Chapitre IV

Le dossier est là, sur la table, dans sa chemise verte, avec, écrit en ronde : « Affaire Silas ». Durtal hésite à l'ouvrir. Il sait parfaitement que le dossier renferme, comme tapis entre les pièces, de nombreux soucis pour lui. S'il l'ouvre, ils se glisseront partout, dans le bureau, dans les couloirs du Gouvernement, dans la colonie. Ils envahiront toute sa vie.

En vain cherche-t-il autour de lui une autre occupation, un prétexte à ne pas ouvrir le dossier. Il allume une cigarette pour se donner du temps. Son regard erre sur la nudité des murs. La salle est comme une cellule de moine. Durtal l'a voulu ainsi, par réaction contre la tiédeur de sa vie. Cette nudité exprime son appétit d'ascétisme, de noblesse. Seul un bougainvillier, juste devant la fenêtre, donne une note d'opulence. Comme toujours lorsqu'il prévoit des difficultés, Durtal s'absorbe à le contempler. Il admire ses fleurs qui sont des feuilles de pourpre. Il les caresse. Il les secoue comme une chevelure.

« Allons ! » Durtal se décide. Il ouvre le dossier. Une curieuse impression le gagne, comme si était entré dans la pièce Silas lui-même, l'inquiétant métis. L'homme est là, avec sa graisse et le contraste de ses yeux couchants de gazelle. Il l'entend insinuer une défense plutôt que l'exposer, une défense qui est aussi une tentation. En face de lui, Durtal se carre dans son rôle de fonctionnaire du Gouvernement. Il se veut inflexible, d'autant plus inflexible qu'en fin de compte en haut lieu on le désavouera.

Mais non... le métis n'est pas là. Durtal n'a en face de lui que le dossier.

Que contient-il, ce dossier ? Encore une affaire banale : une contrebande d'arachides et d'alcool avec la Colonie Britannique. Première précaution, Durtal établit une nomenclature précises des pièces, avec descriptions et références. Il sait combien facilement disparaissent les pièces compromettantes à la Colonie.

Tiens, mais il s'agit d'armes aussi. L'affaire est plus grave. Durtal recopie mot à mot le document. Comment n'est-on pas mieux équipé à la Colonie, comment ne peut-on faire photographier de tels papiers ? Rien n'est sûr ici, ni placard, ni coffre-fort. Durtal après cinq ans n'a jamais pu s'accoutumer à cette vie sourde qu'il sent grouiller autour de lui, à cette atmosphère latente de trahison, aussi insolite pour lui que les plantes poussées subitement après la pluie. Tout lui est mystérieux, hostile : aussi bien la végétation trop riche, trop parfumée, qu'une humanité trop complexe. Les métis surtout l'effarouchent, avec leurs refoulements, leurs aigreurs, leurs générosités et leurs avarices. Son âme, peut-être un peu fruste, ne s'accoutume pas à un pays où deux et deux ne font pas quatre.

Trafic d'armes... Cela mérite une note immédiate au Gouverneur.

Tandis que Durtal rédige cette note, avec prudence, Silas a surgi dans la pièce, pour de bon, cette fois-ci. Comment s'est-il introduit ? Durtal n'a pas entendu la porte, toujours grinçante pourtant, et les pieds nus du métis n'ont pas fait résonner le dallage.

« - Excusez-moi de vous déranger. Je vois que vous travaillez. » Silas se lance dans un flot de paroles volubiles. Les mots se pressent sur ses lèvres, un peu mêlés entre eux et comme liquides : « - Je m'étais bien dit que je vous dérangerais... (Durtal ne proteste pas) Mais j'éprouve si grand plaisir à vous voir ! Je le disais encore ce matin même à Madame Silas : je ne connais que vous d'honnête dans la Colonie. Ah ! si tous étaient comme vous ! »

Implacables les mots battent contre Durtal, comme l'eau contre une digue de terre. À force en entameront-ils la base ? Durtal ne sait plus où Silas veut en venir, mais il ne l'interrompt pas. Avec lassitude il supporte les préambules.

