Madagascar entre le dynamisme et le mora-mora

III. Problèmes d'une jeune Église

On a parfois peint l’Église de Madagascar comme rétrograde. Un quotidien sérieux ne s'est-il pas laissé aller à narrer cette histoire de fou selon laquelle on exclurait de la communion les parents dont les enfants fréquentent une école non confessionnelle ! Cette assertion appartient à la pure fantaisie. Au contraire, l’Église de Madagascar progresse et fermente. Certes, elle connait des difficultés et des problèmes, mais celles-là et ceux-ci ne sont-ils pas la preuve même d'une vie ?

Une Église en recherche

Le contresens de ce quotidien tient sans doute à un certain conservatisme de forme qui caractérise l’Église de Madagascar. Où entend-on encore autant de messes en latin, langue que bien entendu ne comprend aucun des fidèles ? Les cérémonies liturgiques constituent une rétrospective de mon enfance. Un Suisse, plus emplumé du chef que jamais maréchal d'Empire, mais vêtu d'un démocratique complet gris, les ordonne. Étonnant le voisinage de ce complet et de la hallebarde ! Les enfants de chœur en souquenille rose ou mauve rivalisent en nombre avec les statues sulpiciennes, sous un Sacré-Cœur plus fade que même ceux d'Espagne.

Pourtant, malgré son démodé un peu poussiéreux, l’Église de Madagascar apparaît en recherches. Si on y maintient certaines des formes que nous dépouillons on en participe pas moins au grand effort de rénovation pastorale qui, depuis le Concile, anime l’Église. Et d'abord, en dépit de ces apparences, on est en recherches liturgiques, conscient de ce que la liturgie constitue pour le Malgache le meilleur véhicule de l’Évangile. Les Malgaches aiment les offices.  Ils y participent avec tant de joie qu'au besoin ils ajoutent aux offices catholiques ceux de l’Église protestante voisine. Le Malgache, surtout le merina des plateaux, est un individualiste, mais un individualiste peu sûr de lui. Sur le plan social, cette incertitude se traduit en complexe de dépendance. Sur le plan de l'âme, elle entraîne le besoin de prier en assemblée, les uns épaulés par les autres.

Dans toute liturgie, on chante. Or, le chant, est au Malgache ce que la danse est à l'Africain : tout à la fois moyen d'expression et moyen de communion. Quelle joie de chanter ensemble ! On y retrouve l'âme des ancêtres. On la ressuscite et on la revit. On se délivre de l'action comme de la difficulté d'être. On quitte la solitude d'une personne que sa timidité cloisonne. On éprouve la double joie de se dilater et de se défaire. Aussi toute pastorale malgache commence-t-elle par le chant et vers lui se tournent les recherches. Le Malgache apprécie peu la musique grégorienne et dans ses églises il la rend informe. Au contraire, il transfigure les plus pauvres polyphones. On chante toujours à Tananarive les cantiques de ma « communion solennelle » et ceux qui, jadis, me déchiraient les oreilles aux messes dominicales en Bourbonnais. Je ne les reconnais presque pas. Leur scansion est assouplie. Leur rythme sinue et, sur ce pauvre assemblage de notes, une âme parvient à s'exprimer. Que dire des admirables chants tirés des airs populaires locaux ? Qu'en dire, surtout quand ils traitent de ces thèmes bibliques qu'ici on chérit spontanément : dialogue d'Adam et Ève, histoire de Caïn et Abel. Le chant se fait drame. Toute la grandeur de la Genèse se déploie, toute sa tendresse se déverse. De tels chants en apprennent plus à l'âme malgache que les catéchisme systématiques, surtout quand ceux-ci ne sont comme naguère (mais dois-je vraiment parler au passé ? ) que des traductions littérales de l'ancien catéchisme national français.

Car, et c'est un autre aspect d'une pastorale malgache, la conviction ne s'emporte pas ici par un raisonnement déductif. Le discours, pour entraîner l'adhésion, doit, si je puis dire, conditionner l'âme par des allusions successives à des proverbes, en une forme d'éloquence qui nous est étrangère au point que je n'ai rien compris à la traduction littérale d'un sermon qui avait enthousiasmé mes amis malgaches.

