Chapitre XIV

Une voix submerge le silence, l'emplit jusqu'à ses extrêmes limites. À travers le demi-sommeil où il est enlisé, elle gagne Durtal. Elle le pénètre. Une harmonie douloureuse règne dans son corps et dans son esprit. Cela le comble de paix, d'une grave et triste paix.

La Passion selon Saint-Jean... il la reconnaît. Ce souvenir le reporte à ses années d'étudiant. Marie n'aimait pas Bach. Quand elle en parlait, elle se faisait agressive. Voilà bien longtemps que Durtal n'a pas entendu la Passion.

La musique vient d'un pick-up dans la chambre voisine. Les étudiants sont rentrés. L'hôtel, si calme et silencieux avant le départ de Marie, est maintenant plein de leur tumulte. À chaque étage résonnent des airs de jazz. Des garçons et des filles circulent dans l'escalier.

Le voisin de Durtal a posé un autre disque : c'est Mozart et son frémissement de source claire. Les notes fusent, limpides, innocentes – si pures qu'il semble à Durtal qu'à travers toutes les souillures il a retrouvé son enfance. Jamais il n'avait si bien compris Mozart. Il pleure de cette innocence presque intolérable.

Bach à nouveau. Un fragment de la Passion selon Saint-Matthieu. Où Durtal a-t-il rencontré le visage de cette voix ? Où donc ces yeux tristes, ce nez un peu long, ce visage sanglant et calme ?

Il sait... et la colonie repasse devant ses yeux. Il évoque ces soirs calmes où il glissait en pirogue sous la voûte des palétuviers. Et par-dessus tout ces souvenirs... strident, l'appel de Silas.

La souffrance a repris Durtal. Après l'enlisement des derniers jours, c'est comme un repos, une détente, quelque chose de très proche de la joie. Sa vie a cette signification encore ; sauver Silas... - et ce serait aussi le sauver que souffrir avec lui. À travers le chant de Bach, Durtal pressent un monde où elle aussi, la douleur, est harmonie.

Le disque a cessé. D'autres jeunes gens sont entrés dans la chambre de l'étudiant au pick-up. Qu'importe à Durtal ? La musique est en lui désormais, la musique et l'attrait de cette voix, et l'attrait de ce visage entrevu naguère à la colonie.

Calme et comme retrempé, Durtal s'endort à nouveau.

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Un grand rayon de soleil se jette à travers la chambre. Par la fenêtre ouverte Durtal voit tout un contre-jour de toits crêtés de lumière. L'air est vif, et tout, - la chambre, le balcon, les toits, Durtal lui-même – semble impressionné de ce pan de ciel d'un bleu égal, pur, absolu.

Agir... Pour la première fois depuis le départ de Marie, Durtal se réveille avec le sentiment de quelque chose à accomplir. Il se lève d'un coup et se lave à fond, répandant de l'eau jusqu'au milieu de la chambre (depuis plusieurs jours il ne se lavait même plus). Il sifflote en se rasant, nu dans l'air frais du matin. Il brosse ses vêtements, lave les taches accumulées sur ses revers. Il enfile sa robe de chambre pour réclamer son déjeuner. En même temps, il demande qu'on lui repasse son pantalon vite, très vite. Il se sent d'une extraordinaire impatience.

En attendant, il ouvre son courrier, un courrier accumulé depuis quatre jours. Quelques lettres de la colonie, relatant de petits potins. Elle sont autant destinées à Marie qu'à lui. C'est pour cela qu'il ne lisait plus son courrier, un courrier qui appartenait, lui aussi, à la vie morte. Mais aujourd'hui tout est changé. Et puis Durtal voudrait savoir ce que devient Silas.

