Avant d'étudier l'affaire d'Indochine

Brève histoire de la guerre d'Indochine

1ere étape : de la Libération au massacre de Hanoï

Nous l'avons vu, l'affaire d'Indochine n'a jamais été entière. Depuis les erreurs de 1950 jusqu'à l'occupation japonaise, sans compter les fautes de nos alliés, bien des hypothèques ont pesé sur elle. Ce poids, on l'a senti dès les premiers jours de la Libération.

A) La France reprend pied.

Dès la Libération la France a tenté de reprendre pied en Indochine. Nous avons vu à quel mobile a obéi le Gouvernement provisoire où toutes les familles politiques de la France étaient représentées.

Au surplus, 25 000 Français civils et militaires étaient rassemblés dans la situation la plus dangereuse à Hanoï, à Haïphong et dans quelques autres localités du Tonkin. Ils étaient voués aux pires exactions de l'occupant chinois. Le Gouvernement ne pouvait les abandonner sans défense. Telle est l'origine du premier retour des troupes françaises qui d'ailleurs ne souleva pas de très grandes difficultés ; Ho Chi Minh étant à l'époque surtout désireux d'éliminer grâce à nous la Chine de Tchan Kaï-Chek. Ainsi fut négocié et signé l'accord du 6 mars 1946.

Aux termes de cet accord, le Gouvernement Français reconnaissait la République du Vietnam comme État libre dans le cadre de l'Union Française et s'engageait à consulter les populations sur le rattachement de la Cochinchine à l'Annam et au Tonkin. De son côté, le Gouvernement Vietnamien se déclarait prêt à accueillir amicalement l'armée française et à faire cesser sur le champ les hostilités. Des conventions ultérieures devaient préciser ces divers points.

B) Dalat et Fontainebleau.

Préparer ces conventions ultérieures fut l'objet des Conférences de Dalat (17 avril 1946) puis de Fontainebleau (6 Juillet 1946).

Ces conférences furent des échecs, tout au moins jusqu’à la signature, en dernière minute, du modus vivendi du 14 septembre 1946...

Pourquoi ce double échec ?

Deux initiatives ont certainement pesé sur le destin de ces conférences. La première : le Gouvernement de M. Gouin, dont M. Maurice Moutet était le ministre de la France d'Outre-Mer, décida, le 1er juin 1946, la création d'un gouvernement provisoire cochinchinois. Le Viet minh vit dans ce fait une manœuvre contre la réunion des trois « Ky », c'est-à-dire du Tonkin, de l'Annam et de la Cochinchine.

Précisons que l'initiative de l'Amiral d'Argenlieu, très déplorable  avait pour circonstance atténuante en même temps que pour origine, les rapports précis qu'il possédait sur les activités que poursuivait à ce moment le Vietminh.

Si ces deux initiatives françaises ont pesé sur le destin des conférences, on ne doit pas manquer de mettre en regard l'intransigeance absolue, marquée du début à la fin de leur déroulement, par la délégation du Vietminh. Qu'on se reporte donc au discours prononcé, au nom de cette délégation, par Mr Pham Van Dong, le jour inaugural de la conférence de Fontainebleau.

D'autre part, si le Président Ho Chi minh était, tout donne à le penser, désireux d'aboutir à un accord, certains de ses subordonnés, et plus spécialement le général Giap, celui qu'on appelait dès alors, « le communiste passionné », se dépensait pour rendre cet accord impossible. Leur action locale contredisait la bonne volonté, probablement réelle, de leur chef de gouvernement. Et tandis qu'on négociait, éclataient des incidents locaux tel, le 13 août, le massacre d'un détachement français à Bach-Nimh.

Également l'activité de certains partis politiques français a gravement nui à l'évolution de la conférence. La délégation de notre pays a été souvent gênée par l'incompréhension de l'opinion – tel est le danger des conférences trop publiques. Plus lourde de conséquences encore, l'action systématique du parti communiste sur les délégués du Vietminh, cela pendant que ses ministres (le parti communiste partageait encore le pouvoir) approuvaient les positions gouvernementales. Ne se tenait-il pas, parallèlement à Fontainebleau, une espèce de contre-conférence tendant à ce qu'à chacune de nos concessions répondent de nouvelles exigences vietminh ?

