Chapitre VIII

« - Je voudrais avoir avec toi deux mots d'explication. »

Marie a prononcé ces mots d'un voix sèche, d'une voix que Durtal ne lui connaît pas. Elle les a accompagné d'un geste un peu théâtral, avec cette fausse sureté des expressions qu'on a étudiées devant la glace.

« - Mais tant que tu veux, ma chérie. Quel est ce mystère ? Je t'écoute.

- Pas maintenant. Attends que les boys soient partis. Si tu veux, nous parlerons ce soir après dîner... A moins évidemment que tu ne sois pas ici... »

De quel ton Marie a prononcé ces dernières paroles ! « Évidemment, c'est une scène de jalousie qui m'attend... » pense Durtal. Il en éprouve à l'avance une immense lassitude. Ce serait si bon de tout dire à Marie, mais à une Marie tendre, compréhensive, maternelle. Il ne se sent pas la force de lui faire comprendre le degré de sa détresse. Comment décrire cette détresse ? Comment expliquer l'affaire Silas ? Sa pitié pour le métis, ou plutôt ce lien étroit qu'il se sent avec lui ? Comment faire admettre que s'il est allé plusieurs fois de suite dans cette maison, c'est à cause de l'affaire Silas ?

Et puis il déteste Marie quand elle prend ses airs de Reine offensée. Son remords en disparaît.

Tout le jour, au bureau, Durtal rumine son inquiétude. Jamais il n'a fait si chaud en saison des pluies. On suffoque. Les tempes battent. On respire avec peine. Les ventilateurs ne rafraichissent pas. Ils agitent un air si lourd d'humidité qu'il semble visqueux. Il colle à la peau. Il ajoute son ruissellement à la sueur. On baigne, avec dégoût, dans une sorte de transpiration universelle.

Le soir lui-même n'amène ni détente, ni repos. Durtal est à l'extrême de l'accablement quand, dans l'embrasure de la porte, se dessine la silhouette d'Armand Durand-Fouques. Celui-ci est entré brusquement, bien trop grand personnage pour se faire annoncer.

« - Bonjour, Monsieur Durtal, dit-il tout en entrant. Je voudrais vous dire un mot.

- Asseyez-vous donc.

- Si vous voulez, mais ce n'est pas la peine. Je n'ai qu'un mot à vous dire. Je voudrais seulement savoir pourquoi vous ne transmettez pas tout simplement le dossier Silas à la police.

- Comment savez-vous qu'il y a une affaire Silas ?

- On sait tout à la Colonie. Le Gouverneur connaissait ce dossier sans que vous lui en ayez parlé : vous en avez la preuve. »

- Monsieur Durand-Fouques, je voudrais savoir en quoi cette affaire peut vous intéresser.

- L'important est qu'elle m'intéresse. En fait j'ai des complications dans mes rapports avec Silas.

- Je ne vois vraiment pas pourquoi je vous répondrais...

- Ne vous fâchez pas. Mais je ne comprends pas pourquoi un fonctionnaire comme vous va chercher des complications. Quand nos points de vue s'opposent à propos du port, c'est clair. Mais là, que pouvez-vous bien chercher ?

- La Justice.

- La Justice ?... Je ne vois pas ce qu'elle vient faire dans cette histoire, ni d'ailleurs dans ce pays. Vous devez commencer à savoir qu'ici c'est la loi du plus fort.

- Je sais seulement que dans ce bureau c'est la Loi que j'entends faire respecter.

- Écoutez, je ne viens pas de mon propre chef. J'ai déjà parlé au Gouverneur. Il m'a dit de voir la question avec vous.

- Oui, mais moi je ne la verrai qu'avec le Gouverneur.

- Je ne peux pas croire, Monsieur Durtal, que ce soit votre dernier mot ? Pourquoi allez-vous chercher des complications ? Pourquoi vous mêlez-vous de ce qui ne vous regarde pas ? C'est ce que nous disions avec le Gouverneur. Vous partez bientôt en congé. Laissez tomber toute cette histoire.

- Mais que vous a-t-il donc dit, le Gouverneur ?

- Rien que je ne puisse vous répéter : Durtal a la tête dure, si vous parvenez à le faire changer d'idée, tant mieux pour vous. Allez voir vous-même.

- Monsieur Durand-Fouques, je ne sais pas ce que je dois faire, je ne sais pas ce que je ferai. Je ne puis vous dire qu'une seule chose, qui, elle, est certaine : vos pressions ne sont pas de nature à m'influencer. Par votre démarche, vous m'avez simplement apporté un élément qui m'échappait : l'intérêt que vous portez à ce dossier.

- N'allez pas chercher midi à quatorze heures. Mais c'est vrai que j'ai un intérêt dans cette affaire : mon intérêt, c'est que si la justice suit son cours, je serai débarrassé de Silas qui piétine dans mes plates-bandes. Je ne demande rien d'exorbitant : simplement que les choses suivent leur cours normal.

- Nous verrons.

- Allons, vous réfléchirez. Je ne peux pas croire que ce soit votre dernier mot.