Une lettre du Père Aupois, la seule qui parle du métis : « - J'ai vu Silas, écrit le Père, vraiment ne peut-on tenter quelque chose pour lui ? Il croupit misérablement. C'est affreux de voir un homme se défaire. À présent il tousse. Et bien entendu continuent les brimades et les tracasseries. Et je ne peux rien pour lui, que passer le voir de temps à autre. Chaque fois il me parle de vous qui êtes son seul espoir. »

Agir, se dit Durtal. Mais que faire ? Du côté du Ministère, plus rien à tenter. Ils s'en fichent. Peut-être Durand-Fouques ? Pourquoi pas Durand-Fouques ? Si celui-ci le voulait, il pourrait probablement beaucoup pour Silas. Durand-Fouques doit intervenir puisque Silas était son complice, puisque Silas est en prison à cause de lui.

La bonne revient avec le plateau du déjeuner et le pantalon repassé :

« - Si c'est permis d'avoir fait une pareille saleté. Il y a de l'eau plein la chambre. Vous ne pensez pas que je vais éponger tout cela, hurle-t-elle. Pour ce qu'on me donne de pourboires ici, je ne vais pas nettoyer toutes les saletés des pensionnaires. »

Durtal la laisse ahurie, un billet de trois cents francs entre les mains. Et sans prendre son déjeuner, en robe de chambre, il descend jusque dans le hall. Deux étudiants le regardent curieusement au passage, et Durtal se rappelle qu'il n'a pas de pyjama sous sa robe de chambre. On voit ses jambes maigres et velues. Le portier échange un sourire complice avec les étudiants. Qu'importe ! Durtal empoigne l'annuaire du téléphone, et cherche à la lettre D. « - D, D... murmure-t-il en suivant du doigt les colonnes... D... Ah ! Durand-Fouques ! Quelle veine qu'il ait le téléphone. Durtal se précipite dans la cabine. Jasmin 14 19. Il compose fébrilement le numéro. « - Allo, allo ! Jasmin 14 19 ? Pourrais-je parler à Monsieur Armand Durand-Fouques de la part de Monsieur Durtal... Il n'est pas là ? Il est absent pour quatre jours en province ? … Je lui mettrai un mot... Au revoir, Madame... »

Durtal remonte dans sa chambre. « - Que faire ?... » se dit-il. Tout son bel élan retombe. Machinalement, il se sert son café au lait refroidi. Il étale sur son pain les minces coquilles de beurre, si minces qu'elles en sont presque transparentes. Après des années de colonie le goût du beurre lui est toujours un régal. Cette fraîcheur dans la bouche l'étonne. Aujourd'hui, c'est curieux, elle lui redonne une sorte de courage.

Après tout, ce ne sont que quatre jours de perdus. Il écrira. Durand-Fouques trouvera sa lettre sitôt en arrivant.

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Durtal est sorti toute la journée, pour méditer sa lettre. Le difficile est de trouver les mots qui persuaderont Durand-Fouques d'accepter un rendez-vous. Il faut rester suffisamment énigmatique pour l'inquiéter. Chaque mot pose un problème.

Durtal est assis devant sa table : « Cher Monsieur Durand-Fouques, « Cher Monsieur », c'est sans doute trop aimable. Peut-être pourrait-il commencer simplement : « Monsieur... » Mais alors Durand-Fouques se méfiera.

Et puis, où lui donner rendez-vous ? À l'hôtel du Budapest ? Durtal a peur d'un éclat. Il ne veut pas non plus aller chez Durand-Fouques. Il ne s'y sentirait pas à l'aise. Quelqu'un pourrait être placé pour écouter leur conversation. Et pourtant il faudrait un endroit tranquille. » « - Pourquoi pas au Globe ? » pense Durtal. À la fin de la journée ce café est toujours vide. En donnant rendez-vous assez tôt pour que Leroux ne soit pas là... Et puis vraiment où aller ailleurs ? Durtal ne connaît pas d'autre café. Surtout, pour se sentir fort, il éprouve le besoin impérieux de donner ce rendez-vous en un endroit connu.

