Chapitre V

Que décider ? se demande Durtal étendu sur son lit.

L'heure de la sieste. Le ciel flamboie. Tout dort dans une immobilité si brûlante que les palmiers semblent des arbres métalliques. Même les rats palmistes ont cessé leur jeu. Seuls les ventilateurs altèrent l'absolu silence, et le choc brusque d'un vautour sur un toit de tôle.

Enfermée sous sa moustiquaire comme dans une sorte de gondole nuptiale, Marie dort. Dorment également, sur une natte de la véranda, en un abandon presque animal, deux de leurs boys domestiques. Éveillé dans un monde de sommeil tragique, Durtal se sent l'âme du dernier habitant de la planète, quand sera finie la brève aventure de l'humanité. Telle est son impression d'isolement et d'impuissance qu'elle le distrait de ses préoccupations.

Dans la demi-inconscience causée par la chaleur, Durtal les mêle, ces préoccupations, à des rêveries métaphysiques. Il confond la conversation du fils Durand-Fouques sur la torture, l'affaire Silas et des méditations sur le sort de l'homme. Il se sent le prisonnier de cette humanité qui, ayant renoncé à « cette fonction essentielle de l'univers qui est une machine à faire des dieux » se condamne elle-même aux camps de concentration nazis ou soviétiques.

Et au centre même de cette douloureuse méditation demeure, comme fichée, l'idée de torture. Torture policière ou bagne nazi, à des degrés différents le même mépris de l'homme.

La torture ! Durtal n'est-il pas en train d'y livrer Silas ? Il le sait bien, que le métis sera battu jusqu'à ce qu'il explique à fond l'origine et la destination des armes et ses complicités trop certaines. Mais Durtal peut-il cacher, enlever une pareille affaire à la police ? L'enterrer, non pas comme Silas le proposait, pour de l'argent et des femmes, mais simplement pour éviter que le métis soit traité comme on ne doit pas traiter un homme ?

Des femmes... la honteuse rêverie s'est réveillée, l'obsession morose de la chair. Un instant elle éloigne les autres idées. De nouveau remonte à sa mémoire l'horrible soir sur la terrasse. Avec ce même geste de tête qu'il avait, enfant, pour éloigner une « mauvaise pensée », Durtal repousse l'évocation trop précise. Il retombe dans son angoisse. Comme elle est enracinée en lui ! La hantise de la torture, à fleur de sa conscience depuis vingt-quatre heures, ne l'a-t-il pas toujours éprouvée ? il se revoit dans sa classe de lycée. Le professeur lisait des vers de Joachim du Bellay :

O mes chers amis, j'en ai vu martyrer

Tant que pitié que mettait en esmoy...

Déjà ces vers avaient résonné dans sa chair, douloureusement, comme s'ils s'imprimaient en lui, comme s'ils traçaient son destin. N'était-ce pas lui-même, torturé au Châtelet, dont du Bellay plaignait le sort ? Et c'était un peu comme un appel aussi, quelque chose de délectablement douloureux.

Va-t-il donc à cette torture laisser soumettre Silas ? Pourtant, une affaire de trafic d'armes, c'est trop grave pour l'étouffer. Si le Gouverneur était un autre homme, Durtal irait le trouver. Il lui exposerait son cas. À quoi bon ? Le Gouverneur lui rirait au nez.

Dehors la chaleur s'atténue. Les corbeaux à tête grise, fond sonore de la Colonie, ont repris leur croassement. D'un vol lourd le vautour est reparti vers quelque charogne. Dans le jardin deux rats palmistes mènent une course éperdue. Quelques pas dans la rue... la Colonie soudain revit.

Durtal s'accoude à sa fenêtre. Un petit gosse tout nu, l'apercevant, balance d'un pied sur l'autre en lui réclamant des sous. Que faire ? Après tout, peut-être que les anglais sauront quelque chose.