Enfin, dernier point, plus important encore, plus grave en tout cas. À l'époque, jamais la délégation du Vietminh n'a accepté de donner la moindre garantie pour les Vietnamiens qui nous étaient fidèles, ni d'ailleurs pour les Français, ni pour les Eurasiens, ni pour les minorités. Hélas, à Genève de telles garanties ne devaient pas davantage être obtenues. Mais s'il est permis de transiger sur ses intérêts, est-il permis d'abdiquer ses devoirs ?

Telles sont les vraies raisons de l'échec de ces conférences, échec qui n'a pas été dû à une intransigeance du gouvernement français. Pour s'en convaincre, il suffit de se reporter à la déclaration et à l'aide-mémoire du 14 août 1946. certes, sur bien des points, ces textes sont dépassés. Ceux qui ne les connaissent pas seraient étonnés pourtant de leur largeur de vue.

C) Du modus vivendi de septembre au massacre de Hanoï.

Si dans leur déroulement les conférences de Dalat et de Fontainebleau ont été des échecs, elles ne devaient pourtant pas aboutir encore à la rupture. Bien au contraire, le 14 septembre 1946, Ho Chi Minh accepta de signer un modus vivendi. Ce modus vivendi prévoyait un référendum sur la question de Cochinchine et la reprise ultérieure des négociations.

« La voix du Vietminh » devait en janvier 1950, dire de ce modus vivendi : « La signature de cet accord n'a eu pour but que faire gagner du temps à l'organisation Vietminh et permettre l'arrivée du matériel de guerre acheté au Siam et à Hongkong ». Le Vietminh se calomnie lui-même. Non pas qu'il n'ait utilisé à cette fin la trêve permise par le modus vivendi. Ou plutôt, le Vietminh ne se calomnie pas lui-même, mais il calomnie Ho Chi Minh qui désirait certainement, « faire l'économie de la guerre d'Indochine ». Seulement l'état d'esprit de ses lieutenants ne paraît pas avoir été le même et de retour à Hanoï, le 21 octobre Ho Chj Minh y a été fraichement accueilli. Son entourage estimait qu'il avait trop cédé aux demandes françaises.

Aussi allait-on assister à une pénible série d'incidents de plus en plus graves. L'un d'entre eux fut la triste affaire de Haïphong, le 20 novembre 1946. Affaire confuse dans ses origines et que, fait assez curieux, la presse communiste tarda beaucoup à exploiter polémiquement. Il est vrai qu'on en était encore au tripartisme. Le 23 novembre 1950, l' « Humanité » devait encore écrire : « Il n'est pas exclu de voir dans cet incident une provocation  d'éléments chinois anti-vietnamiens ». Pourtantle bombardement du quartier vietnamien de Haïphong par le général La Morlière n'a guère d'excuse. Disons, seulement que, quelque jugement moral qu'on doive porter sur cette affaire, ce n'est pas elle qui a entraîné la rupture.

Beaucoup plus grave déjà dans ses conséquences historiques allait être ce massacre qu'on a appelé la Saint-Barthélemy de Hanoï, le 19 décembre 1946, mais où par un synchronisme inquiétant, toutes les garnisons françaises du Tonkin et de l'Annam ont été aussi attaquées.  Coup certainement médité et qui répondait tristement à l'arrivée au pouvoir en France d'un homme qui venait quelques jours auparavant de manifester ses intentions pacifiques : Léon Blum.

2ème étape – L'année 1947 et le retour de Bao Daï.

A) L'entrevue du pont des Rapides.

Pourtant on put espérer que ce dialogue reprendrait quand même. Une dernière fois, on put l'espérer pendant cette année 1947 qui, à elle seule, constitue la deuxième étape de l'affaire d'Indochine. 1947, l'année du Gouvernement de M. Ramadier, M. Moutet restant à la France d'Outre-Mer où il devait être relayé en octobre par M. Paul Bechard. Le 30 décembre 1946, Ho Chi Minh lança un appel. M. Moutet partit pour le Vietnam où il passa le mois de février. Il conclut que cet appel « ne pouvait être pris au sérieux » et « qu'il ne s'agissait évidemment que d'un acte de propagande ».