Après plusieurs heures de travail – oui, plusieurs heures – Durtal a rédigé ce mot, qui, d'ailleurs ne le satisfait pas :

« Cher Monsieur Durand-Fouques

Il est indispensable que je vous rencontre au plus tôt pour une grave affaire de la colonie, affaire qui vous concerne directement. Pour que nous puissions parler tranquillement, voulez-vous venir le mardi 8 Octobre à 18h30, au café du Globe, rue... Je vous y attendrai.

Recevez, cher Monsieur Durand-Fouques, mon meilleur souvenir.

L . DURTAL

P.S. Au cas où vous ne seriez pas libre Mardi, vous pourriez me fixer un autre rendez-vous en téléphonant avant neuf heures à Littré 94 23 »

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Interminables sont ces quatre jours. Durtal les passe en grande partie dans sa chambre, guettant l'heure où son voisin rentrera et jouera des disques. Alors la chambre s'emplit des voix de Bach et de Mozart : seuls moments d'apaisement pour Durtal. L'étudiant a mis l'Agnus Dei du Requiem de Mozart. Merveilleuses fleurs de l'ombre, appels au-delà de l'infini, les violons tournent autour du thème liturgique. Durtal se sent plus loin que lui-même, enfin dépassées les limites de son corps. L'éternel enfant de Salzbourg l'a rempli de sa pureté.

Et c'est l'âme pleine de Mozart comme d'un viatique que le quatrième soir Durtal part pour son rendez-vous avec Durand-Fouques. Le soir est doux. Un insidieux printemps se survit en l'automne. Le crépuscule teinte d'un rose pâli le faîte des maisons. Il le détache des rues déjà emplies d'ombre. Ce sont des formes inattendues qui flottent, presque immatérielles. Les réverbères s'allumant les éloigne encore. Durtal avance dans un monde jamais vu. Un monde de pardon et presque d'innocence.

Au Globe la patronne l'accueille d'un large sourire : « - On se demandait ce que vous deveniez ! Cinq jours qu'on ne vous a pas vu ! Je vais vous servir votre Pernod. C'est Leroux qui était embêté de ne pas vous voir. Il essayait même de se procurer votre adresse. Sûrement qu'il est malade, qu'il disait comme ça de vous. Ça ne s'est jamais vu qu'il reste si longtemps sans passer ici ni au claque,... excusez-moi, c'est comme cela qu'il parlait. D'ailleurs, les hommes, moi je sais ce que c'est, cela ne me gêne pas, allez. Moi je les aime bien, ceux-là, ceux qu'on appelle des viveurs. J'en avais toute une table hier soir. Ce qu'il m'ont fait rigoler. C'étaient des vrais. Ce qu'ils en racontaient, des histoires, et toutes les frasques qu'ils avaient faites. »

Tout en parlant elle a versé à Durtal un pernod plein jusqu'au bord.

« - Tiens, je l'ai bien tassée, votre purée. C'est pour fêter votre retour, le retour de l'enfant prodigue. »

Durtal n'ose pas refuser le pernod trop fort ; cela vexerait la patronne.

Durand-Fouques viendra-t-il ? Durtal a fini son pernod. Sans le consulter, comme d'habitude, la patronne lui en a versé un autre. Dehors, la nuit est complètement venue. Il pleut, à présent ! Le reflet des réverbères grimace sur l'asphalte. Les rares passants marchent en toute hâte. Personne ne s'arrête.

L'horloge noire, incrustée de nacre, au-dessus du comptoir, marque sept heures trente. Durtal a pris un troisième pernod. Malgré la pluie, malgré l'attente, ils maintiennent en lui la lumineuse présence de Mozart. Il s'y accroche pour ne pas perdre cœur. Et si Durand-Fouques ne venait pas ?... Durtal en frisonne. C'est de nouveau la longue plaine enlisante, la vie sans but. Non, Durand-Fouques viendra. La phrase de Mozart le lui a dit.

Pourvu que Durand-Fouques ne tarde pas ! Le café est encore vide, mais d'ici peu les habitués arriveront. Durtal ne sera plus en paix. Ils le connaissent tous. Sans compter que Leroux sera là sans doute !

