Chapitre XII

À l'entrée de l'hôtel, on passe devant une grande glace. Durtal, quelques secondes, se demande quel est ce clochard (barbe d'un jour, vêtement fripés et salis) : lui-même. On dirait qu'on l'a battu. Il se sent dégradé, avili, et il en éprouve une sorte de plaisir triste.

Oui, mais il va falloir affronter Marie. Lentement, très lentement Durtal gravit l'escalier.

Marie est étendue sur son lit, tout habillée. Elle ne s'est pas couchée. Elle n'a pas dormi. Durtal s'attendait à une scène, craignait même la rupture. Marie ne dit rien. Elle aide Durtal à défaire son pardessus, met à chauffer la bouilloire électrique. Pas un mot n'a été prononcé.

Durtal voudrait bien trouver quelque chose à lui dire. Il voudrait demander pardon. Comment faire ? Puis il a peur que s'il parle Marie prenne ses airs d'impératrice offensée qu'il exècre.

Il se met sur le lit. Marie s'étend sur la vieille chaise-longue à l'autre bout de la chambre ; si elle venait près de lui, s'il pouvait lui tenir la main, l'embrasser, s'expliquer.

Marie dort ou feint de dormir : Durtal ne sait. Vivront-ils ainsi désormais, séparés, exclus l'un de l'autre ?

Durtal s'endort, d'un sommeil lourd, coupé de rêves. Il est dans le salon du bordel, entièrement nu, debout, et on le bat. Et quand il s'aperçoit dans une des glaces, celle-ci lui renvoie l'image de Silas.

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Et quelques jours passent, mécaniquement. Durtal et Marie jouent leur rôle. Ils se disent des paroles, de commande, échangent quelques propos sur le temps ou sur la bonne de l'hôtel qui ne nettoie jamais la chambre. Marie ne répond d'ailleurs à Durtal que par d'indifférents monosyllabes. Lui traîne ses jours entre la rue Oudinot et l'hôtel de Budapest. Il part le matin avant qu'on fasse les lits : dès qu'il regarde la bonne Marie prend un air de dignité avec des hochements de tête significatifs : « - Je lui ai donné trop de bonheur, se dit parfois Durtal, je l'ai trop préservée de la vie. Elle croit maintenant que le bonheur, son bonheur, est un droit. Comme si on avait jamais droit au bonheur ! Elle ne comprend pas que je souffre. Elle ne comprend aucune souffrance. Elle ne voit rien que sa petite déception. »

Quant à l'affaire Silas, Marie montre désormais l'indifférence la plus affectée. Elle ne répond même pas lorsqu'un matin Durtal lui dit : « - Lherminet est rentré. J'ai rendez-vous demain avec lui. » Gauchement il essaie de lui prendre la main : cette nouvelle le soulage tellement ! Marie enlève sa main : « - Puisque tu tiens à te mêler de cette affaire, tant mieux. » dit-elle seulement.

Durtal est intensément malheureux. Coupé de Marie, il ne trouve plus sens à sa vie. Il aimerait mieux n'importe quelle souffrance physique. Oui, il aimerait mieux être comme Silas et qu'on le battît. Et tout le jour, assis sur son lit, près de Marie qui tricote sans rien dire, il savoure une espèce de nostalgie de s'anéantir. Parfois lui semble, - comme s'il en avait un lointain souvenir, comme s'il l'avait vécu autrefois, peut-être dans une autre vie – qu'il est dans un poste de police et qu'on le bat. Il est debout, seul, contre un mur, les muscles crispés d'immobilité. Les heures se succèdent, interminables, et il faut avouer. Il ne sait qu'avouer, mais on veut qu'il dise quelque chose, quelque chose de très important qu'il ignore.

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 « - Qu'avez-vous de si urgent à me dire, Monsieur Durtal ?

