L'Est Asiatique résistera-t-il au communisme ?

I Solidité du bloc sino-soviétique

Car désormais la révolte de l'Asie a un nom géographique : c'est la Chine. Je sais que certains contestent, et dans deux camps opposés, ou que la Chine soit vraiment communiste ou que le communisme y soit assez ancré pour résister au premier choc. Erreur d'optique, très générale. Nous avons tous encore dans l'oreille les phrases bénifiantes dont nous nous sommes rassurés quand Mao Tse-Toung eût achevé de conquérir son empire. Devant un événement si formidable, nous avons voulu nous rassurer.  Nous avons fait appel à tous les glossateurs pour qu'ils minimisent cette date, pour qu'elle cesse d'être une des plus importante de l'Histoire. Alors nous avons sollicité les « spécialistes » de nous affirmer que la Chine absorberait le Communisme comme elle a déjà absorbé toutes les importations étrangères, qu'elle le transformerait (traduisez : qu'elle l'émasculerait). Nous nous sommes rappelés que les Chinois étaient avant tout nationalistes, et connaissant l'impérialisme russe, nous nous sommes prédit un proche titisme chinois – avec d'ailleurs une indiscrétion qui ne pouvait qu'en empêcher la naissance. Avec les anglais et inspirant bien entendu de précédents historiques notre erreur, nous nous sommes persuadés qu'économiquement la Chine ne pouvait se passer de l'Occident. Quand on la touche, la frontière de Chine, quand on atterrit sur un de ses quelques points où le « rideau de bambou » est assez mince pour que filtrent les nouvelles, elles s'évanouissent nos bénifiantes erreurs.

Fondements d'un régime.

Simplement, trompés une fois de plus par les précédents historiques ; nous avions cru que la Chine réagirait au marxisme comme naguère aux idéologies occidentales, ou dans nos références historiques nous avons confondu les dates. Nous avions d'abord oublié cette espèce de « bascule des obédiences » dont Paul Mus parle dans son livre sur le Vietnam, bascule qui régit la vie politique de tous les pays pétris de confucianisme. Nul n'est plus respectueux de l'autorité que le chinois, mais si sous le coup d'une autre autorité possible elle présente une faille, il se précipite vers cette autorité possible. N'en déplaise à Tchang Kaï-Chek qui dans son exil de Formose prétend qu'on le regrette en Chine, un prince vaincu n'a jamais gardé de fidèles dans l'Empire du Milieu. L'ordre social antérieur n'est plus qu'un désordre éventuel pour un esprit confusianiste.

Et puis on oubliait aussi les affinités entre la philosophie chinoise classique et le marxisme. Disons plutôt : et le Stalinisme, en nous rappelant que l'Asie a fortement imprégné la pensée du géorgien Staline. Ces parentés ont été admirablement recensées par MJ de Ligny dans un numéro de Rythmes du Monde1 : Matérialisme de part et d'autre, refus du spirituel, systèmes l'un et l'autre strictement humanistes, système l'un et l'autre orientés vers la réussite d'une construction sociale ; même idée du prince (ou du surhomme, comme on veut) chargé d'interpréter la volonté du Ciel ou le devenir historique (au choix) ; « rythme de la pensée Taoïste, rythme de la pensée dialectique, deux oscillations étrangement semblables viennent se rejoindre à travers la profondeur des siècles ». Et certes, dans cette même étude, M. de Ligny indique la contradiction fondamentale entre l'éternel devenir marxiste et la fixité chinoise, et sans doute à la longue cette contradiction sera-t-elle la plus forte. Mais nous devons, pour bien comprendre, nous mettre dans l'esprit que ces jeunes chinois qui ne croyaient avoir  le choix qu'entre une pensée nationale sclérosée depuis deux millénaires ou une pensée occidentale qui contredisait les principes mêmes de leur être, et qui, soudain, voit comme un métal en fusion la pensée marxiste se couler dans les moules antiques du taoïsme et du confucianisme. « La pensée chinoise, demeurée si éloignée au cours des âges de la spéculation occidentale, peut sembler désormais, en venant s'insérer tout naturellement dans les cadres de la dialectique marxiste, effectuer la soudure avec les temps modernes, franchir d'un seul bond plusieurs étapes de l'histoire de la pensée et, rejetant le poids de son anachronisme, venir s'aligner avec les plus jeunes efforts de l'esprit humain ». Non les étudiants chinois ne rechignent certes pas aux cours de marxisme, n'en déplaisent aux rédacteurs de Life.

