L'Est Asiatique résistera-t-il au communisme ?

II Fragilité de l'Est asiatique

Un noyau communiste solide : à son attrait les peuples qui l'entourent peuvent-ils résister ?

Hélas ! Nous retrouvons cette espèce d'équation sans inconnue par quoi nous avons commencé ces lignes : la moitié de l'humanité vit d'un cinquième du revenu mondial sur le sixième des terres émergées. Le succès chinois ne fut-il que partiel, on devine son pouvoir exemplaire dans ce monde de misère et de faim – un monde pris dans la double tenaille de la surpopulation et de la faim.

Perméabilité au communisme.

Idéologiquement, les pays de l'Est-Asiatique sont incapables, ou presque, de résister au communisme. Qu'opposera l'Occident au slogan répandu : « l'URSS était pauvre, elle est devenue puissante et riche, faisons comme elle, par les mêmes voies, et nous obtiendrons les mêmes résultats ». Rien ne nous servira, en Asie, de brandir l'arme psychologique de la liberté ». « Liberté » n'est pas un mot asiatique : au surplus possède-t-il un sens pour qui meurt de faim ? D'un bout à l'autre du continent l'habitude de l'oppression est telle qu'on ne la craint plus. Pas davantage d'attrait, sur le plan économique, pour un régime libéral confisqué par une oligarchie. Enfin le dernier atout idéologique de l'Occident – le respect de la personne humaine – n'a pas de valeur ici, il n'a pas cours, il n'a même pas de sens. Je crois qu'on pourrait établir un rapport mathématique dans chaque pays entre la durée moyenne de la vie humaine et le respect de la personne. Et dans l'Inde on vit vingt six ans quand en Europe on en vit soixante quatre. Aussi les unes après les autres s'effondrent les institutions démocratiques qu'on avait importées ici : comment ne pas souscrire au jugement de M. Tibor-Mende ? « Après une longue période consacrée à l'expérimentation des institutions reposant sur le consentement populaire, il existe aujourd'hui une tendance notable à se fier plutôt aux méthodes traditionnelles de contrainte et à fonder sur cette réalité sociologique la transformation économique désirée ».

Impotence économique.

Idéologiquement l'Occident n'apporte pas aux pays d'Asie la doctrine qui leur permettrait de résister à l'emprise communiste. Quant à l'économie même de ces pays, elle les prédispose à tomber sous cette emprise, dans la mesure tout au moins où un grand effort ne sera pas entrepris pour la sortir de son ornière. Rappelons une fois de plus l'épuration tragique : 1/2, 1/5, 1/6. Nous pourrons encore la formuler d'une façon différente : les neuf cents millions d'habitants de la Chine, de l'Inde et du Pakistan disposent de moins de terre cultivée que les trois cent cinquante de l'URSS et des États-Unis. Et le problème économique de l'Est asiatique se pose d'abord en termes démographiques. Pays surpeuplés, et d'une population croissante2, l'Inde, le Pakistan, Ceylan, la Birmanie, la Malaisie, la Thaïlande, l'Indochine, l'Indonésie qui portent au total 670 millions d'habitants en auront 720 dans dix ans, c'est-à-dire qu'ils ajouteront à leur population actuelle la population totale des États-Unis.

Déjà ces peuples meurent de faim, peut-on espérer un accroissement de production qui leur permette de supporter le poids démographique ? Au terme de notre enquête, nous répondrons CERTAINEMENT NON3.

Agriculture.

Voyons d'abord l'Agriculture, puisque sauf au Japon, elle est l'activité de 65 à 80% de la population. Or, on constate en premier lieu que dans ces pays la production vivrière non seulement ne s'accroit pas, mais est en régression : 33% au lieu de 35% avant la guerre. Les rendements, sauf pour le riz, sont inférieurs de 10 à 30% à ce qu'ils sont dans le reste du monde, ceci faute d'engrais chimique et surtout animal.

Qu'on ajoute – si je puis dire – à ces chiffres le mauvais régime d'exploitation des terres. On cumule les inconvénients économiques de la petite propriété (le morcellement) avec les inconvénients sociaux de la grande. L'exploitant n'est que très rarement propriétaire. Et ces défauts vont s'accentuant. Entre 1911 et 1931, le nombre des propriétaires non exploitants s'est accru de 18,1% dans l'ensemble de l'Inde4. Jusqu'ici aucun des gouvernements d'Orient ne s'est montré capable d'une réforme agraire, et si nous nous référons à l'article de notre ami Kenneth Vignes, Réforme agraire ou communisme ? C’est pour indiquer qu'une telle réforme est beaucoup plus difficile à opérer qu'il ne paraît le dire : d'une part, en effet, une réforme agraire qui ne serait pas précédée de l'organisation sérieuse du crédit agricole ne serait qu'une illusion. Mais surtout, la réforme agraire pour n'être pas temporaire et que l'agriculture reste propriétaire, suppose un encadrement du paysannat pour lequel ces pays manquent d'hommes formés. Telle est, par exemple, la difficulté moyenne de la réforme agraire au Vatican.