- Je ne vois pas quel autre mot je pourrais vous dire. »

Armand Durand-Fouques est sorti. Subitement, la lassitude de Durtal s'est dissipée. Lui fait place une espèce d'exaltation. Ainsi, la chose est claire désormais à ses yeux, c'est Armand Durand-Fouques qui est derrière Silas. Fallait-il qu'il soit sûr de soi pour être venu, sûr de son influence, sûr de son invulnérabilité d'homme le plus riche de toute la colonie ! Excessive sûreté de soi de l'homme à qui, depuis sa naissance, rien n'a résisté : ne lui sera-t-elle pas fatale ?

Durtal a oublié tout ses soucis, Marie, les algarades qu'il a subies. Il attrape le téléphone...

« - Allo, passez-moi le Gouverneur...oui, oui... le Gouverneur lui-même... non, pas le chef de cabinet, le Gouverneur, vous dis-je... Monsieur le Gouverneur ? Je voudrais bien vous voir le plus tôt possible... oui, oui, c'est très urgent... Au sujet de l'affaire Silas... oui, il y a du nouveau... Non, Monsieur le Gouverneur, c'est vraiment à vous que je dois en parler... Demain matin seulement ? Je me permets d'insister pour que ce soit ce soir même... C'est que pour ma part j'attache au contraire énormément d'importance à cette affaire... Neuf heures et demie demain ? Oui, neuf heures trente... Mes respects, Monsieur le Gouverneur. »

Attendre jusqu'à demain ! Durtal se sent au sommet de l'exaltation. Dans son énervement, il lui semble qu'il ne tient presque pas au sol. En quittant son bureau, il éprouve une peine extrême à ne pas courir.

Au lieu de rentrer à la maison, il marche droit devant lui. Non pas qu'il craigne de retrouver Marie : il l'a complètement oubliée. Il marche. Il marche. Les dernières cases de la ville s'engloutissent sous leurs palmeraies. Sur le ciel verdi s'allume une étoile. La nuit est venue. Qu'importe ! Durtal marche toujours. Il a gagné la grève, cette longue étendue de sable roux que coupent seulement quelques rauniers. Le petit phare s'est allumé.

Parvenu juste devant la mer, au point que l'éclaboussent les vagues, il est saisi d'une crainte. Oui, c'est Durand-Fouques le vrai coupable. Oui, Durtal en est certain : mais il n'en possède aucune preuve. Si le Gouverneur allait refuser de le croire ? Ce n'est pas impossible : les Durand-Fouques sont honorablement connus. Le Gouverneur, le Secrétaire général voudront plus que de simples présomptions pour orienter de ce côté la police.

L'exaltation de Durtal retombe. Durtal pense à Marie qu'il va devoir subir. Une terrible envie le prend de ne pas rentrer, de fuir, de gagner le territoire britannique, si proche – ou encore de se noyer dans le fleuve.

Il rentre pourtant. Sa maison est plongée dans l'ombre : « - La Madame est malade, lui dit le boy, elle est très malade, même trop. » Marie gît sur son lit, en proie à l'une de ses affreuses migraines.

Durtal en éprouve un immense soulagement : au moins l'explication redoutée n'aura pas lieu ce soir.

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Durtal a refusé de dîner. Il reste assis sur  la terrasse, avec un whisky et sa pipe, savourant la paix d'avoir échappé pour aujourd'hui aux demandes d'explication de Marie. Tout est calme. Les jasmins et les frangipaniers embaument. Leurs étoiles blanches luisent dans l'ombre. Les hautes palmes des cocotiers ruissellent de clair de lune.

Tout à coup, une fois de plus surgi sans aucun bruit, le métis.

« - Monsieur Durtal, je sais que Durand-Fouques est venu ce soir. Silas voudrait bien savoir ce qu'il vous a dit.

- Il ne m'a rien dit. Mais j'ai tout compris.

- Alors ?

- Alors, j'ai rendez-vous demain matin chez le Gouverneur.

- Mais le Gouverneur ne vous croira pas.

- Je le crains.

Silas l'a prévu. Prenez cela... Non, ne le lisez pas tout de suite. Quelqu'un pourrait voir votre geste. Attendez un long moment avant de lire. Quand vous descendrez, fouillez dans vos papiers, très apparemment, pendant quelque temps. Travaillez un peu sur les dossiers où vous aurez glissé ce papier. Vous le lirez ainsi sans qu'on puisse rien deviner. Et puis cachez-le bien. Pas dans votre coffre-fort. On en connaît la combinaison. Mais si, on la connaît. Cherchez autre chose. »

Ayant pris les précautions indiquées par Silas, Durtal lit le document : un billet de Durand-Fouques commandant des armes à un négociant anglais et lui indiquant de les livrer par l'intermédiaire de ce poste même où Durtal était allé chercher ses premiers renseignements ! « - Naïf imbécile que je suis, pense Durtal. Pourtant, maintenant, malgré toute leur astuce, je les tiens. À nous deux, Monsieur Durand-Fouques ! »