Un homme, le feutre dégouttant de pluie rabattu sur les yeux : c'est Durand-Fouques. Il tend à Durtal une main molle.

« - Pour une fois que je ne prends pas ma voiture me voilà trempé. On ne devrait jamais sortir sans voiture. Mais j'allais du côté des boulevards et c'est insupportable. On n'arrive pas à se garer. Ah ! Monsieur Durtal, on est mieux à la colonie ! Sans compter que Paris n'est plus le même qu'autrefois. Je suis allé hier aux Folies Bergères. C'était médiocre, très médiocre ! Et au Casino de Paris... Ne m'en parlez pas. Moi, je n'aime pas le théâtre. Quand je sors, c'est pour me reposer. Avec des affaires aussi importantes que les miennes, on a besoin de se reposer, de se détendre ; on ne sort pas le soir pour se creuser la tête avec des histoires d'existentialisme. » Durtal voudrait bien placer un mot, mais ce flot continue de rouler. « … tandis que j'aime bien le music-hall. C'est gai. On y trouve de l'entrain. Sans compter que les petites, les petites, ma foi, ne sont pas à dédaigner. Tenez, au Casino de Paris, il y a une danseuse nue adorable. Il est vrai que je parle du music-hall, et que peut-être vous n'y allez pas beaucoup. Je ne suis pas libre ce soir. C'est dommage. Je vous y aurais emmené. »

Durtal imagine avec dégoût ce qu'aurait pu être une soirée avec Durand-Fouques. Il profite d'une accalmie dans le débit du parvenu : « - Vous ne prenez rien, Monsieur Durand-Fouques ?

- Non. Jamais. Sauf parfois un whisky à la colonie. Mais vous prenez du pernod ? Comme vous avez tort ! Suivez mon exemple, à moi. Je ne prends jamais de pernod, ni d'aucun autre alcool. Je vais même vous le confier : c'est le secret de ma réussite. Quand on a des affaires comme les miennes, des affaires d'une pareille importance, on doit garder la tête claire. Je fais également très attention au fonctionnement de mon tube digestif. C'est un secret que je vous donne aussi : de l'huile de paraffine tous les  soirs, au besoin un comprimé de mucinum, le matin au lever un verre d'eau de Vichy légèrement tiédie ; au breakfast, toujours des fruits. Vous devriez essayer ce régime. »

Durtal voudrait interrompre, sinon jamais ils ne parleront de Silas :

« - Je me suis permis de vous déranger, Monsieur Durand-Fouques, pour vous exposer une affaire extrêmement sérieuse. Vous savez qu'avant mon départ de la colonie   je ne suis pas mal occupé d'une histoire de trafic d'armes à laquelle était mêlé Silas... »

Durand-Fouques a perdu toute sa faconde. Sa physionomie s'est glacée, tandis qu'une sorte de petite lumière fixe s'allumait dans ses yeux, une mauvaise petite lumière.

- Oui, j'ai vaguement entendu parler de cela.

- Vous en avez entendu parler plus que vaguement... Enfin peu importe. Vous savez que Silas a été arrêté, alors qu'il n'est pas le vrai coupable. Il n'est dans cette affaire qu'un vague comparse. »

- Ah oui ? dit Durand-Fouques d'un ton détaché. Mais je ne vois pas en quoi cela me regarde.

- On a arrêté Silas, je viens de vous le dire ; et on l'a odieusement maltraité. Si on ne le libère pas, il va sans doute mourir. »

Durtal guette sur le visage de Durand-Fouques un signe quelconque d'émotion. Mais celui-ci reste impassible. Même la petite lumière s'est éteinte dans ses yeux. Il paraît seulement s'ennuyer.

- Il ne vaut pas cher, ce Silas, répond enfin Durand-Fouques, après un silence qui a paru interminable à Durtal. Non, il ne vaut pas cher ; et puis, ce n'est jamais qu'un métis.

