Chapitre XIII

Huit jours se sont écoulés. Huit jours atroces. Durtal ne savait pas à quel point sa vie était attachée à celle de Marie. Parfois, au soir d'une dispute – tout désemparé – il l'avait ressenti. Il éprouve maintenant qu'il n'a vécu qu'avec Marie. Il voudrait parfois repartir, inventer une nouvelle vie, mais par quoi, pour quoi ?

Le jour il erre à travers Paris. Il marche. Parfois, harassé de fatigue, il s'assied sur un banc. Il y reste une heure, deux heures, il ne sait combien de temps. De quoi a-t-il donc l'air ? Les passants le regardent. Alors il repart, puis s'effondre sur un autre banc.

Le soir, il retourne vers ce petit bar, le Globe, aux environs du Pont Neuf. Il s'y sent un peu comme chez lui. Depuis le premier jour les percolateurs, les affiches, composent une atmosphère familière. La patronne le connaît. Elle le salue d'un sourire aimable.

Quelques ouvriers entrent rapidement, commandent un vin blanc, repartent. Ils ne font pas attention à lui. Une vieille femme de ménage, appuyée sur le zinc, commente les événements politiques. « - Chez les Russes, cela ne se passe pas comme cela » conclut-elle toujours ses tirades de doléances. Tout cela est sordide, étouffant, et pourtant c'est le meilleur moment de la journée.

Durtal boit. Il ne boit pas pour se griser ou pour oublier. Il boit pour avoir un prétexte à rester dans le petit bar. Quand la nuit est tombée, vient Leroux, le marchand de photos pornographiques, l'entraîneur du bordel. Il s'assied en face de lui et parle tout seul. Ce qu'il dit est ignoble : ce sont des histoires de filles, de pédérastes, de voyeurs. Elles écœurent Durtal ; mais c'est bon d'entendre une voix déjà entendue.

Alors, ensemble comme le premier jour, ils vont jusqu'au bordel. Durtal y entre, sans attrait, simplement pour ne pas retourner chez lui, pour ne pas être seul. Les filles le connaissent bien à présent. Comme il est toujours un peu essoufflé, elle l'ont surnommé « la pompe à vapeur ». Il monte avec n'importe laquelle, celle qui est libre. Souvent il s'endort sans avoir fait attention à elle.

Quand il rentre à l'hôtel, dans la grande glace du rez-de-chaussée il aperçoit son visage – ce visage mal rasé, ces vêtements sales et mal attachés – tout ce qui reste de lui.

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Une fois de plus Durtal s'est effondré sur un banc. Jamais le jour ne lui a paru si atrocement vide. Un balayeur pousse un balai grinçant sur le trottoir, écartant des feuilles que le vent ramène aussitôt. Une jeune femme traîne un enfant par la main, le gifle, puis aussitôt le couvre de baisers. De tout jeunes gens s'embrassent sans conviction, pour faire comme au cinéma. Tout est illusoire, inutile, contradictoire. « - La vie est absurde. » pense Durtal.

Un homme d'affaire, courtaud, descend d'une auto et s'engouffre dans une porte cochère : Durand-Fouques. Qu'importe ! pense Durtal. Durand-Fouques ressort quelques instants après. Durtal n'aurait qu'un geste à faire pour lui parler. Et puis, à quoi bon ? Tout a si peu d'importance à présent.

Durtal se lève. Il faudrait aller déjeuner. C'est assommant d'y aller toujours trop tard. On trouve des nappes sales, des tasses à café avec des mégots qui nagent dans la soucoupe. Un relent de graillon refroidi empuantit la pièce. Les femmes sont laides, congestionnées par le repas. Les hommes ont des expressions hébétées. Et tout cela sourit d'un sourire repu.