Durtal est en face de Lherminet, dans le bureau exigu où trône le tout-puissant directeur de cabinet. Les Conseillers techniques, le chef de Cabinet, ont d'immenses bureaux. Lherminet préfère cet espèce de réduit, à la porte même du Ministre. Aucune recherche dans le mobilier. Ici encore, comme dans le cabinet du Ministre, les marées politiques ont laissé des épaves disparates. Lherminet y campe. Il a été posé là par accident, semble-t-il. Cet homme soigné semblerait plus à sa place quai Conti, où il brigue un fauteuil, que dans ce débarras politique.

 Durtal se sent intimidé. Visiblement Lherminet s'attend à une affaire de première grandeur. Sinon pourquoi Durtal le harcèlerait-il au lendemain même des vacances ?

Et Durtal commence son récit. Il le voudrait clair, mais rapidement il s'embrouille. Sur un papier Lherminet a écrit deux noms : Silas, Durand-Fouques.

« - Monsieur Durtal, l'interrompt Lherminet, au bout d'un moment, je ne vois pas bien en quoi cette affaire nous concerne. Monsieur le Ministre tient à laisser une grande autonomie aux Gouverneurs. Cette histoire semble entièrement du ressort du vôtre. D'après ce que vous m'avez dit, à la colonie on sait parfaitement de quoi il s'agit.

- Mais, Monsieur le Directeur, à qui en appellerais-je, sinon à Monsieur le Ministre ? Je vous l'ai dit : on ne poursuit pas le vrai coupable.

Enfin, Monsieur Durtal, il y a la justice. Vous-même m'avez dit que ce métis, Silas, je crois, ne vaut pas cher. Sa participation au trafic d'armes est certaine. Certes, si un des coupables échappe à la justice, c'est regrettable ; mais vous-même reconnaissez que la colonie en tire un plus grand bien. Le Gouverneur est maître d'apprécier. Notre tâche ici n'est que de coordonner et de donner une impulsion. Nous ne pouvons entrer dans le détail des affaires. Votre Gouverneur, de votre propre aveu, est adroit et honnête. Que voulez-vous de plus ?

- Monsieur le Directeur, ce métis souffre injustement.

Si nous faisons la philosophie de cette affaire, peut-être avez-vous raison, Monsieur Durtal. Certes, nous devons tout faire pour éviter une injustice. Nous pouvons écrire au Gouverneur que le métis soit bien traité. Peut-être... Je ne sais pas ce que Monsieur le Ministre en pensera. Nous ne pouvons croire a priori qu'il soit maltraité. Vos affirmations sur ce point reposent sur des on-dit. Nous-mêmes avons à faire une autre philosophie : celle du Gouvernement. Elle exige une répartition des tâches. Elle exige que soit abandonnée aux gouverneurs l'exécution d'une politique générale déterminée ici. »

Visiblement Lherminet écoute avec satisfaction son propre discours. Par moments il se lève un peu sur son siège pour se regarder plus commodément dans la glace, au-dessus de la cheminée.

« - Monsieur Durtal, poursuit Lherminet, je relisais cette nuit Montaigne (il prononce Montagne). C'est un bon maître à penser. Il apprend à ne pas trop s'émouvoir. Pourquoi ne relisez-vous pas Montaigne pendant ces vacances ? Un peu de scepticisme ne nuit pas en politique. »

Durtal sent la cause perdue. Et d'ailleurs qu'est-ce qu'une affaire Silas, ici ? Elle est lointaine, irréelle. La Colonie, ce n'est plus une terre avec des arbres sur la mer, des maisons à terrasse, des hommes qui sont heureux, qui souffrent, qui aiment. C'est un certain nombre de dossiers, quelques statistiques, un petit drapeau sur cette planisphère derrière le Directeur. Silas, vu d'ici, n'est qu'un grain de sable sur une plage.

Que répliquer ? Durtal a bien quelques arguments encore en réserve. Ils ne porteront pas. Eux aussi ne sont pas d'ici. Ils sont de la colonie, de très loin. Ils appartiennent à un univers qu'on n'enferme ni dans les dossiers, ni dans les statistiques. Ils expireront, comme des poissons sur une grève, devant l'immense irresponsabilité des services, cette irresponsabilité que figure si bien Lherminet – raie impeccable, politesse parcimonieuse et un peu de philosophie comme les fioritures des cercueils de luxe.