- Je vous dis qu'il va sans doute en mourir, dans la tristesse, dans l'abandon. J'ai tout fait pour le sauver, j'ai même alerté le Ministre, (un instant la lueur se réveille dans les yeux de Durand-Fouques)... jusqu'ici je n'ai rien obtenu (Durand-Fouques reprend un air las). C'est pourquoi je vous ai demandé de venir.

- Je ne vois vraiment pas en quoi cette affaire me concerne.

- Elle vous concerne directement, Monsieur Durand-Fouques.

- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

- Tiens, Durtal ! Enfin te voilà, mon pote ! (C'est Leroux qui vient d'entrer) En voilà un temps qu'on ne t'avait pas vu ! C'est pas une idée de laisser comme cela tomber les copains. Même je me suis demandé si tu étais malade. J'ai cherché à avoir ton adresse. Je viens seulement de l'obtenir par la police. Sans cela je serais venu.

- Oui, c'est bon, répond précipitamment Durtal en essayant de le repousser. Je suis occupé. Je te verrai tout à l'heure.

- Ah ! oui reprend Leroux sans rien remarquer, je vois que tu as de la compagnie. Mais tu sais, là-bas aussi, tu as manqué. La grosse Carmen est désolée de ne plus te voir. Tu ne m'amènes plus ma pompe à vapeur, me faisait-elle comme ça tous les soirs. C'est pas possible, mais pour lui plaire autant, à cette grosse Carmen, tu dois avoir des talents particuliers. Tu m'expliqueras cela. »

Plusieurs fois, Durtal a essayé que Leroux se taise. Il éclate : « - Fous-moi la paix. Je suis occupé. Je te verrai tout à l'heure. »

- C'est bon, c'est bon. Si c'est comme cela que tu me remercies des noces que je t'ai emmené faire. T'es pas chic, mon Loulou. »

Leroux s'est enfin éloigné...

« - C'est un de vos amis ? demande ironiquement Durand-Fouques. Je vous laisse à lui. Je ne peux vous dire qu'une chose : je ne sais rien de cette histoire pour laquelle vous m'avez fait venir.

- Restez, je vous en prie.

- Non, je n'ai pas le temps. Vous savez, quand on a des affaires comme les miennes, on ne peut perdre son temps aux affaires de ce métis.

- Restez. » Et Durtal d'une pression de bras oblige Durand-Fouques à se rasseoir. Vous ne pouvez pas partir comme cela. Cet homme souffre.

- Encore une fois cela ne me regarde pas. Je ne veux en rien me mêler de cette histoire.

- Un mot de vous au Gouverneur suffirait sans doute.

- Mais cela ne me regarde pas. Je ne veux pas m'en mêler. Je ne connais rien à cette histoire et je ne veux rien en savoir.

- Vous ne connaissez rien à cette histoire ? Mais le vrai coupable, c'est vous !

- Que chantez-vous là ?

- Je le sais... Le billet, votre billet, c'est moi qui l'ai donné au Gouverneur.

- Que racontez-vous là ?

- Vous croyez que cela va finir ainsi ! (Durtal soudain ivre de fureur, a jeté un verre par terre. Le verre s'est brisé.) Mais je vous aurai. Je vous poursuivrai. Peut-être y a-t-il d'autres billets.

- Je vous conseille de ne plus vous mêler de tout cela riposte Durand-Fouques avec une froideur accentuée. Vous me paraissez bien exalté. Adieu.

- Vous ne vous en tirerez pas comme cela.

- Des menaces à présent ?

- Non. Je vous supplie seulement de penser au malheureux Silas.

- Encore une fois cette affaire ne me concerne pas.

Durtal sent monter en lui la colère, une colère dans toute sa chair. Elle l'envahit comme la volupté. Il voudrait étrangler Durand-Fouques. Il hurle :

« - Je vous aurai, vous m'entendez ! Je vous aurai. Vous pouvez accumuler vos ordures, vous allez les payer. Je saurai bien vous les faire payer.

