception. Évidemment, il avait eu tort de n'être pas resté mêlé à la foule des visiteurs. Malgré lui il était allé vers la terrasse, vers ce paysage dont il n'avait jamais su s'il l'admirait ou l'exécrait : le paysage même des romans de Loti, une mer aveuglante, quelques palmiers et juste devant le Palais un navire bananier tout blanc.

« - Je voulais avoir des renseignements au sujet d'un trafic clandestin de riz et d'arachides, répond Durtal.

- Il ne s'agissait que de riz et d'arachides ?

- Peut-être se greffe sur cette affaire une histoire de trafic d'armes.

- C'est bien ce que je pensais, reprend le Gouverneur au bout d'une minute. Mais cela regarde plus la police que vous.

- Quand j'aurai transmis le dossier je ne pourrai plus rien apprendre de ce qui m'intéresse. Je voudrais voir clair auparavant.

- Ne tardez pas trop. Mais qui est impliqué dans cette histoire ?

- Silas...

- Naturellement... Et personne d'autre ?

- Pour le moment je n'en connais pas. »

Que se cache-t-il exactement sous la froideur apparente du Gouverneur ? Surtout, que sait-il exactement ? Qui l'a averti ?

- Ne tardez pas trop, en tous cas, à transmettre ce dossier.

Le Gouverneur s'éloigne. Durtal revient dans le salon.

« - Alors, Monsieur Durtal, vous collectionnez toujours ces drôles de choses du pays ? On m'a dit que votre maison en était pleine. Je voudrais bien les voir un jour. Oh ! ce n'est pas que je m'y intéresse. Pour tout vous dire, je trouve cela hideux. Mais je suis curieuse, curieuse, curieuse, oh ! mais curieuse ! »

Madame d'Orlac a débité son petit discours tout d'un trait. Quelle tristesse, pense Durtal, qu'un garçon aussi sympathique soit marié à une pareille pie.

« - Dites, vous me le montrerez, votre petit musée, poursuit la péronnelle. Mon mari m'en a beaucoup parlé. Ce doit être rigolo.

- Pour que je montre mes collections, Madame, il faut s'engager à les admirer.

 Durtal a tourné le dos à la pécore. Il voudrait rejoindre le Père Aupois qui parle là-bas avec Marie. En évitant un groupe qui bouche presque le passage, il se heurte à Durand-Fouques, le fils, qui s'entretient avec le Gouverneur. N'est-ce qu'une impression ? Durtal a l'intuition qu'ils parlaient de lui, d'autant plus qu'ils se précipitent dans une conversation sur le trafic du port, avec un élan insolite.

« - A votre avis, Monsieur Durtal, l'interpelle Armand Durand-Fouques, le développement des arachides justifie-t-il l'extension du port telle qu'on la projette ?

- Il n'y a pas que les arachides, Monsieur Durand-Fouques ; il y a le riz. Nous ne pouvons pas continuer à tout exporter à travers la colonie anglaise, même si c'est l'intérêt de certains commerçants. »

Durtal n'a pu retenir ce dernier trait. Il sait très bien pourquoi Durand-Fouques combat l'extension du port au point d'entraver l'action du Gouverneur pourtant attaché à ce projet.

Pendant que Durtal parle le Gouverneur pétrit son verre. Puis il le pose si brusquement que la tulipe se détache de la tige. Le cocktail se répand sur le buffet, éclaboussant une ou deux robes.

« - Que je suis maladroit ! » Mais le Gouverneur a prononcé ces mots d'un ton si brusque, en regardant Durtal, que celui-ci comprend à qui s'adresse l'épithète. Aussi s'éclipse-t-il pendant que les boys étanchent avec des serviettes les robes souillées.

Au bout du salon, il parvient à rejoindre Marie et le Père Aupois. Une fois de plus ceux-ci discutent sur les mœurs du pays.

Le Père Aupois apostrophe Durtal :

« - Quand vous allez chez les Anglais, ne pouvez-vous m'emmener ? Je n'ai pas de voiture, moi, et j'aurais des documents à recueillir de l'autre côté. Peut-être même obtiendriez-vous de vos amis britanniques qu'ils me donnent certains renseignements ?