Durtal s'assied devant les croûtons de pain et les pelures de fruits. Il ne reste jamais du plat qu'il a commandé. Finalement il mange presque chaque jour des œufs qui lui empâtent l'estomac et des gâteaux  - ces gâteaux ramollis que les petits restaurants achètent en solde quand les pâtissiers ne veulent plus les écouler dans leurs boutiques.

Le soir, Durtal ne dîne pas. Il aime mieux boire, au Globe. S'il a faim, il prend sur le comptoir un des œufs durs peints en rouge.

Ainsi ce soir. Mais Leroux arrive un peu plus tôt que de coutume, commande les pernods et s'assied. C'est la première fois que Durtal le voit à la lumière du jour. L'autre se penche vers lui. Durtal peut distinguer chaque particularité de cette chair comme émaciée par le vice. C'est une caricature de l'ascétisme. La peau est sèche, blanchâtre, mais sous les yeux de petits vaisseaux éclatés composent un cerne violacé. Ils tracent sur chaque joue un dessin compliqué, comme dans les géographies les cartes fluviales.

« - Tu te rends compte, dit Leroux, si ce soir on faisait une vraie noce. On irait au restaurant, puis au théâtre. On n'ira que plus tard pour voir les filles. Je ne veux pas y aller trop tôt. Il y a une histoire de police à laquelle je ne veux pas me mêler. »

L'homme, pour convaincre Durtal, s'est penché encore plus près. Durtal absorbe tout son haleine.

« - Et puis, tu sais, poursuit Leroux, comme tu es mon pote, ce soir c'est moi qui te régalerai.

- Tu as de l'argent aujourd'hui ?

- Oui, je t'expliquerai comment. Mais je ne tiens pas trop à rester ici. Viens. »

Puisque cet homme est son ami, son seul ami, pourquoi ne pas le suivre ? pense Durtal.

Tandis qu'ensemble ils passent par les rues presque obscures de la rive gauche, les petites rues avec leurs réverbères vieillots, l'autre lui dit :

« - Tu sais, on va aller dans un restaurant vraiment bath, un restaurant pour gens riches, et puis là tu auras une surprise. Mais tu voulais savoir comment j'avais du fric. À toi je vais te le dire. »

L'homme s'est encore rapproché. Durtal sent son haleine fade, voit en détail la série des dents noires et jaunes. Il tente de se dégager un peu.

« - Oui, à toi je vais bien le dire, puisque tu es un pote et que tu ne connais pas les autres. J'ai touché une prime.

- Ah ! Oui ?

- Oui.. une prime, à la police. »

Durtal ne comprend pas immédiatement. Ah ! si ; c'est un indicateur de la police. Quel dégoût ! Durtal reste pourtant. Où irait-il ? « - Cet homme est mon seul ami... » se répète-t-il avec une sorte de délectation cruelle.

L'autre le fait entrer chez Lipp. Durtal a un mouvement de recul. S'il allait rencontrer un collègue du Ministère ? Mais Leroux l'a déjà entraîné vers une table où sont assises deux femmes trop grasses, les lèvres déformées par des virgules de rouge qui remontent presque jusqu'au nez, la chevelure dressée en pyramide au-dessus du front.

« - Tiens, s'écrie d'une voix perçante l'une d'entre elles, tu ne m'avais pas dit qu'il y aurait « la pompe à vapeur ». C'est marrant.

- Voilà la surprise, dit Leroux à Durtal. »

La surprise, en effet... deux des filles du bordel.

« - Je les ai fait venir, poursuit Leroux. J'ai pensé que ce serait plus marrant. On va faire une vraie noce. Et c'est moi qui régale tout le monde. Allez, mes pigeonnes, qu'est-ce qu'on va se taper ! »

Singeant les viveurs des films, l'homme commande le dîner. « - Mais avant on prend l'apéro. Apportez-nous quatre pernods. Et bien tassés, ajoute-t-il. »

Durtal sent que des autres tables on les regarde. Quel amalgame, ces deux poules, ce souteneur vieilli et crasseux, et lui, un peu sale et défraîchi désormais, gardant pourtant une allure de fonctionnaire correct.