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Durtal saute dans sa jeep... une jeep jaune, la seule de la Colonie, connue partout alentour. Le grand air, la beauté d'un paysage pourtant familier le détendent. Les cocotiers aux cimes entremêlées érigent un mur impénétrable. Durtal se sent comme plongé dans un bain végétal. Le double mur ne s'écarte de temps à autre jusqu'à la grande faille mouvante du fleuve que pour un étang aux nénuphars rouges ou le vert aigu, mêlé de jaune, d'une rizière.

Il roule, le fleuve, entre sa double haie de palmes. Il draine sa surface plane entre ses rives échevelées. Grossi des récentes pluies, dans un tumulte d'eau rougeâtre il a couvert le pont submersible. Il peuple de son grondement l'énorme silence tropical. Avec un léger frisson, Durtal y engage sa jeep qu'encadre un escadron de coolies. Le voici au milieu de la plaine mouvante d'où monte une odeur de terre. Riant par brusques éclats les coolies poussent la jeep. Durtal ne les entend pas. Avec l'haleine de la forêt et du fleuve une sorte de ferveur l'a saisi. Il se sent comme un élément de cette nature submergeante, trop violente et trop vaste pour que l'homme la domestique.

Le paysage change sur l'autre rive, en terre britannique. Bientôt cesse la forêt. Une longue plaine érodée s'offre comme un visage séché de douleur. Seuls l'animent de murmurants champs de mil et sur des baobabs la troupe jacassante des singes. Une terre mordue de feu, avec, épars, d'énormes blocs chus de quelque désastre sidéral, abandonnée au reflux d'une marée d'astres. Au loin, déferlement d'azur, les montagnes.

Déjà tombe la brusque nuit. Le paysage d'érosion accentue la bizarrerie de ses formes. Les blocs de pierre s'animent, s'étirent, se distendent, génies soudain réveillés de la pierre. Durtal entend, au fond de la jeep, son boy grelotter de peur. Lui-même se sent-il dégagé de toute frayeur ? Du fond des âges une terreur monte en lui, répond à sa ferveur retombée.

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Une lueur, la seule dans l'énorme masse de l'ombre : c'est le poste britannique.

Deux lampes tempêtes éclairent la terrasse, autour desquelles crépite, les éteignant presque, un vol d'éphémères. Le groupe électrogène est encore une fois en panne, note Durtal. Mais déjà on se serre la main, on verse le whisky, écartant d'un geste les ailes tombées de éphémères. Personne ne parle. On n'a pas demandé à Durtal pourquoi il est venu, s'il pousse plus loin ou s'il reste. Les deux anglais du poste se balancent sur leurs chaises, comme indifférents à sa présence.

Durtal éprouve de leur présence une sorte de paix. De toute façon il ne pourrait pas encore parler de l'affaire qui l'amène. Ce serait lui donner trop d'importance et mieux vaut ce silence qu'une conversation de convenance. Le visage rose et presque enfantin des Anglais se détache sur l'épaisse nuit. Derrière eux on entend le fleuve glisser sur ses sables, seul bruit dans le silence épais de la nuit.

La pipe d'un des Anglais grésille. Ce léger crépitement agace un peu Durtal. Pourquoi est-il si nerveux ? Vraiment l'affaire Silas n'a pas tant d'importance. Pourquoi s'y sent-il comme engagé ? On croirait qu'elle lui est personnelle, qu'en quelque façon elle le compromet. Il fera son rapport au Gouverneur, ensuite on verra. À quoi bon questionner les Anglais, chercher les dessous de l'affaire ? Les dessous... On ne les découvrira jamais. Ou si on les connaît, tant de notables seront compromis qu'on laissera les dossiers dormir. Oui, simplement faire un rapport au Gouverneur. Point même besoin d'expliquer aux Anglais sa venue. Ils ne le questionneront pas.

Déjà le boy monte le lit-picot sur la terrasse. Durtal va pouvoir dormir. Dormir, il n'éprouve que ce désir. Vraiment il a besoin d'un congé pour qu'une affaire aussi banale l'éprouve à ce point. Dormir, et tant pis pour Silas. Après tout, le métis ne vaut pas cher. Il n'avait qu'à ne pas se fourrer dans ce guêpier.

