Madagascar entre le dynamisme et le mora-mora

II. Le vrai socialisme malgache

Un simple village des plateaux. Les maisons barbouillées de rouge et de blanc dressent leurs étroits étages à balcons couverts. N'était la tristesse qui règne partout ici, n'était je ne sais quelle gracilité des hommes et des bêtes, n'était aussi cette forme insolite des maisons, on croirait presque un village de chez nous, avec les poules sur le fumier et les canards qui descendent en file vers une mare.

Vers une rénovation rurale

Et comme son village, comme ses plateaux, le paysan malgache est triste. Métayer assez misérable, ne lutte-t-il pas toute l'année contre un endettement sans cesse croissant ? N'essaie-t-il pas de faire vivre, plus mal que bien, sur un lopin d'un demi-hectare une famille aux enfants déjà résignés ? Ne se sent-il pas impuissant entre le Fanjakana (administration), le Fokolona (Conseil des notables villageois) et l'usurier ?

Pourtant, sur ce destin de passivité, sur ces mornes jours qu'éclaire seule la perspective de devenir à son tour un mort et de connaître la paix des ancêtres, j'ai vu se lever un espoir. Par les courettes assez sales de ces fermes, on me mène vers une masure aussi minable que les autres. Une seule pièce, très basse. Sol en terre battue. Pour tout mobilier un grabat, une table, une sorte d'étagère classeur attachée au mur. Des volailles nous ont suivi. Familières, elles sautillent dans la pièce. Nous sommes chez un des moniteurs de la SATEC, cette Société de développement dont j'ai retrouvé l'action dans tous les pays francophones de l'Océan Indien.

Ce moniteur est responsable d'environ deux cent cinquante foyers. Son action, comme celle de ses nombreux collègues de Tananarive, est d'abord une action de persuasion, pour laquelle, il a tenu (les registres qu'il me produit avec fierté  en attestent) quatre-vingt-deux réunions. Mais l'originalité et la valeur de cette action tiennent à ce que ces réunions ne revêtent pas un caractère didactique. On y discute ferme. Les paysans ne subissent aucun enseignement ex cathedra. Ils collaborent, présentent des objections, suggèrent d'autres méthodes. Le caractère malgache rend ce dialogue à la fois difficile et nécessaire. Le Malgache est routinier, en effet. Si on ne le convainc pas vraiment, il reviendra à ses anciennes habitudes, cultivera en désordre, procédera aux actions culturales sans souci du calendrier. Surtout qu'avec lui, nous sommes en présence d'un riziculteur de tradition. Même si ses habitudes sont mauvaises, elles brillent à ses yeux d'avoir été celles de ses ancêtres.

Lutte contre l'usure

Mais convaincre ne suffit pas. Il faut encore que le paysan dispose des moyens nécessaires. À quoi bon le persuader de mieux cultiver, s'il demeure entre les mains des usuriers ? Or, la grande île est un des royaumes de l'usure. Avec couramment des taux de 25 à 30% l'an, on aboutit à déposséder les paysans de leur terre, car ils ne peuvent jamais s'acquitter de leurs dettes. Finalement, leur lopin est vendu à l'encan dans des conditions telles que le prêteur est presque toujours l'acquéreur et l'acquéreur à vil prix. Aussi un système de crédit a-t-il été mis au point, avec cette originalité que c'est un Comité de paysans qui décide de l'octroi des avances. Si le remboursement n'est pas effectué à la date convenue, ce Comité se trouve solidairement responsable. La méthode est-elle bonne ? Je le pense, puisqu'on n'a compté que 0,4% d'impayés l'an dernier. Je le pense aussi pour avoir vu la résistance des usuriers classiques et leurs efforts tendant à ruiner cette expérience.

Ainsi naît à Madagascar une économie rurale. L'avoir promue honore le gouvernement du président Tsiranana. Je viens d'évoquer une expérience rizicole, mais j'aurais aussi bien pu parler des efforts pour cultiver, sur la Côte Est, les plantes d'exportation, ou encore l'action entreprise par la Compagnie pour le développement des fibres textiles pour introduire la culture du coton dans la basse vallée du Mangoky et dans l'arrière-pays de Majunga. Cette action apparaît d'autant plus intéressante qu'à Madagascar on peut obtenir des cotons à longues fibres dont le monde manque cruellement. Si aux opérations entreprises pour le riz et pour le coton pouvait correspondre une extension des cultures fourragères, permettant l'accroissement et surtout la valorisation du cheptel malgache, un grand pas serait franchi vers le mieux-vivre.

Car Madagascar ne deviendra pas avant longtemps un pays industriel, faute d'énergie, de matières premières et de débouchés. L'isolement géographique constitue un lourd handicap. Le cloisonnement intérieur d'une île où les moyens de communication font défaut apparaît aussi un obstacle. Ne doit-on pas parfois transporter le café par avion ? Point de richesses minérales. Même l'uranium paraît déjà épuisé. Quant aux autres minerais, on les décèle tous, mais à titre d'échantillons et non en quantité exploitable.

Une révolution sociale

Malheureusement, on ne se heurte pas qu'aux usuriers. En fait, libérer le paysan de ses servitudes c'est, sans peut-être qu'on s'en doute, opérer une révolution sociale. En favorisant les opérations du paysannat, le gouvernement malgache mérite son épithète de « socialiste » qu'on a parfois tendance à ne pas prendre au sérieux. Une certaine structure sclérosée de la société malgache éclate, celle qui fait de chaque paysan une sorte de serf des notables. Certes, ce servage n'est pas inhumain. Le notable est capable de secourir son métayer. Il l'aidera dans ses grandes dépenses, enterrement ou « retournement d'ancêtres », mais en le maintenant dans une situation de dépendance, une dépendance que consacrent les institutions traditionnelles telles que le Fokolona, ces conseils de village sur lesquels l'administration française avait cru pourvoir construire une démocratie, sans voir qu'ils étaient le plus souvent entre les mains d'une oligarchie.

Tirer le paysan de cette situation servile apparaît donc la révolution la plus vraie et la plus durable qu'on puisse opérer à Madagascar. Sans elle, toutes les réformes ne seront que faux-semblants. Or, cette révolution, je l'ai vue se réaliser sous mes yeux en ces réunions où, de discussion en discussion, le paysan prenait conscience qu'il pouvait devenir le maître de son destin.

Qui sait ? Un jour, le paysan malgache nous apparaîtra peut-être joyeux.