La désignation de M. Bollaert, le 6 mars, à la place de l'amiral d'Argenlieu, contribua-t-elle à porter Ho Chi Minh à un ultime effort pour renouer le dialogue ? Presque immédiatement, le 21 mars, le président du Vietminh renouvela ses propositions de pourparlers. Ses offres furent reçues avec hauteur. M. Bollaert envoya auprès de Ho Chi Minh M. Mus, le 10 mai, porteur de propositions de paix, dont non seulement certaines n'étaient pas acceptables par le Vietminh, mais même peu honorables, telle que la livraison des étrangers combattants dans ses rangs. Cette entrevue dite du Pont des Rapides, sur laquelle M. Mus s'est expliqué dans son livre, n'a peut-être rien changé au déroulement de l'Histoire. Je n'en sais rien et c'est déjà bien assez d'avoir à la comprendre sans essayer de la refaire. Du moins, nous nous sommes-nous donné le tort de propositions inacceptables.

Ainsi, le 12 mai 1947, s'est terminé la dernière occasion concrète de négocier avec le Vietminh.

B) La mission Bollaert.

Cette reprise de contact ayant échoué le pays n'était pas prêt à l'effort de guerre qu'eut exigé à l'époque une solution militaire. Au surplus M. Ramadier, comme tout le pays, comme nous tous – et c'est sans doute notre honneur – y était profondément hostile, force était de rechercher une autre solution sur le plan politique. Telle fut l'origine de ce qu'on a appelé la « solution Bao Daï », telle que M. Moutet, puis M. Bechart devaient, à partir de sept 1947, l'amorcer.

Certes, le recours à Bao Daï ne s'est pas avéré une solution, et nous savons pourquoi. Des raisons très fortes militaient pour ce recours pourtant et d'abord qu'aucune autre personnalité vietnamienne n'eut répondu à l'appel très large lancé à l'époque par M. Bollaert – d'ailleurs aucune autre ne pouvait répondre qui ne représentât autre chose qu'une coterie ou un clan. À cette heure-là, comme chaque fois que l'affaire d’Indochine a subi une orientation décisive, a pesé le fait que le communisme y fut la seule force politique organisée.

Bao Daï, c'était quand même la tradition, si forte que Ho Chi Minh l'avait, lorsqu'il avait abdiqué, nommé conseiller suprême de son Gouvernement. Bao Daï, était la seule personnalité que, dans ce pays qui réclamait si fort son unité, tolérât à la fois le sud et le nord. Bao Daï, c'était un homme dont l'intelligence était à juste titre réputée, et si sa vie privée prêtait à critique, ce n'était guère là, contre lui, un argument d'ordre politique. Enfin, et je devrais dire surtout, c'était la seule personnalité du Vietnam qui possédât, de par son origine même, un standing international. Or, à l'époque, ce dernier argument paraissait décisif.

En effet, l'évolution des colonialismes asiatiques, l'approche également du danger chinois à l'heure où de l'autre côté de la frontière les signes se renversaient et où la Chine qui lui résistait depuis quinze ans, se jetait presque brutalement entre les mains de Mao Tsé Toung et aussi les pressions internationales, dont nous voyons en Indonésie jusqu'à quelles extrémités elles pouvaient se porter, nous obligeaient impérieusement – et au plus tôt – à matérialiser, à concrétiser, à rendre ostensible l'indépendance qu'à travers Ho Chi Minh nous avions promise au Vietnam. Or pour transférer les pouvoirs, il faut avoir quelqu'un à qui les transmettre.

Personne d'autre ne se présentait que Bao Daï et on pouvait en être d'autant plus convaincu que les contacts entretenus avec les représentants du Vietminh pendant toute cette période, avec l'aveu des ministres successifs, aussi bien par le Haut commissaire Bollaert que par le Haut commissaire Pignon prouvaient que de ce côté là, l'issue était bien bouchée.

Les entretiens de la baie d'Along datent des 6 et 7 décembre 1947, soit quatorze jours exactement après l'arrivée de Paul Coste-Floret, rue Oudinot, c'est dire qu'ils n'avaient pas été préparés par lui. Je n'en suis que plus à l'aise pour affirmer que la conjoncture historique où l'on se trouvait a pratiquement imposé Bao Daï. La plus haute autorité française d'alors, M. Vincent Auriol devait consacrer ce choix par l'accord du 8 Mars 1949, accord qui allait être ratifié le 27 janvier 1950 par l'Assemblée Nationale, avec les voix notamment de MM. Daladier et Mendès-France. Mais avoir mené à bien les accords attribuant l'indépendance aux États associés dans le cadre de l'Union Française restera le mérite de Paul Coste-Floret. Nous verrons combien dans ces traités il sur défendre les intérêts culturels et économiques de la France.

3ème étape : de la baie d'Along à la dévaluation de la piastre.