- Empêchez-les de se battre, crie la patronne. Je ne veux pas d'histoires comme cela dans la maison. Retenez-les. Ils vont faire un malheur. La police va s'en mêler. Elle fermera mon café. »

Durtal a attrapé Durand-Fouques. Il le secoue dans toute la violence de sa fureur. « - Arrêtez-les donc ! hurle encore la patronne. Monsieur Durtal, vous un homme si comme il faut vous n'allez pas faire cela. Leroux, voyons, séparez-les. »

Leroux et deux ou trois consommateurs se sont précipités. Ils n'ont pas de mal à faire lâcher Durtal, tandis que Durand-Fouques, sans attendre une seconde de plus, s'enfuit dans la rue. Durtal s'effondre sur une chaise, la tête dans les mains. Il sent sur son front une sueur froide.

« - Tout est fini, se dit-il, tout est fini. Et il pense moins à Silas en ce moment qu'à son effort pour être encore un homme.

- Allons, mon Loulou, grasseye Leroux, tu ferais mieux de ne pas t'occuper de cela. Tiens, prends une purée, puis on va rigoler ensemble. C'est la grosse Carmen qui sera contente de te revoir.

- Salaud ! éclate Durtal. Mais c'est cela que je ne veux pas. Et puis c'est de ta faute, pourquoi es-tu venu te mêler à notre conversation ?

Durtal est content de trouver quelqu'un à qui s'en prendre. Il s'acharne :

« - Espèce de gouape. Tu ne me fouteras pas la paix ? Tu crois que je vais recommencer à voir tes sales yeux, à sentir ta sale bouche...

- Salaud... grince Leroux entre ses dents, tandis que Durtal sort. La patronne en oublie de réclamer le prix des consommations. Elle crie simplement à Leroux : « - Tu devrais le suivre : il va sûrement faire un malheur. »

Rejoindre Durand-Fouques, seule cette idée demeure dans l'esprit de Durtal. Le supplier encore pour Silas ? Non, mais Durand-Fouques incarne le suprême espoir. S'il s'éloigne, disparaît l'ultime but de la vie. Cela, Durtal ne le raisonne pas ; il sent seulement un besoin absolu, impérieux, de Durand-Fouques. Et il court après lui dans la nuit. Il court sans même sentir la pluie si plaquée par le vent qu'elle en est comme collante. Il gagne les quais. Un pressentiment lui dit qu'il y retrouvera Durand-Fouques. Il le poursuivra partout, jusqu'à Auteuil, jusqu'à la colonie, s'il le faut. Rejoindre Durand-Fouques... Il lui semble que ses pas sur l'asphalte répètent ce nom. Durand-Fouques, c'est ce que crie le vent sur la Seine.

Le quai est désert. Seuls, le vent, la pluie, et sinistrement impuissants à éclairer, les réverbères. Toutes les devantures sont baissées. Les feuilles tourbillonnent. Durtal sent son pantalon mouillé coller à ses jambes. Il court quand même.

Là-bas, cette silhouette, et puis deux hommes devant un bec de gaz comme deux ombres chinoises. Et puis le premier homme pousse un cri et tombe. Et les deux autres qui se baissent. Ils fouillent, semble-t-il, celui qui est tombé. Ils s'enfuient.

Durand-Fouques ! Durtal sait que Durand-Fouques est là par terre. Il faudrait appeler au secours. Mais Durtal n'a qu'une pensée : voir Durand-Fouques, l'approcher. Il ne débraie pas de cette obsession... Durand-Fouques.

Oui, Durand-Fouques est là, étendu sur le dos. Il faudrait appeler, pense encore Durtal. Appeler avant que l'assassin soit trop loin. Mais Durtal reste fasciné, muet, la voix étranglée dans la gorge. Le corps est étendu sur le ventre. D'une plaie dans le dos coule un filet de sang qui s'élargit, se dilue dans la pluie, sur le trottoir. Durand-Fouques râle doucement.