«- Mais d'abord, poursuit le métis, dites-moi comme se porte Madame Durtal ? Toujours aussi assidue au dispensaire ? Ah ! si vous saviez comme nous autres, pauvres indigènes, nous l'aimons ! (Durtal note au passage les mots « pauvres indigènes). Quand Silas se glorifie ainsi, il a quelque chose de grave à demander.) C'est une vraie sœur de charité. C'est si rare une femme de fonctionnaire qui s'occupe intelligemment ! »

Durtal s'obstine dans son mutisme. La digue est dure à entamer. Mais déjà Silas a repris ses préambules : « - La pluie d'hier soir a fait bien du mal à ma petite plantation. Une vanne s'est brisée. J'ai eu à peine le temps de mesurer les dégâts. Et me voilà qui bavarde avec vous. Évidemment vous travaillez. Mais je passe bien rarement devant votre bureau sans entrer. »

« - Allons ! Je reviendrai bientôt. Je ne vous dérangerai pas plus longtemps aujourd'hui. »

Durtal sait fort bien que ce n'est là qu'une fausse sortie, quant au métis il n'espère même pas abuser Durtal. Au lieu de sortir, lui qui jusqu'ici était resté debout, il s'est assis. Déjà il enchaîne :

« - On continue toujours de potiner dans la ville. Oh ! pas sur vous. Sur vous personne n'a jamais trouvé à redire. Silas aurait d'ailleurs su vous défendre. (Il parle de lui à la troisième personne, note Durtal ; c'est le signe qu'on approche du sujet.) On raconte tant de choses. Ainsi, moi, je suis sûr qu'on vous a parlé de Silas comme d'un trafiquant, d'un contrebandier, d'un spéculateur, alors que Silas, le pauvre métis, vit de sa petite plantation... »

« - J'ai l'impression qu'elle vous rapporte bien, l'interrompt Durtal.

« - On vous a dit du mal de Silas, poursuit le métis. Évidemment, il a parfois d'autres petits profits. On me donne des commissions. On me consulte, car on sait que Silas a le sens des affaires. Mais moi-même, qu'est-ce que je fais ?

 - Monsieur Silas, j'ai trouvez hier soir sur ma table un dossier vous concernant. Je sais très bien que vous êtes venu m'en parler. Voulez-vous que nous en discutions ? »

Le métis est un peu choqué de ce ton direct. Il hésite. Finalement il proteste. - Mais non, mais non, cher Monsieur Durtal. Je voulais seulement causer en passant. Mais puisque vous y faites allusion, et uniquement pour n'avoir pas l'air de me dérober à cet entretien...

C'est très peu de chose, vous savez. On gonfle toujours ces sortes d'affaires. Tenez, à vous je vais tout vous dire. C'est vrai que j'ai passé un peu de riz de l'autre côté. C'était pour le frère de ma mère qui vit dans la colonie anglaise, et qui est très pauvre. Juste quelques sacs de riz pour le frère de ma mère. Silas n'aurait pas eu le cœur de lui refuser. Silas est pauvre, mais il ne peut laisser les siens manquer de quoi que ce soit. »

« Quelques sacs de riz, hum !... grogne Durtal. Et puis des arachides aussi ?

«  - Des arachides aussi. Ce n'était pas pour le frère de ma mère. Silas, vous le savez, a un cousin qui tient une huilerie de l'autre côté. Cette huilerie manque d'arachides. Silas ne pouvait pas laisser chômer son cousin...

Silas est pauvre, vous le savez, mais il peut vous prouver un jour sa reconnaissance. Vous n'êtes jamais venu dans sa maison et il en est triste. Venez donc ce soir. Il vous expliquera mieux qu'ici toute cette affaire. Et puis, vous savez qu'un mot de Silas au Gouverneur a déjà changé bien des choses !

La conversation prend un tour que Durtal déteste. Il n'en veut même pas à Silas de sa mauvaise tentative de corruption. Le métis ne sait-il pas que son attitude ne peut que provoquer l'hostilité de Durtal ? Et pourtant la corruption lui est un climat si naturel qu'il la tente, même quand elle doit lui nuire. La corruption lui est aussi adhérente que la couleur de sa peau. Durtal en éprouve seulement la même qualité de dégoût qu'en respirant l'odeur de sperme inhérente aux sous-bois de la forêt. Maudit pays... Aussi répond-il avec tout son calme :

« - Je vois que vous avez le sens de la famille, Monsieur Silas. Et les armes, c'était pour que votre neveu fasse la guerre ? »

Le visage de Silas est devenu brusquement d'un gris cendreux. Le métis ne joue plus, à présent. Les mots ont perdu leur fluidité. Il halète, passe la main sur sa tête chauve, presse son ventre comme s'il avait peur d'éclater.