Telles étaient donc les données du problème quand le 28 octobre 1949, dans le second gouvernement de M. Georges Bidault, Jean Letourneau accepta le portefeuille de la France d'Outre-Mer dont dépendait encore l'Indochine. Jean Letourneau devait conserver la direction des affaires d'Indochine pendant six gouvernements successifs, comme ministre de la France d'Outre-Mer, puis ministre des relations avec les États Associés, charge qu'il devait, à la mort du Maréchal de Lattre de Tassigny, cumuler avec celle de Haut Commissaire en Indochine ? Non seulement six Présidents du Conseil, mais leurs ministres solidairement responsables, appartenant aux principaux partis, devaient donc continuer cette politique.

Rappelons les données dans lesquelles devait obligatoirement s'inscrire l'action de Jean Letourneau :

1°) Gouvernement de l'Indochine par l'Empereur Bao Daï précédemment rappelé, aucun autre « interlocuteur » n'étant possible depuis le rejet des dernières propositions d'Ho Chi Minh par MM. Ramadier et Moutet.

2°) Indépendance des États associés solennellement promise lors des Conférences de Dalat et de Fontainebleau – promesse confirmée lors de l'entrevue des Accords de la Baie d'Along et par les Accords du 6 mars.

3°) Pour assurer cette indépendance et conjointement, défendre les intérêts français en Indochine ainsi que les positions des Occidentaux dans le Sud Est asiatique, nécessité de poursuivre la guerre pratiquement engagée depuis le massacre de Hanoï.

La première tâche qui s'imposait à Jean Letourneau devait donc être d'assurer l'Indépendance des États Associés et l'autorité du gouvernement préalablement mis en place. Parallèlement il devait défendre les Intérêts français et poursuivre les objectifs que la situation lui imposait.

Indépendance des États Associés.

L'indépendance préalablement octroyée allait d'octobre 1949 à Juillet 1953 être définie et consolidée notamment par les accords consécutifs à la Conférence de Pau de 1950 et cela sur le double plan externe et interne.

A) Souveraineté externe.

Désormais sur le plan de la souveraineté externe, le droit de légation active et passive appartient intégralement aux États Associés et les quelques réserves introduites dans les traités d'indépendance issus politiquement des négociations de la Baie d'Along, sont progressivement abandonnées. On obtient de trente trois États la reconnaissance des États Associés. Une seule opposition, celle de l'URSS se manifeste quand la France demande leur admission à l'ONU. Cette opposition n'empêche d'ailleurs pas les États Associés d'adhérer à huit des organisations internationales spécialisées.

En outre, le Laos, le Cambodge et le Vietnam négocient et signent des traités internationaux relatifs à leurs intérêts particuliers ; à l'origine une procédure spéciale avait été prévue, mais elle est rapidement atténuée.

Ces faits suffiraient à démentir les affirmations gratuites selon lesquelles on s'en serait tenu à je ne sais quel colonialisme périmé comme aux accusations d'immobilisme. En réalité, pendant cette période les gouvernements qui se sont succédés ont avec courage accepté les conséquences des accords conclus par leurs devanciers.

Ajoutons que parallèlement la libre association avec la France était concrétisée par l'institution des Hauts Commissariats représentant les États auprès du Président de l'Union Française et par la participation de leurs représentants aux différentes institutions de cette Union. En outre, la Conférence de Pau, en 1950, allait suppléer au caractère « académique » et un peu abstrait des institutions prévues par la Constitution en faisant fonctionner tout un ensemble d'organismes quadripartites où se développaient et s'ordonnaient les solidarités entre les quatre Associés.

B) Souveraineté Interne.

Sur le plan interne aussi, la politique suivie a tendu à rendre indiscutable l'indépendance des États Associés.

C'est ainsi que les gouvernements pendant ces quatre ans devaient acquérir la plus complète autorité sur leur administration. En juin 1953 seuls quelques services indispensables à la sécurité du corps expéditionnaire échappaient encore aux autorités locales. À cette date, la force armée fondement primordial de la souveraineté interne relève, elle aussi, des gouvernements des États Associés.

En matière de justice les États ont leur juridiction nationale à tous les échelons.