- S'ils vous renseignent aussi bien que moi quand je les questionne sur les affaires de mon domaine, vous ne serez pas très avancé. »

Le Père Aupois, lui aussi, sait que Durtal est allé en territoire britannique. Marie n'a rien dit, puisque Durtal lui a recommandé le silence. Comment le Père est-il informé ? Maudit pays où tout se sait...

« - Marie, je suis fatigué, reprend Durtal après un bref silence. Je voudrais rentrer. Sans compter qu'il va pleuvoir. »

Il va pleuvoir... La tornade s'amasse au ciel ; un énorme bloc bleu sombre avancé comme un parasol sur tout un côté du ciel ; une presqu'île de nuages striée de cuivre, liée à l'horizon par un pédoncule de plomb. Déjà le vent s'est levé. Il tord les cocotiers, arrache aux frangipaniers leurs fleurs, déchire les feuilles des bananiers. Dans quelques minutes on sentira une goutte, puis deux. Le vent s'immobilisera et tombera la lourde pluie, si dense qu'elle enserrera le paysage, les palmiers les maisons dans son tissu vitreux.

°

° °

Durtal s'est assis sous la véranda. Aucune présence, aucun autre bruit dans la ville que la pluie. Les derniers indigènes, une feuille de bananier sur la tête, se sont réfugiés dans les maisons. Le bruissement de l'eau sur les toits, sur les trottoirs, sur les feuillages est absolu comme un silence. Aucun crépitement, mais un murmure continu, toujours égal, sans une note qui le domine.

Insolite, un pousse au détour de la rue. Le coureur nu reluit sous la pluie. Les jambes ramassées, un indigène est accroupi  sous la capote. Le pousse s'arrête au bas de la terrasse. L'indigène en sort ; c'est Silas.

Durtal voudrait le congédier, mais le pousse est déjà reparti. Sans avoir l'air de s'apercevoir que Durtal ne l'a même pas salué, Silas s'est assis.

« - J'ai profité de la pluie pour venir. C'est le meilleur moment pour n'être pas vu. Nous n'avons même pas besoin d'entrer. D'ici une heure personne ne passera dans la rue.

« Je voulais vous voir, vous avertir. Je sais que vous êtes allé chez les Anglais... »

Lui aussi, pense Durtal.

Le silence tombe soudain. Le métis d'ordinaire si loquace semble devenu soudain muet. Qu'est-il venu dire exactement ? Lui-même l'ignore.

- Silas, vous avez autre chose à me dire ? interroge Durtal.

- Non, Silas n'a rien d'autre à vous dire. Silas n'est qu'un pauvre métis. Mais il sait des choses. Il sait que les Anglais ne vous ont rien raconté et qu'ils ne vous raconteront rien. Il sait qu'ils ont eux-mêmes signalé votre déplacement... Croyez Silas, Monsieur Durtal. Laissez tomber cette affaire. Que le dossier traîne un jour sur votre bureau. N'importe quel jour. Il disparaîtra aussitôt.

- Vous me donnez envie de le transmettre immédiatement à la police.

- Non, ne faites pas cela. Vous ne le ferez pas. Vous êtes bon. Vous aurez pitié de Silas.

- Je ne suis pas bon. Je n'ai aucune pitié.

Ils me battront, Monsieur Durtal. Ils feront de moi je ne sais pas quoi... »

C'est vrai que Durtal n'éprouve aucune pitié : seulement un grand dégoût et l'horreur de la souffrance. Mais non pas en faveur de Silas. Cela, ce serait de la pitié. Non, une horreur diffuse de toutes les souffrances inutiles.

Le métis reprend : « - Pourquoi ne pas laisser disparaître ce dossier ? Vous n'aurez que des ennuis avec cette affaire. Le Gouverneur n'est déjà pas trop bien disposé pour vous. Tout à l'heure, à la réception, on a remarqué qu'il vous traitait assez brusquement. »

« - Comment Silas le sait-il déjà ? » pense Durtal. Mais le métis continue « - Vous avez tort aussi de vous opposer à Durand-Fouques : ils vous écrasera.