La Chine s'éloigne.

Mais c'est dire que le Titisme Chinois perd de ses chances fondamentales. À l'intérieur du bloc sino-soviétique les difficultés sont réelles. Nous n'aurons aucune peine à énumérer les principales. Et d'abord si on a voulu en tirer des conclusions trop fortes ou fausses, ce n'en est pas moins une vérité que l'URSS doit désormais compter non plus avec un allié et non de simples satellites et qu'une telle situation d'égalité comporte toujours une certaine fragilité. Des alliés, et des alliés rivaux : nul mieux que Mao Tse-Toung ne connaît l'âpreté de Staline. Il le sait bien, par exemple, qu'après le départ de tous les ambassadeurs occidentaux, est demeuré auprès de Tchang Kaï-Chek l'ambassadeur d'URSS, pour arracher à ce gouvernement des concessions ultimes qu'on pût opposer à son vainqueur. Il la connaît en Mandchourie et à Dairen, l'âpreté russe. Il la connaît en Mongolie extérieure, et il s'efforce en Mongolie intérieure d'organiser une colonisation de type soviétique à la fois pour  neutraliser les intrigues staliniennes et pour éviter l'attrait du territoire russifié. Seulement, pour lui faire surmonter sa haine de l'Occident il lui faudrait d'autres craintes ou d'autres lésions et qu'à travers les rodomontades américaines cet Occident ne lui fît pas encore plus peur. Et cela suffirait-il ? Plutôt, la question ne se pose pas en ces termes pour les dirigeants d'un peuple guerrier en expansion. On ne réfléchit pas assez au fait que le processus de la révolution chinoise n'a eu aucun rapport avec celui de la révolution russe. La révolution a été faite non par un parti communiste issu d'un prolétariat urbain, mais en faveur des masses paysannes par une armée qui en était comme l'élite. Le vrai Parti en Chine, et malgré l'existence du Parti, c'est encore l'armée, d'où un certain caractère agressif qui ne peut se tourner que contre l'Occident (la guerre de Corée, par exemple, pourrait bien avoir été voulue par la Chine contre le gré de l'URSS). D'où, dès l'origine, le peu de chance que cet occident bénéficie d'un titisme. Mais d'où, en regard, le caractère illusoire de la politique américaine qui se comporte comme si Mao pouvait avoir peur d'une intervention armée.

Enfin – ce fut surtout une illusion britannique – on croyait que la Chine ne pourrait pas se pas se passer de l'aide économique de l'Occident. Hong Kong s'imaginait une prospérité éternelle. Certes la Chine n'a jamais cessé de commercer avec l'occident, mais sans que cela infléchisse sa ligne politique. Sans doute est-ce pour bien le marquer, que son agence spécialisée pour ce commerce est installée à Berlin-Est, et non point en quelque lieu de sa propre frontière. D'autre part, ce commerce a toujours été limité, la Chine s'en étant bien mieux passée que nous n'imaginions. Nous avions seulement oublié de porter en compte l'héroïsme du stalinien et l'inhumanité de ses dirigeants...

Si bien que la Chine communiste, telle qu'on la voit de ses rives, s'éloigne toujours plus de l'Occident pour se rapprocher toujours plus du monde russe. Pour s'en convaincre, quelques faits suffisent, de la campagne des antis, la « suppression » physique et morale de tout élément de résistance avec en corollaire la multiplication des « camps de répression », à la militarisation croissante (et sur ce point la guerre de Corée a bien servi le régime). L'économie reste le point faible (même si on nous annonce spectaculairement des exportations de riz qui rappellent le blé soviétique de 1946). Et pourtant, même dans ce domaine on doit enregistrer la réussite extraordinaire des grands travaux hydrauliques. La réforme agraire est un fait – même si elle représente à contre échéance une escroquerie pour le coolie qui en ignore la précarité. Développement des cultures vivrières et de la pisciculture, développement des transports, accroissement sensible de l'extraction du charbon, tous les symptômes d'un développement économique concordent. Sur ce plan aussi la Chine communiste paraît s'éloigner de l'Occident.

Tel est donc le fait majeur. Au centre de l'Asie un bloc communiste, pour le moment infrangible.


1 Jean de Ligny, Pensée Chinoise et marxisme. Rythmes du Monde, n°4, 1951.