Les perspectives permettent un peu moins de pessimisme quand existent ou ont existé des plantations, et la qualité de la main d’œuvre les ont fait abonder dans ces régions. En effet, beaucoup d'entre elles sont passées entre les mains  des indigènes. Déjà en 1937, 49% du caoutchouc des Indes néerlandaises étaient entre les mains des petits planteurs indigènes. Partout où les vicissitudes politiques ne l'interdisent pas les plantations sont en plein essor. Toutefois on ne doit pas fonder trop d'espoir sur elles, non seulement pour celles où la relève de l'européen par l'indigène paraît difficile (Théiers), mais pour celles où elle paraît techniquement plus facile (hevea, oleïs). En effet ce sont là productions toujours subordonnées aux aléas de la spéculation. L'Indigène ne sera que rarement en mesure de supporter de tels aléas. Nous le voyons bien dans nos pays d'Outre-Mer. Pour supporter ces aléas, comme pour organiser la production il devra se soumettre à une discipline coopérative extrêmement ferme. Bien souvent, celle-ci est encore à réaliser.

Industrialisation ?

Mais dans tous ces pays, le développement agricole n'est vu qu'avec un certain dédain. On lui prête je ne sais quelle saveur coloniale. Et puis il n'intéresse que les plus pauvres, ceux qui ne peuvent pas se faire entendre. Il heurte les conservateurs qui ont peur de la réforme agraire. Aux yeux des progressistes, un tel développement paraît vieillot. Il n'a pas l'allure d'un Plan quadriennal soviétique, et c'est un tel plan qu'on aimerait. Aussi partout n'a-t-on « qu'un mot à la bouche » : INDUSTRIALISATION. Et partout on élabore aussi des plans, plus audacieux qu'étudiés, tel ce plan de Bombay en 1944 qui devait doubler le revenu par tête d'habitants des Indiens en quinze ans, tripler le revenu de l'Inde, sextupler son rendement industriel, mais dont ses auteurs n'avaient pas prévu la technique de financement.

En fait l'industrialisation se heurte à une terrible disette d'énergie. Dans toute l'Asie des Moussons (Chine comprise) les réserves sûres de charbon sont de 5,3% des réserves mondiales, mais la consommation représente 8% de la consommation mondiale annuelle, dans le même espace les réserves de pétrole sont de 2,7% pour une consommation de 3,5%. la houille blanche offrirait les meilleures perspectives (14%), mais en Chine – spécialement en Mandchourie, plutôt que dans ces pays périphériques qui nous intéressent.

Quand aux richesses minières, elles existent5, mais sans aucune comparaison avec les richesses des États-Unis ou de l'URSS. Les industries de transformation de produits agricoles paraîtraient en meilleure position, sans, hélas ! les avatars politiques du genre de la partition des Indes qui les ont paralysées. D'autre part la campagne grow more food a amené un recul du coton aux Indes. L'Asie des moussons qui a produit 40% du montant total des fibres naturelles, n'en a plus produit que 30% en 1949.

A ces difficultés nous pouvons malheureusement en ajouter d'autres. Certes, la main d’œuvre est inépuisable, elle est intelligente, mais famélique elle n'a qu'un rendement défectueux6. D'autre part, qui dit « industrialisation » dit « débouchés », et qui dit « débouchés » dit organisation commerciale, internationale. Or nous pourrions ici ajouter un terme de plus à notre équation sans inconnue. Cette moitié de la population du monde ne participe que pour un septième au commerce universel (encore dans le secteur qui nous intéresse, ce septième est-il confisqué par les européens et les chinois).

Impotence politique.

Nous venons de voir successivement que l'Occident n'apportait pas aux pays du Sud-Est asiatique les maîtres mots qui leur permettraient de résister en face du communisme. Nous avons vu également que les conditions économiques de ces pays les condamnaient, si rien ne les en dégageaient, à une misère qui les prédisposaient à l'invasion du Stalinisme. Leurs conditions politiques ne sont malheureusement pas meilleures. Point n'est besoin d'y insister. Chacun sait le déchirement de la Birmanie entre les communistes du chapeau rouge, les communistes du chapeau blanc, les nationalistes karems, sans omettre les forces gouvernementales (un remarquable black out des nouvelles pèse sur ce pays). On sait aussi que les Philippines souffrent d'une guerre très analogue à la guerre d'Indochine (les Huks) bien qu'on évite d'en parler : les Philippines sont indépendantes, et la preuve serait trop éclatante que satisfaire les revendications nationalistes ne sont pas la panacée qu'on a prétendue à Washington. L'Indonésie, malgré son indépendance, est elle aussi, une Indochine. Quand à l'Inde, sous l'égide du prestidigitateur Nehru, elle est le pays de la grande illusion. Vastes sont ses présentions, mais dans les chiffres que nous venons de citer, les plus déplorables sont toujours les siens. Nehru rêve, des bureaux bâtissent des plans (on en est au dix-septième projet de réforme agraire), tandis que pèse la misère et que le communisme interne se développe7.


2 Cet accroissement va de 1,3% en Birmanie à 2,4% en Malaisie.

3 Nous empruntons la plupart des chiffres cités soit au remarquable petit livre de M. Tibor-Mende, la révolte de l'Asie, Presses Universitaires, soit à un article de M. Charles Robequain, l’Économie de l'Asie des Moussons et son évolution récente, Annales de Géographie, Juillet-Oct, 1951.

4 62% en Bengale, 78% dans les Provinces Unies, 80% dans le Madras !!!

5 Aluminium, étain, antimoine, tungstène, graphite, micer, grosses quantités de mauvais minerai de fer, peu de charbon cokéïfiable, et encore, aux Indes, le brûle-t-on dans les locomotives !

6 Le quart ou le cinquième du rendement de l'ouvrier européen.

7 Nous ne pouvons pas  renvoyer à l'admirable livre de Tibor-Mende, l'Inde devant l'Orage, Éditions du Seuil, un livre où nous avons retrouvé exactement toutes les impressions que nous avions nous-mêmes ressenti aux Indes.