- Cela ne le faites pas, crie Silas. J'essayerai de tout vous expliquer. Attendez encore un peu. Je suis sûr que cela peut encore s'arranger.

- Monsieur Silas, je n'ai plus qu'une hâte : ne plus me mêler de cette affaire. Je regrette de ne pas avoir transmis le dossier tout de suite. Pourquoi ne l'ai-je pas fait ? Pour vous épargner des souffrances ?...

- Vous épargner des souffrances, éclate Durtal après un silence. Comme si cela me faisait quelque chose. Maintenant que la pluie cesse, vous feriez mieux de partir. Je ne puis plus vous supporter. »

Silas se lève. Fait quelques pas. À ses pieds un scorpion, un scorpion gris, de l'espèce la plus dangereuse. Durtal voit le scorpion. Et il souhaite, avec un déferlement de lui-même aussi violent qu'aux approches de la volupté, que le métis pose le pied sur le scorpion. En vain quelque chose crie à Durtal qu'il doit avertir Silas. Il ne dit rien, et de toute son âme il veut la mort du métis.

Silas a posé son pied nu si près du scorpion qu'il l'a frôlé. Il a évité la bête sans même s'en apercevoir...

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Le bougainvillier, devant la fenêtre, dégoutte encore de pluie. Le regardant sans le voir, Durtal somnole à son bureau. Son cerveau est comme poissé de sommeil, ainsi se prolonge l'insomnie gluante où il s'est débattu toute la nuit, une insomnie mêlée de cauchemars avec des grelottements de fièvre.

Toute la nuit Durtal a vu Silas mort, tué par lui. Il lui avait mis un scorpion sous le pied. Ou bien c'était Silas qui le battait, lui, Durtal, pour lui faire avouer des trafics d'armes.

Dès l'aube il s'était levé, à l'heure fraiche et si brève où le paysage des Tropiques se colore. Les palmes brillaient dans le jeune soleil, les sables luisaient, d'un rose tendre, entre lesquels les noirs, beaux comme des dieux de bronze, poussaient leurs pirogues en chantant.

Avec le premier afflux de chaleur s'est dissipé ce bonheur.

Durtal, à son bureau, gît devant sa table, un dossier ouvert en face de lui. De temps à autre le secrétaire apporte un papier ou un nouveau dossier.

Lui qui risque sa carrière pour Silas, comment n'a-t-il rien fait pour tirer le métis d'un danger immédiat de mort ? Toute la nuit il se l'est demandé. Quelle confusion de sentiments ! Il faudra en parler au Père Aupois. Lui  seul y entendra peut-être quelque chose.

Une fois de plus Durtal reprend le dossier Silas. Il n'arrive plus à suivre les autres affaires. Et pourtant il devrait s'occuper de l'extension du port. Comment pourrait-on neutraliser l'influence de Durand-Fouques ? « - Je dois en parler au plus tôt au Gouverneur se dit Durtal. C'est quand même plus important que l'affaire Silas. Je suis un peu stupide d'avoir mécontenté le Gouverneur pour si peu quand j'ai tant de graves problèmes à résoudre avec lui. Le mieux serait certainement de transmettre le dossier à la police. À moins que le Père Aupois ne soit d'un avis différent, je repasserai le dossier à la police avant quarante-huit heures. »

Cette résolution n'apaise pas Durtal. D'habitude il éprouve de la paix quand il a résolu d'agir. Mais tout le tourmente aujourd'hui : cette sensation bizarre qu'il livre lui-même Silas au supplice, ce soleil de plomb, annonciateur d'une nouvelle tornade... et sa chair.

La chair, elle le submerge. Cette nuit le souvenir de la métisse le hantait en même temps que l'histoire du scorpion. Le souvenir de la métisse ? Plus souvent, un  défilé de femmes sans visages, de corps bruns, offerts, et qu'il aurait voulu mordre. Les rêveries les plus basses avaient peuplé sa nuit. Le désir l'avait tant meurtri qu'il en gardait une douleur dans chacune de ses jointures.

