Rencontre de l'Extrême-Asie  

Bulletin d'information de l'Union Française 3/1953

 

On part pour mieux comprendre une situation politique. On part pour évaluer des difficultés et leur trouver des remèdes. Et puis, dès l'aérodrome de Tan Son Nhut franchi, on rencontre l'Extrême-Asie. Basses maisons de palmes tressées, sur leurs pilotis, champs amphibies que bossèlent en archipel les tombeaux de briques, et, sous leurs cône de paille, visages attentifs et fermés. Oui, dès l'abord, dès ma première promenade aux merveilleux jardins publics de Saïgon, ce pays m'a pris. Des enfants y jouaient la balle au talon avec des grâces de jeune chat. L'air était bleu d'humidité, si dense que les arbres semblaient y flotter.

Plus que les visages et les décors me dépaysent les odeurs. Hier, à Beyrouth, j'ai senti pour la dernière fois ce parfum de cannelle et de girofle qui pour moi résume la Méditerranée (que de fois je l'ai humé à l'approche d'Alger par la Mer). Ici roule une senteur à la fois épaisse et subtile où domine, légèrement âcre, l'opium. Guidé par l'odeur, dès ce premier soir, je dérive vers Cholon. La ville chinoise est là, captivante, avec ses prostituées pudiques et ses maquereaux réservés, avec ses marchands de soupe accroupis faméliques entre leurs balances de victuailles, avec ses pagodes tumultueuses et ses tripots recueillis. L'Asie signifiée par les banderoles rouges à caractères d'or, l'Asie signifiée par le tintamarre des sonnailles et le heurt des ampoules nues (je crois de tout un mois, et même dans les palais gouvernementaux, n'avoir pas vu un abat-jour), l'Asie signifiée par cette foule demi-nue qui vous presse sans vous heurter.

Je sais que cette nuit est pourrie et qu'au-delà du faubourg illusoire un jeune homme de chez moi veille sur la diguette. La mort est tout près. Elle rôde partout ici et peut-être contribue-t-elle à la fête étrange de Cholon. Mais qu'y puis-je ? L'avion m'a précipité trop vite contre l'Extrême-Asie. Trop brusquement j'en ai subi l'envoutement. En un soir, par tous les pores de ma peau, à travers tous ces frôlements, ces odeurs, ces musiques intolérables, j'ai absorbé l'Asie.