« - Vous savez cela ? Que vais-je devenir ? Ce n'était que très peu de chose, vous savez, et je ne le faisais pas pour moi. Mais les services de police en sont-ils saisis ?

- Je l'ignore.

- Ah ! si vous êtes seul à le savoir, si le dossier n'est pas encore transmis, j'ai encore de l'espoir. Vous, vous pouvez comprendre. Je sais que je suis coupable. Je sais bien que je suis un sale type. Tenez, tout ce qu'on raconte de moi est vrai. Je ne vous dissimule rien. Même ce qu'on raconte sur mes mœurs est vrai. Oui, c'est vrai que j'ai aimé des garçons...

- Il ne s'agit pas de cela, l'interrompt Durtal. Vos mœurs vous regardent ou elles regardent la police. N'essayez pas de détourner mon attention. Je veux avoir des explications sur ce trafic d'armes. »

Après un tel aveu, ce Silas affolé inspire encore plus de dégoût à Durtal, mais en même temps une immense pitié. La pitié qu'inspire une bête, fût-elle répugnante, prise au piège. Et puis une âme dénudée par l'émotion retrouve toujours un peu de sa pureté originelle. L'affreux vernis est tombé. Durtal sent une âme à travers ces yeux qui tout à coup regardent droit.

« - Ne m'accablez pas, reprend le métis. Cette affaire, je ne voulais pas m'en mêler. Je déteste tout ce qui touche à la politique. Silas est un commerçant. Mais Silas a des liens. Il n'a pas pu refuser.

- Qui vous a imposé cette affaire ?

- Ne me le demandez pas. Ils me tueraient. Ils me tueraient vous savez, comme Matracci. »

Matracci, un autre métis trouvé avec un poignard dans le dos. Durtal s'en souvient fort bien. Il était tout neuf à la Colonie. On n'avait jamais pu ou voulu tirer au clair cette affaire... Maudit pays...

Durtal s'efforce d'assurer sa voix pour répondre :

« - Libre à vous. Mais comme moi je suis obligé de me renseigner, tant pis pour vous. Ne me demandez pas de vous aider si vous ne me dites pas tout... »

Durtal perçoit une lueur d'hésitation dans les yeux du métis. Malheureusement la sincérité est déjà passée. Déjà Silas calcule. Il pèse l'offre qu'on l'aide. Mais ce n'est pas cela qu'il veut.

Contre sa conviction profonde, presque contre sa volonté, il tente encore la corruption.

« - Ah ! si vous l'aidiez vraiment, si vous l'aidiez pour de bon, que ne ferait Silas pour vous. Que ne ferait-il... Dans la Colonie, aucune femme que vous puissiez désirer qu'il ne vous la procure...

Durtal éprouve une bouffée de chaleur. Ainsi son honteux secret est partagé, et par cet homme. Durtal, pendant un instant le hait avec violence. Évidemment c'est Silas qui a envoyé à Marie une lettre anonyme.

Une vieille histoire déjà. Deux ans... Comme à présent on était au début de la saison des pluies. L'orage latent irritait les nerfs. Durtal sentait un désir imprécis courir au long de ses reins, de ses bras, de ses jambes.

Il s'était étendu sur la terrasse, au faîte de sa maison. Seul, - Marie depuis un mois était à la campagne. La nuit sans lune et sans étoiles l'emprisonnait, l'étreignait de toute part, l'enserrait dans un réseau de chaleur moite et de parfums. Les jasmins, tout autour de la terrasse, répandaient une odeur presque insupportable.