« - T'as pas l'air de t'amuser, lui dit Leroux. Pourtant, ce soir, on rigole. C'est pas tous les jours fête. Garçon, encore des pernods ! » hurle-t-il à travers le restaurant.

L'alcool remonte Durtal. Il se sent léger, presque gai. Après les pernods, le vin du Rhin, puis le Bourgogne... Il ne sait pas très bien ce qu'il mange, mais la salle est bonne et chaude, avec ses glaces, ses céramiques 1900, ses tables de marbre et ses buveurs de bière.

« - Y a pas à dire, répète Leroux, c'est rudement bath ici. On sent que c'est de la vraie haute. »

Les poules s'essaient à manger « en grandes dames ». Elles écarquillent leurs doigts au point de ne plus pouvoir tenir leurs fourchettes. Cela ne les empêche pas de mâcher la bouche ouverte ni de faire grincer leur langue sur leurs dents. L'une d'elle, celle que Leroux appelle Carmen, s'efforce de détacher sa gaine.

« - C'est bon d'être entre copains, ressasse Leroux, entre types qui se comprennent. Tout à l'heure, on va aller dans un théâtre, dont je connais la direction : on m'a donné des places, des bonnes, des fauteuils d'orchestre.

- Mince ! s'écrie une des filles en se tapant sur la cuisse.

Leroux paie, laisse un pourboire démesuré qui leur vaut d'être reconduits jusqu'à la porte par le garçon obséquieux et narquois. Ils montent dans un taxi, pour le théâtre. Leroux chatouille les filles, passe la main sous leurs jupes. Pour ne pas détonner Durtal fait comme lui – avec dégoût. Il a bu trop d'alcool et voudrait vomir.

« - Ah ! ces petites-là, on en a fait des marrantes avec elles... » Et Leroux, un peu hoquetant, se livre à une description – horriblement précise – des orgies misérables du bordel. « - Ah ! on en fera encore avec toi, tu verras. » Leroux, passant son bras autour du cou de Durtal, lui éructe en plein visage.

Le théâtre... un affreux music-hall sur les boulevards extérieurs. Des chansons obscènes, chantées faux. Sur la scène, des femmes nues, minables. La salle est petite. Ils sont au premier rang. Ils peuvent dénombrer les cicatrices d'appendicite.

« - Je trouve que je suis mieux roulée. C'est pas ton avis, mon gros loup ? dit Carmen à Durtal.

Durtal voudrait fuir, se coucher, être seul dans le noir. Pas moyen... Et puis pourquoi ? Il n'y a plus rien d'autre. C'est sa seule vie, à présent.

« - Tu pleures ? lui dit Carmen. T'en fais pas. J'ai eu une copine comme ça. Quand elle avait bu ou qu'elle était heureuse, elle se mettait à chialer. »

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Durtal se réveille avec un sentiment de désespoir, comme s'il était muré. La soirée d'hier lui revient en mémoire, Lipp, le music-hall, et après – après, ce fut encore plus ignoble.

Durtal enfonce la tête dans son oreiller. Il voudrait dormir encore, dormir toujours, ne plus jamais penser.

On frappe à la porte. « - Monsieur n'est pas levé ? C'est que je voudrais faire la chambre.

- Je suis un peu souffrant. Je ne me lèverai pas aujourd'hui. Tant pis, ne faites pas le ménage. »

La bonniche le regarde avec ironie, puis referme la porte.

Durtal s'enfonce dans l'oreiller. Pourquoi se lever, pourquoi vivre. Tout son passé mort, mort pour rien. Et ce présent abominable. Ma vie est dénuée de tout sens, se répète-t-il. Je ne retournerai pas à la colonie. Je prendrai ma retraite, et je pourrirai. Je n'ai plus rien, je ne suis rien. Je n'ai même jamais rien été, puisque tout est mort, puisque rien n'a aucun sens.