Parmi les notes qui traînent sur son bureau, l'une d'elles attire son regard. Elle émane de la police. Durtal se jette sur elle avec une sorte d'avidité. Simple note de police relative aux mœurs du métis. Pourquoi la lui passe-t-on ? Rappel discret pour le dossier ?

La note analyse avec complaisance, sinon avec obscénité les goûts particuliers de Silas. En la lisant Durtal revoit à nouveau le visage du métis livrant son honteux secret. Et s'accentue le sentiment de connivence. Ces mœurs devraient dégoûter Durtal. Mais non, il se sent comme responsable de celui qui l'a pris comme confident d'un tel aveu. Il se sent toujours plus lié à lui.

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Le Père Aupois habite à la vieille mission, à trois kilomètres de la ville. Une route y mène, tracée à travers la forêt, si étroite que les branches frôlent l'auto et se joignent sur son toit comme une voûte. Et ce bras de forêt, si dense, repousse la mission comme dans un autre pays.

La mission... elle aligne ses quatre ou cinq cases à toit de chaume au bord d'un étang. Un calme jardin, clos d'hibiscus, les entoure. C'est le soir, et les hibiscus, avivant leur coloration, s'étalent comme des taches de sang.

Le Père est assis sous la véranda d'une des cases. Il lit son bréviaire, un petit singe tranquillement blotti sur ses genoux.

« - Monsieur Durtal ! Ah ! Quel plaisir de vous voir, s'écrit-il du plus loin qu'il aperçoit son visiteur. Ce n'est pas souvent que vous prenez le chemin de notre maison. Je m'en suis plaint à Madame Durtal, lors de la réception du Gouverneur. Pourquoi ne venez-vous jamais ? »

Durtal n'a pas le temps de répondre que le Père hèle un catéchumène : « Apporte-nous quelque chose à boire : du Pernod et de l'eau pas trop chaude. Nous n'avons pas de frigidaire ici, s'excuse-t-il en se tournant vers Durtal avec un sourire.

Maintenant qu'il est en présence du Père, Durtal ne se sent plus aucune envie de lui parler de ses troubles. Des amis lui ont raconté que c'était souvent ainsi dans la confession. On arrive lourd de péchés, pressé de s'en délivrer. Le moment l'aveu venu, on voudrait fuir.

« - Mais qui me presse de parler ? » se dit Durtal.

Le Père se multiplie en récits et en anecdotes. Il est inépuisable. On croirait vraiment qu'il sait tout. Il parle aussi bien des mœurs de indigènes que de l'exploitation forestière ou de la prospection du pétrole. Durtal admire cette disponibilité.

« - Venez voir mes dernières trouvailles. »

Le Père l'emmène dans la case. Elle n'a rien de la cellule classique d'un ascète : plutôt une arrière-boutique de bric-à-brac. Des trophées de chasse, des animaux empaillés voisinant avec des masques rituels. Un énorme pied d'éléphant sert à la fois de pot à tabac et de râtelier à pipes. Au mur des photographies, des paysages, des visages presque tous jeunes. L'inlassable curiosité intellectuelle du Père s'est comme projetée autour de lui.

Pourtant, mieux que ne le ferait l'ordre, ce bric-à-brac donne un sentiment et presque une sensation de paix, un peu comme les algues du rivage n'altèrent pas la nudité de la mer, comme chez cet homme déjà vieux la barbe broussailleuse n'altère pas la sérénité du visage.

Et Durtal sent ses soucis infiniment loin. Il venait les raconter. La présence du Père les a estompés, disjoints. Plusieurs fois il essaie d'en parler. Les mots ne viennent pas. Les idées n'ont plus aucune précision. Durtal n'a pas la mécanique (la technique pourrait-on dire) d'une confession pour l'obliger à l'aveu.

La nuit est tombée. Au-dessus de l'étang brille la Croix du Sud. Depuis qu'il vit à la Colonie, elle est pour Durtal une amitié.

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Il repart, sans avoir rien dit, rien avoué. Mais reprenant la route sous la forêt, il se sent reposé, rajeuni. À dîner il plaisante avec Marie si joyeusement qu'elle en est surprise. Depuis déjà tant de jours il paraissait soucieux. Elle lui en fait la remarque.