Alors elle était montée lui apporter son whisky. Elle, cette métisse au teint absolument mat de magnolia, vague parente de Silas, que Marie avait embauchée pour tenir la maison en son absence. Des draperies mi-européennes, mi-indigènes, enroulées savamment autour de son jeune corps. Par l'échancrure du corsage, Durtal apercevait des seins très ronds. Avec ses lèvres violettes, son teint si clair qu'elle transparaissait dans la nuit comme les phosphorescences de la mer, son parfum un peu désagréable de jeune animal, la femme semblait participer à la végétation du pays, en émaner. Et tandis qu'elle versait le soda sur le whisky, Durtal sentit se déchaîner en lui le désir. C'était un envahissement moins physique qu'imaginatif. Une musique éclatait en lui, jouait dans chacune de ses jointures – une musique, oui, un déferlement de sonorités, de couleurs, d'impressions se précipitait en tumulte dans tout son être.

Dans ce déferlement, il tenta d'attirer vers lui la jeune fille... Juste à ce moment, issu de la nuit on ne sait comment, Silas était apparu sur la terrasse.

Le lendemain, Durtal avait, sous un prétexte mal défini, renvoyé la jeune métisse dans sa famille. Mais depuis cette soirée le désir vivait en lui, croissait, s'alimentait de sa chair comme un parasite. On eût dit qu'un charme l'enchaînait. Chaque femme rencontrée éveillait en lui la musique infernale. Jamais il n'avait succombé. Quand sa volonté cédait, une circonstance extérieure l'avait à chaque fois arrêté au bord du gouffre. Pourtant le désir était toujours là, collé à sa peau comme une lèpre.

Et cela, sans aucun doute, Silas l'avait deviné.

Encore une fois, affermissant avec peine sa voix, Durtal reprend :

« - Je transmettrai le dossier au Gouverneur et à la police.

- Non, je vous en supplie ! - le métis se tord les mains – tous mes biens sont à vous, tout vous appartient, mais épargnez-moi. Que suis-je dans cette affaire ? Un pauvre intermédiaire. Si vous me faites arrêter vous n'aurez pas les vrais coupables.

-  Alors dites-le : quels sont les vrais coupables ?

- Je vous l'ai déjà dit : si je vous révèle des noms, ils me tueront.

- On verra si à l'interrogatoire vous adopterez le même système de défense.

- Oh ! non, non, ne me livrez pas. Vous ne savez pas ce qu'ils me feront, à la police, pour que j'avoue. Vous, vous êtes un haut fonctionnaire. Vous trônez dans votre bureau. Vous ne savez pas ce qui se passe à la police, ou plutôt vous ne voulez pas le savoir. Ils me battront. Ils me laisseront debout sans manger. Ils inventeront d'autres choses encore. Et le pauvre Silas finira par tout raconter. On verra qu'il n'est pas coupable, mais les autres, les coupables, quand ils sauront qu'il a parlé, ils le tueront. »

Durtal ne répond pas. Il voit la scène comme s'il y assistait, avec une précision de détails absolue. Silas est au poste de police. On lui a arraché son pagne, et lentement le lieutenant Bouvard, cette brute, lui applique avec une sorte de soin consciencieux des coups de nerf de bœuf. Silas ne crie pas, il gémit. Il n'avoue pas. Il répète un seul mot : Durtal.

Comme on remonte des profondeurs de l'eau, brasse après brasse, Durtal remonte à la surface de sa conscience. Que décider ?

« - Pour l'instant, Monsieur, je n'ai pas fini d'examiner le dossier. Je verrai ce que je dois décider.

- Mais, Monsieur Durtal, tente de dire le métis.

- Non, Monsieur Silas, je ne discuterai pas plus longtemps. Pour l'instant je sais ce que j'avais besoin de savoir. Si j'ai à vous parler, je vous ferai demander.

- Mais enfin, Monsieur Durtal... Je suis sûr que vous ne m'avez pas bien compris.

- Une seule chose m’intéresserait : savoir qui vous a poussé, s'il est vrai que vous ayez eu besoin qu'on vous pousse. Si vous ne voulez rien dire, inutile de prolonger l'entretien.

- Monsieur Durtal, vous savez bien que Silas n'est qu'un pauvre métis.

- Silas, j'en ai assez. Je ne veux qu'une chose : la paix. Au revoir. Je vous ferai appeler quand j'aurai besoin de vous. »