Chapitre III

- Te voilà déjà ? Tu rentres plus tôt, ce soir.

Marie Durtal a-t-elle pressenti une inquiétude ou une contrariété ? Durtal le soupçonne. Et puis elle semble un peu lasse ce soir. L'orage a tourné tout le jour au-dessus de la colonie, il éclate enfin. Les premières gouttes, largement étalées, claquent sur les feuilles de bananier. À l'approche de la pluie, les énormes jasmins de la cour intensifient leur parfum. Il se mêle à l'odeur plus ténue des frangipaniers. Mais déjà tombe la grande pluie rectiligne. Des éclairs fusent à travers le ciel, découpant en ombres chinoises la cime des cocotiers.

- Tu rentres à temps, mon chéri.

La voix familière dilue la peine imprécise de Durtal. Pour un peu il s'abandonnerait à tout raconter.

- Le dîner va bientôt être prêt, mon chéri. Passons tout de suite à la salle à manger.

Silencieux les boys apportent les plats. Sans doute pour que Durtal oublie ses soucis, Marie parle sans arrêt. Elle a découvert chez Mademoiselle George une statue qui la tente beaucoup, une petite tête de femme en ivoire. Elle n'a pas osé l'acheter seule.

Pendant qu'elle parle, Durtal sent son bonheur quotidien l'envahir, le submerger. Que de fois il a éprouvé cette impression de petits liens délicieux qui le retiennent, Gulliver attaché par mille plaisirs lilliputiens. Dehors, l'orage roule. La pluie entoure comme un rideau les galeries couvertes. Durtal se sent étreint doucement par sa maison. Il se plonge dans son calme, comme on se laisse aller au sommeil.

Ils sont passés dans le salon. Marie lui verse son café.

- Tu as eu des ennuis aujourd'hui, mon chéri ?

- Oh ! non, la journée s'est très bien passée.

Est-ce un mensonge ou n'en est-ce pas un ? C'est vrai que la journée s'est très bien passée. Sans doute, vers le soir, lui a-t-on apporté le dossier d'une affaire ennuyeuse. Il ne l'a pas ouvert, remettant à demain ce souci.

Comment faire comprendre à Marie ce qu'il éprouve ? Cette honte qui le reprend soudain d'être si parfaitement heureux – ce bonheur qui lui paraît comme une injustice.

- Nous sommes trop heureux, se surprend-il à dire. J'en ai presque peur.

Elle s'est assise à côté de lui, sur le divan. Leur tendresse est peut-être un peu ridicule à cinquante ans. Mais ils s'aiment tellement plus qu'autrefois ; ils se sont aimés tellement plus chaque année, chaque jour.

Il a parlé d'avoir presque peur, mais c'est autre chose que la crainte : une certitude que le bonheur doit finir ; une certitude que ce bonheur il le rompra lui-même.

°

° °

 Dans la nuit Durtal se relève. Il écarte la moustiquaire. Les éclairs illuminent toujours les palmiers ; mais le tonnerre s'est tu. Le bruissement de l'eau est continu comme le silence, si continu qu'il ne couvre pas le bruit de la respiration calme de Marie.

Et Durtal se sent une envie irrésistible de fuir, de s'en aller n'importe où, d'être une sorte de Père de Foucauld dans un désert, ou de s'en aller dans une léproserie comme les religieux de l'ordre du Père Aupois.

L'aube, aussi brusque que le crépuscule, le surprend à sa fenêtre, rêvant d'une évasion qu'il n'entreprendra sans doute jamais.