L'Est Asiatique résistera-t-il au communisme ?

IV Les vrais remèdes

Sans doute est-ce la meilleure défense de la nouvelle politique américaine. Sentant l'inéluctabilité d'un rapprochement entre la Chine et le Japon si celui-ci ne trouve pas de débouchés, et voyant les milieux économiques de tous les pays du monde se hérisser à la seule pensée de compter à nouveau avec l'industrie japonaise, Eisenhower cherche à gagner de vitesse sur ce rapprochement. Justification beaucoup plus valable que la plupart de celles que nous avons fournies. Elle ne nous satisfait pas entièrement pourtant et beaucoup moins parce que – opinion souvent émise – elle risque de renforcer la solidarité entre l'URSS et la Chine  (celle-ci est un fait, et à brève échéance on ne peut ni la renforcer ni l'amoindrir) que par son inadaptation au problème. Nous avons peine à croire que cette politique strictement militaire aura plus d'effet que des coups d'épingle dans un matelas.

Le mal dont souffre l'est-asiatique est d'ordre économique et social. Nous pensons l'avoir suffisamment analysé pour qu'on en soit convaincu. Donc les vrais remèdes seront d'ordre économique et social. D'abord le Général Eisenhower devrait profiter du caractère encore inentamé de sa popularité pour obtenir des milieux d'affaires américains quelques sacrifices en faveur de l'industrie japonaise. Puis, son pays ayant payé d'exemple, il devrait employer le pouvoir que les États-Unis détiennent au sein de la coalition occidentale, obtenir de ces alliés que chacun apporte quelque débouché au Japon. Une conférence économique interalliée pourrait fort bien régler ce problème. Ainsi parerait-on on plus pressé.

Un plan digne de ce nom.

Mais ensuite une aide massive devrait être apportée à l'économie des pays de l'Est-Asiatique parce qu'ils sortent de leur actuel marasme. L'aide apportée par les États-Unis à l'Asie – y compris la Chine et les Philippines – depuis la fin de la guerre, n'a été que le dixième de celle apportée au reste du monde. Encore s'est-elle « diluée » sans profit entre les mains de Tchang Kaï-chek ou du Gouvernement Philippin, et aura-t-elle plus contribué à la profession des automobiles de luxe qu'à celle des tracteurs. Le point IV avait été un grand espoir. Il aurait pu changer le niveau de vie de ces pays sous-développés ; contribuer efficacement à diminuer les disparités d'âge économique. Hélas ! s'il fut une grande idée il ne devint jamais rien d'autre. Émasculé par le Congrès américain, il n'est plus guère qu'une machine à placer quelques techniciens américains. Le grand tam tam publicitaire mené par les Nations-Unies autour de l'aide aux pays sous-développés ne doit pas nous tromper : les chiffres sont là. À ce titre ont été versés exactement 20 millions de dollars, soit 7 milliards de francs par an (dont 422 par la France). La moitié de ces sept milliards ont été placés en réserve. Le reste a été distribué mais presque entièrement absorbé par les frais de fonctionnement et le tam tam publicitaire. La montagne a accouché d'une souris et le point IV d'une assistante sociale au Yemen ! Pour comprendre la valeur de ces chiffres un seul rapprochement suffira : de 1948 à 1951, la France a consacré 356 milliards aux seuls pays de sa mouvance (dont 175,6 pour la seule Afrique du Nord).

Seules les puissances « coloniales » actuellement ont fait un effort pour réduire certaines de ces disparités économiques qui étaient le vrai drame du monde. Ainsi les anglais, par exemple, ont-ils lancé leur plan de Colombo. Le fait est normal : seules les puissances « coloniales » ont un intérêt moral et politique à de tels sacrifices, si bien qu'aujourd'hui elles sont les seules à jouer vraiment un rôle anticolonialiste, à lutter efficacement contre la servitude coloniale. Les Nations-Unies auraient mieux à faire qu'à s'efforcer de les entraver : les imiter.

Car seul un Point IV digne de lui-même relèvera ces pays. Certes certaines sommes pourraient être trouvées sur place. L'organisation des Nations-Unies, par exemple, si elles s'appliquaient à résoudre l'affaire du Cachemire et si elles obligeaient Nehru à se plier à leurs décisions permettraient à l'Inde et au Pakistan d'investir les 450 millions de dollars que chacun d'entre eux consacre chaque année à préparer la guerre contre l'autre9. Malgré tout, un effort énorme devra être accompli par les pays évolués économiquement en faveur des sous-évolués, et pour « amorcer la pompe » il y faudrait quelques mille millions de dollars.

En marge du Bell Report.

Cela suffirait-il ? Si ces sommes sont remises aux Gouvernements des pays sous-évolués, on verra seulement augmenter les nombre des automobiles de luxe, le reste des subsides servant à « lobbyer » quelques campagnes anti-colonialistes à Washington ou à Lake Success. Il existe un document fort impressionnant : le Bell Report10. C'est le compte-rendu de la Mission que les États-Unis ont envoyé aux Philippines pour contrôler l'emploi des fonds qu'ils y avaient répandus. Or que recommande cette mission  en conclusion de son exposé : que le Président Truman envoie une mission américaine chargée de contrôler les ministères-clés de la République Philippine indépendante.

La tutelle des Nations-Unies, ce sont en effet ces peuples mal défendus contre leurs oligarchies régnantes qui en auraient impérieusement besoin. Quatre ans après l'indépendance des Philippines, le Bell Report n'a pas d'autre remède à proposer aux méfaits de cette indépendance. Nous savons ce que nos propositions ont de révolutionnaire. Et certes une telle politique demanderait un autre effort, et plus coûteux et plus soutenu, que la déneutralisation de Formose. Seulement une telle politique, elle, répondrait aux vraies données du problème. Hitler avait, pour miner son adversaire et le rendre incapable de réagir, inventé la drôle de guerre. Staline a inventé la guerre froide. L'objet est toujours le même : imposer à l'adversaire une forme de guerre différente de celle à laquelle il est psychologiquement préparé. Pour comprendre la guerre froide et la gagner, il importerait de l'étudier dans son imbriquement avec les problèmes soulevés par la cohabitation, dans notre univers rétréci, entre peuples d'âge économique différent. Alors on verrait que bien plus qu'un effort militaire, serait efficace un effort économique et social en faveur de ces peuples sous-évolués, sans quoi tout autour des bases qui constituent la défense occidentale, et entraînant ces bases mêmes dans leur chute, les pays de l'Est-Asiatique un à un sombreront dans le communisme.

 


9 De même les Philippines pourraient être invitées à consacrer un peu plus de 0,25% de leur budget à leur agriculture.

10 Recommendations of the Report of the Belle Economic Survey Mission to the Philippines to President Truman, publiées le 28 octobre 1950.