Par terre le couteau de l'assassin. Durtal le ramasse, le tourne et le retourne dans ses mains. Il sent quelque chose de poissé sur les doigts : le sang, le sang de Durand-Fouques ! Et Durand-Fouques râle à ses pieds. Il faudrait appeler, crier, courir, chercher du secours,... Durtal lâche le couteau.

Voir encore le visage de Durand-Fouques, le toucher. Durtal se baisse. Durand-Fouques râle toujours. Une mousse rose lui sort de la bouche. Un peu de sang coule sur le poignet et la manche de Durtal.

Il faudrait appeler, ou fuir. Fuir ? Durtal n'a plus que cette pensée. Il veut fuir. Qu'on ne le mêle pas à cette affaire. Qu'il n'en entende plus parler. Fuir.

Et puis il a du sang sur les mains. Il s'est querellé avec Durand-Fouques. Sûrement on le prendra pour l'assassin si on le voit près d'ici. Durtal court. Dans une rue écartée ils se lave les mains au ruisseau. Il essaie de laver sa manche. Des pas derrière lui ? Il s'enfonce dans l'embrasure d'une porte cochère, comme s'il s'abritait de la pluie. Mais il lui semble qu'on court après lui. Ces pas précipités dans la rue voisine. Sûrement Leroux l'a signalé. Il repart. Il devrait rentrer à l'hôtel, au plus tôt. S'y laver. Se coucher. Feindre d'y être revenu directement. Mais il ne peut plus courir : ce pincement au cœur. Et puis il ne sait plus bien où il est. Il a tourné deux fois ou trois fois ? Ces rues, il les connaît mal, surtout la nuit. Il s'arrête. Son cœur le pince trop fort. Il repart.

Enfin l'hôtel. La porte jette son carré de lumière sur la chaussée. Personne. Durtal se précipite.

« - Où allez-vous si vite ? » Une main s'est abattue sur son épaule et le maintient. En même temps deux hommes sortent de l'hôtel. « - Oui, c'est bien lui, dit Leroux. Je vous l'avait bien dit, qu'il reviendrait tout de suite à son hôtel.

« - Tenez, il a encore du sang sur sa manche ; remarque un des agents.

On l'entre dans l'hôtel. Les étudiants le dévisagent, inquiets. Le patron s'affaire, l'air ennuyé. « - Entrez-le là, dans mon bureau. Vous comprenez, c'est très embêtant pour un établissement comme le mien, une affaire comme cela. Je n'aurais pas dû garder ce type. Depuis le départ de sa femme, il n'était pas normal. »

Leroux est là, qui fait l'important.

« - Hein ! je vous l'ai vite retrouvé. Vous n'en avez pas un autre pareil à moi dans toute la police. Et puis je peux tout vous expliquer comment cela s'est passé. Vous avez un témoin tout de suite. Une affaire en or que je vous apporte là.

- Raconte-nous tout ! crie un policier dans la figure de Durtal.

- Mais non, pas ici, on a tout son temps, lui dit un autre. Recueille plutôt les témoignages. »

Et c'est le récit de l'hôtelier : la vie irrégulière de Durtal. Puis le récit de Leroux : la dispute avec Durand-Fouques. « - Il a déjà failli le tuer dans le café, je vous le dis. C'est moi qui l'en ai empêché. Et puis, malgré la pluie, je l'ai suivi. Ce n'était pas facile. Il courait, il courait pour rattraper l'autre... »

Une auto s'arrête devant l'hôtel. On y enfourne Durtal. Leroux voudrait monter. « - Non, lui dit l'agent. Toi, on a déjà ta déposition. Tu repasseras demain matin. On  verra d'après ce que le gars aura avoué si on a encore besoin de toi.

- Oh ! ce ne sera pas difficile, vous verrez, répond Leroux ; il va tout de suite se mettre à table.