Durtal s'est glissé sous la moustiquaire. Les Anglais aussi se sont couchés. Il entend leur respiration, à l'autre angle de la terrasse. Les boys dorment eux aussi, un peu partout. Mais deux d'entre eux ?... ah ! L'atroce aveu de Silas. Cet homme qui jette tout l'extrême fond de lui-même, si dénudé par la peur qu'il n'en cache plus sa honte ; et dans l'aveu la corruption qui devient comme une sorte de pureté. Ah ! Peut-il être indifférent l'homme qui s'est ainsi livré.

Est-ce la fièvre ? Durtal se sent comme substitué à Silas. Ils savent tout l'un de l'autre désormais. C'est une connivence atroce. Durtal est Silas, et c'est lui qui crie sous les coups des policiers. Il gémit. Il s'effondre. Il avoue. Il avoue n'importe quoi.

Se sauver. Sauver Silas. Savoir à tout prix le fond de cette affaire.

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« -Ainsi des armes ont été introduites sur votre territoire ?»

Le calme du fonctionnaire britannique agace Durtal, lui qui d'ordinaire le louait de ne jamais s'émouvoir. Voici une heure qu'ils sont levés et qu'ils discutent, assis dans la grande salle du poste que le boy aère avec une panka.

« -Oui, reprend Durtal, ils ont passé chez vous du riz et des arachides et chez nous des armes. Le riz et les arachides, ce n'est pas très grave. Nous tenons le type qui mène le trafic. Mais pour les armes, nous voudrions savoir qui est derrière lui. C'est extrêmement important.

- Il serait plus important de savoir à qui elles sont destinées, répond l'Anglais.

C'est vrai. Durtal s'aperçoit qu'il ne s'est même pas posé la question. Jamais il n'a aussi mal mené une enquête. Il s'entend répondre, par une sorte de réflexe :

« - A qui elles sont destinées. Nous en avons bien une idée. C'est une enquête que nous pouvons mener sur notre territoire. Seulement, nous ne verrons clair qu'en connaissant le meneur de jeu. Jusqu'ici nous n'avons mis la main que sur des comparses.

- Mais par eux, vous ne pourrez pas être renseignés ?

Durtal s'énerve. Le fonctionnaire britannique n'a qu'un souci : n'être pas mêlé à cette histoire.

« - Ils ne parleront pas, répond Durtal. Ils ont trop peur. Ils craindront pour leur vie, pour leur famille...

- Oh ! Vous savez, avec la chicote...

Lui aussi ! Durtal sent sur ses reins la morsure des fouets qui cingleraient Silas. Un peu haletant, il reprend :

« - Écoutez. C'est vraiment un service que nous vous demandons. Nous tenons absolument à voir clair, et, si possible, sur le plan des affaires économiques, avant que la police s'en mêle. C'est une histoire que nous voudrions ne pas ébruiter, tout au moins pas trop tôt. Nous n'avons encore arrêté personne afin d'arriver jusqu'au chef de bande.

- Si vous le demandez ainsi... »

Cet acquiescement n'est-il pas un moyen de se débarrasser de lui ? Durtal plaide à nouveau :

« - Je vous l'ai dit : nous y attachons la plus haute importance. Nous ne pouvons pas supporter que se poursuivent ces trafics. Ils dureront jusqu'à ce que nous ayons saisi le chef de file.

- Ce jour-là... dit l'Anglais en allongeant ses jambes où le short rejoint les bas. A-t-il cessé d'écouter ? Il pose ses yeux vides quelque part, au-dessus du whisky, vers l'étendue que comble une lumière métallique.

À quoi bon rester ? Durtal donne à son boy l'ordre de remettre le lit-picot dans la jeep, tandis que le fonctionnaire anglais y charge trois bouteilles de whisky et fait attacher à l'avant une gourde enroulée de chiffons mouillés. Maintenant que Durtal s'en va, la cordialité de ses hôtes est sans limites.