D'ailleurs Lherminet a déjà commencé à feuilleter un dossier. Durtal sent qu'on lui donne congé.

« - Vous avez encore trois mois de vacances. Reposez-vous bien, Monsieur Durtal. Je sais quel cas on fait de vous à la colonie. Reposez-vous bien pour y reprendre votre service. »

Le Bouddha doré sur sa console, les meubles de faux Boulle, les fresques 1920, tout oscille autour de Durtal. Il entre au salon pour reprendre son chapeau qu'il y avait laissé. Par l'autre porte un personnage sort, petit, replet, avec une poitrine en pointe : Durand-Fouques.

Durtal se précipite derrière lui, mais déjà la porte du Directeur de cabinet s'est refermée.

Durtal hésite. Attendra-t-il ici Durand-Fouques ? Il s'assied. « - Vous attendez encore quelqu'un ? » demande le planton.

« - Oui, ce monsieur qui est chez Monsieur Lherminet. Prévenez-moi quand il sortira. »

Pour se donner une contenance, Durtal feuillette un vieux numéro de « Marchés Coloniaux » qu'il a pris sur la table.  « Le Gouvernement a fixé le prix des arachides » lit-il sans comprendre. « Un nouveau navire bananier pour le Cameroun »... « Les événement de la Gold Coast »... Tout cela est irréel, tout est irréel hors de l'image de Silas dans sa prison ; hors, autour de Silas, la présence imminente d'une torture, hors ce visage supplicié dans l'église.

Et Marie... Soudain Durtal pense à Marie, cette Marie naguère si tendre, si maternelle et soudain figée. En ce moment, dans sa chambre, elle tricote avec une rage butée. Durtal voudrait se précipiter dans cette chambre, se jeter aux pieds de sa femme, lui demander pardon. Ah ! qu'il voudrait poser sa tête sur son épaule et l'embrasser.

Après tout, pourquoi attend-il Durand-Fouques ? Mais dans la cour, ce petit homme qui se jette dans une automobile, n'est-ce pas lui ? L'huissier n'a pas prévenu Durtal. Celui-ci se précipite. L'auto a déjà démarré.

Durtal reprend machinalement son chapeau. Il ne regrette pas trop d'avoir manqué Durand-Fouques. Que lui aurait-il dit ? Une chose le tourmente : que faisait cet individu chez le directeur de cabinet ? Et puis Lherminet le connaissait. Armand Durand-Fouques possédait peut-être là une connivence.

Toujours plus fort, Durtal sent le désir de retrouver Marie. Il ne possède plus qu'elle de stable dans le monde. Elle est son seul port d'attache. Tout le reste a été balayé, comme ces feuilles de platane qui roulent brusquement sur le boulevard des Invalides. L'une d'elle tournoie longuement avant de retomber. Il se sent abandonné, balloté... revoir Marie.

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Son besoin de voir sa femme, de se réconcilier avec elle à tout prix, est si fort, qu'il monte l'interminable escalier avec allégresse. Il ne sent même pas ce grincement dans la région du cœur qui, d'habitude, le prend vers le quatrième étage.

Il entre brusquement dans la chambre. Marie est debout. Elle boucle une valise qu'elle a posé sur la table. Une autre valise est ouverte sur le plancher. Les affaires de Durtal s'étalent sur le lit.

« - Que fais-tu ? »

Mais Durtal n'a pas besoin de réponse. Il voit sur la table de chevet le paquet de photos pornographiques qu'il a oubliées l'autre jour dans sa poche. Il les y avaient mises machinalement. Il n'y a plus repensé. Marie en rangeant ou en voulant repasser le costume (le fer électrique est lui aussi sur la table de chevet) les aura retrouvées.

Durtal reste debout, sur le seuil. Que dire ? Que faire ? Marie, lèvres serrées, est allé chercher les photos. Elle les jette à Durtal. Les cartes s'étalent sur le plancher. Durtal voudrait parler.

« - Marie... dit-il.