Les difficultés d'une croissance

La difficulté de susciter une pastorale adaptée est accrue par la diversité des ethnies et donc des caractères. La sensibilité à la musique et à une éloquence blessée de proverbes paraît pourtant générale dans l'île, dût-on introduire des variantes selon les régions.

Une pastorale nouvelle apparaît d'autant plus nécessaire qu'on ne doit pas s'endormir dans la satisfaction de soi, sous prétexte que Madagascar compte 1 302 000 catholiques (et 1 200 000 protestants). Le taux de croissance des baptisés n'est quand même que de 4% par an, alors que celui de la natalité atteint 3%. C'est dire que malgré la caractère massif de cette chrétienté, on ne convertit qu'assez peu de païens.

Un autre problème paraît posé à Madagascar par un retard dans la création d'une hiérarchie purement locale (qu'on me permette de ne pas employer les mots « malgachisation de l'épiscopat »). Sur seize diocèses, cinq évêques seulement sont malgaches. Cette situation, surtout quand la comparaison s'établit avec celle de l'Afrique noire francophone, pourtant généralement moins christianisée, n'engendre-t-elle pas un certain malaise ? J'en ai eu parfois le sentiment au cours de mes conversations. Sans doute pareil état de chose, apparemment anomalique, a-t-il ses raisons. L'émiettement de Madagascar en ethnies diverses joue sûrement un rôle, trois races – les Merinas, les Betsileos et les Bessimissakas – ayant fourni la presque exclusivité du clergé. On doit souhaiter pourtant une solution de ce problème, ne fût-ce que pour l'autorité des conférences épiscopales, qui prennent leurs décisions à la majorité. Peut-être aussi pour que le clergé malgache se sente encore plus missionnaire et qu'il n'ait pas l'impression que la conversion des infidèles est tâche de spécialistes.

Un apport irremplaçable

Jeune Église en recherches, celle de Madagascar, jeune  Église qui rencontre des problèmes. Mais ces recherches et ces problèmes témoignent d'une vie qui nous est précieuse : l'apport de Madagascar à l'Église universelle apparaît irremplaçable. Le P. Voillaume remarquait, dans une récente conférence, que l'accroissement du « sens géographique » de l'Église (une perception plus aigüe de son expansion dans l'espace et des nécessités qu'elle implique) semble coïncider avec une certaine perte du sens de sa continuité dans le temps. Il s'étonnait de cette perte quand sur le plan des sciences nous nous trouvons amenés à donner une place de plus en plus importante à l'idée d'évolution, donc à celle de continuité entre le passé, le présent et l'avenir. Or, Madagascar est comme imprégnée de cette continuité. Le conservatisme des formes, qui peut apparaître comme une faiblesse, n'est-il pas le revers de cette conscience de la solidarité entre les générations passées et la nôtre ? Nous avons sans doute besoin que Madagascar nous rappelle que la communion des saints, si elle englobe les vivants de tous les pays, englobe aussi avec nous les morts de toutes les générations. Où le lisais-je ? « Le vrai peuple de Dieu n'est pas de ce côté-ci de la mort ? » Cela, je l'ai intimement senti à Madagascar où l'ancêtre vit toujours, au point que dans les campagnes on lui réserve un angle de la case. Les vivants sont divisés en ethnies mais tous sont unis avec leurs morts.

Apport irremplaçable ? Madagascar, en effet, n'est pas que le pays du mora-mora. Terre très antique et très jeune, terre de contrastes et de divisions dans l'espace, mais terre aussi de continuité dans le temps, terre si singulière qu'elle n'est ni africaine ni asiatique, conjuguant des ressemblances andines avec des hérédités mélanésiennes, elle nous apporte la leçon d'une nation qui sait être elle-même sans agressivité vis-à-vis des autres et progresser vers l'avenir sans infidélité à son passé.