« - Tu sais, lui répond-il, j'ai eu beaucoup d'ennuis au bureau. Mais je suis allé voir le Père Aupois. Cela m'a fait du bien. »

Marie ne dit rien. Elle n'aime guère le Père Aupois. Sans doute apprécie-t-elle sa conversation, l'inépuisable érudition qui souvent la guide dans ses propres recherches. Pourtant, quand son mari le rencontre, elle éprouve toujours un certain agacement. Jalousie ? Inquiétude de la femme incroyante et un peu sectaire à l'idée d'une éventuelle influence religieuse ? Elle reprend assez sèchement :

« - Je vois, le Père Aupois réussit mieux que moi à te dérider.

- Tu es bête : cette promenade m'a simplement changé les idées. »

Hélas ! La phrase de Marie a suffi à dissiper la paix de Durtal. En vain la prend-il tendrement dans ses bras. De nouveau tressaille au fond de sa chair le vieux désir. De nouveau également il pense à l'affaire Silas.

« - Marie, viens faire un tour au bord de la mer. »

Elle accepte, tout heureuse.

Ils s'asseyent sur le môle. La barre déchire la mer nocturne d'une longue frange phosphorescente. Le ciel lavé par les tornades brille d'étoiles. Même la Croix du Sud est là, et lui répond, à l'autre bout du ciel, la Grande Ourse.

Mais la paix de Durtal demeure déchirée. Passe une femme, vêtue d'un pagne blanc. Elle n'est devant eux qu'une seconde : avec un étrange pouvoir d'attention, Durtal a deviné – mieux, a vu – chaque ligne de son corps. Il a vu, malgré les voiles, ses seins bulbeux, son ventre lisse. Il a senti sur lui sa peau fraiche de femme noire.

« - Rentrons » dit-il brusquement à Marie.

Marie dort sous sa moustiquaire. Durtal, lui, reste insomnieux, sur la terrasse. Bien entendu, le hante l'affaire Silas. Qui se cache derrière le métis ? Quel est le vrai coupable ? Il pense à  Armand Durand-Fouques, mais c'est absurde. Pourquoi dans cette famille honorable irait-on se mêler de pareilles choses ?

Une légère brise. Elle apporte à Durtal l'odeur de la forêt – la forêt tout humide, dégouttante des dernières tornades. Ah ! Respirer l'odeur si fraiche des prairies européennes après l'ondée. L'odeur de la forêt est lourde, épaisse, sucrailleuse comme l'odeur des cadavres au tout début de leur pourriture, une odeur de plaie, une odeur de sperme. Comme elle crée le désir, cette odeur, comme elle s'insinue dans les jointures, dans les reins. Durtal n'en peut plus. Devant ses yeux, le corps de la femme en blanc, tout à l'heure, avec ses plis d'ombre et sa fraîcheur de mangue. Durtal se lève. Il sait qu'il y a des femmes dans la ville. Des femmes l'attendent. Jamais ne l'ont tenté les Européennes, faciles à se donner tant les énerve le climat, mais ces grandes fleurs d'ombre, ces hautes tiges luisantes, les négresses.

Fuir la tentation. Se coucher dans le lit à côté de Marie. Durtal se dirige vers la chambre. Il voudrait l'atteindre, comme un havre. Pourtant chacun de ses pieds est alourdi par un poids. Un énorme boulet le tire en arrière, si fort qu'à l'angle de la terrasse il tourne. Il descend les marches.

Il ira vers les femmes. Il le veut d'une fureur terrible. Il en crispe sa nuque. Il en serre les dents, tandis que se déchaîne en lui le tintamarre du désir. Sa tête cogne comme un gong. Tout hurle en lui.

Les maisons réservées ne sont pas très loin, de jolies maisons bien proprettes à l'abri de frangipaniers. Durtal s'y engouffre. Il saisit une femme, n'importe laquelle, la première ; il se gorge de sa peau sombre et l'assouvissement est si brusque et si violent qu'il n'en éprouve pas de plaisir.

Quand Durtal sort de la maison, cet homme appuyé au bras d'un éphèbe, est-ce Silas ?