- Ah ! Non ! Tu ne penses pas que tu vas m'attendrir. Tu me dégoûtes, tu entends. Ramasse-les, tes ordures, puisque tu les aimes. Ramasse-les, te dis-je !

Durtal se baisse. Il est là à quatre pattes qui rassemble les cartes.

« - C'est cela, regarde-les bien. Oui, tu les as toutes. Tu peux les compter. »

Durtal voudrait se relever, mais dans son trouble il laisse retomber les cartes.

Marie éclate d'un rire nerveux : « - C'est cela, regarde-les encore. Moi je pars, ne te presse pas. Tu auras tout le temps de les regarder. Ah ! ne me parle pas ! Ne me touche pas surtout. »

Durtal s'est traîné jusqu'à elle. Il se sent grotesque, à quatre pattes sur le sol, avec son gros ventre, parmi ces photos obscènes. Mais Marie devrait comprendre.

Elle se recule dans le coin le plus éloigné de la pièce. « - Ah ! Ne me touche pas, après que tu as traîné avec des putains ! Tu m'as bien abusée, avec tes histoires de Silas et de Durand-Fouques. Ah ! Tu as bien dû rire de moi. Tu me dégoûtes. Et tu m'as toujours trompée... Si ! Ne dis pas le contraire. Je ne te croirai pas. Tout est sali, souillé.

« Et moi qui t'attendais, qui te soignais ; et je m'inquiétais pour toi. Je t'ai tout donné. J'ai tout sacrifié. C'était si beau l'amour que je t'apportais ! Je n'ai vécu que pour toi. Avoir eu l'amour d'une femme comme moi, et en faire cela, cela... » ajoute-t-elle en piétinant rageusement les cartes.

Durtal reprend peu à peu son sang-froid. Marie a parlé avec de phrases de roman 1900 qu'il exècre. Cela lui rend un peu de ses esprits.

« - Je ne t'ai jamais trompée avant l'affaire Silas ! » hurle-t-il en se relevant.

- Ne parle pas si fort, pour que tout l'hôtel t'entende.

- Mais toi-même, tu glapis.

- Je glapis, je glapis... Ah ! Tais-toi, tu me fais horreur. Je pars, tiens, je pars. »

Fébrilement elle entasse ses affaires pêle-mêle dans la seconde valise. N'importe quoi, n'importe comment.

« - Tu ne me reverras plus. » Elle se concentre pour une suprême insulte : « Pantin ! ».

Avec ses valises trop lourdes, elle s'en va. Machinalement Durtal esquisse le geste de l'aider. « - Ah ! Non ! hurle-t-elle. Tu ne vois même pas ce que tu as d'affreux ! Tu veux m'aider à partir. N'aie pas peur, ce n'est pas long. »

 Durtal l'entend qui sous le poids des valises trop lourdes titube dans le petit escalier. Les valises cognent les murs et les marches. Elle sonnent sur les barres de cuivre.

Le bruit cesse. Sans doute un domestique est-il venu à l'aide de Marie. Une bonne passe et regarde furtivement par la porte demeurée ouverte. Durtal n'a même pas la force d'aller fermer.

Il reste là, une heure peut-être. Immobile, assis sur le lit, fixant une carte postale épinglée au mur par des punaises, reste d'un ancien locataire. Il devrait se lever, ranger un peu cette chambre, réfléchir, comprendre. Il ne sent qu'un grand vide, un grand vide en lui, un grand vide autour de lui... et puis une espèce d'affreuse paix. Plus rien n'a de sens. Tout est stupide : ce lit ouvert, le pyjama sale en rond au milieu de la pièce. Marie a oublié son tricot sur la commode, son éternel tricot dont elle comptait toujours les mailles quand il voulait lui parler.

« - Monsieur, je dois faire la chambre. »

La bonniche le regarde curieusement ; sans qu'il ai répondu ni esquissé un mouvement elle apporte son balai et sa pelle. Il faut sortir.

Durtal marche par les rues. Nulle part où aller. La vie s'est effondrée autour de lui comme un pan de mur. Rien que le vide.