Même transfert de souveraineté dans le domaine économique. Jusqu'alors la France dirigeait l'économie indochinoise. Désormais, ce sont les services nationaux qui remplacent les services français et les gouvernements nationaux, en prenant le pouvoir réglementaire se substituent au Haut Commissaire de France. Comme nous venons de le voir, les accords de Pau (Mai – Octobre 1951) coordonnent la politique économique des différents États constitués en Union Douanière. La France est normalement représentée dans ces organismes ou comités ; chargés de fournir des avis techniques, mais la décision appartient aux seuls États Associés, sauf dans les matières susceptibles d'avoir une répercussion sur l'économie de l'ensemble de l'Union Française. Enfin, les accords de Pau ont prévu que les biens économiques naturels de l'Union Française devaient comporter une totale réciprocité.

Ce transfert de souveraineté a enfin lieu sur le plan monétaire. Le privilège de la Banque d'Indochine lui est retiré le 31 Décembre 1951. Un organisme autonome est créé où les trois États d'Indochine et la France sont représentés sur pied d'égalité : « L'Institut d’Émission des États du Cambodge, du Laos et du Vietnam ». Cet institut détient dès lors dans les territoires des Trois États, le droit d'émettre la monnaie et assume la responsabilité de donner à la piastre la place qui lui revient parmi les monnaies d'Extrême-Orient.

Des accords sur le personnel ont complété ces transferts. Au lieu de retirer purement et simplement ses fonctionnaires, la France a voulu que les États puissent, mais uniquement s'ils le désiraient, utiliser ces derniers par voie de détachement, par contrat ou par succession dans le cadre national. Ainsi les États ont-il pu faire fonctionner sans à coup leurs services et former leurs fonctionnaires nationaux par contacts avec leurs collègues français. Mais qu'on ne voit pas là un faux fuyant ainsi qu'une certaine presse prétendue française s'est obstinée à l'affirmer. Jamais la mauvaise foi doublée d'ignorance ne s'est mieux affirmée que dans ce domaine. Deux chiffres suffisent à apporter un démenti : 31 décembre 1949 les fonctionnaires français en Indochine étaient  27 500. En juin 1953, ils n'étaient plus que 2 000, y compris 650 professeurs.

Tous ces faits démontrent comme nous l'avons déjà indiqué, la mauvaise foi des campagnes contre un prétendu immobilisme en Indochine. La France ayant pris des engagements les a loyalement tenus.

Remplaçant les anciens liens de subordination par de concrètes solidarités, elle a tenté une politique hardie et constructive. Si elle avait eu un peu plus foi en elle-même, elle en aurait recueilli le fruit. Nous y reviendrons.

C) Activité politique des États Associés.

Indépendants, les États Associés devaient désormais influer sur leur propre destin. Voyons donc brièvement quelle a été leur politique pendant cette période.

a) Vietnam.

Au Vietnam, à la stabilité politique française vis-à-vis de lui a correspondu une stabilité politique identique. Dans ce pays de 1949 à 1953, deux chefs de gouvernement se sont succédés : les Présidents Tran Van Hun et Nguyen Van Tam. Les Vietnamiens, contrairement aux affirmatives d'une partie de la presse française, leur doivent un grand nombre de réformes : Budget, Assemblée Nationale Consultative, Code du Travail, Libertés syndicales, réforme agraire, création d'organismes spéciaux (GHAO) pour la pacification, la réorganisation administrative et le recensement des ralliés.

b) Cambodge.

Le Cambodge, a pendant cette période, bénéficié des mêmes attributs de souveraineté que ses voisins (sauf pour la justice et l'organisation militaire, pour lesquels les accords militaires nécessaires n'avaient encore pu être conclus). Malheureusement ce pays n'a pas bénéficié de la même stabilité politique que ses voisins, le jeune roi se trouvant en  butte aux surenchères des partis extrémistes. Toutefois, les possibilités d'entente restaient considérables.

c) Laos.

Le Laos avait lui aussi défini ses relations avec la France et obtenu son indépendance complète.

De même qu'il a réalisé l'unité territoriale de son pays en abdiquant ses droits sur le sud-Laos, le Prince Boun Oum, chef du gouvernement laotien de mars 1949 à février 1950 accomplit l'union nationale en ramenant au sein de la nation les émigrés « issaras » qui avaient constitué à Bangkok un gouvernement dissident. Son successeur Pouy Sananikone fit entrer dans son gouvernement deux ministres anciens issaras, membres du gouvernement de Bangkok. Sous son autorité, l'administration fut mise en place en fonction des tâches nouvelles qui lui incombaient à la suite de signature de conventions d'application du traité du 19 juillet 1949 et des accords de Pau. Les rebelles de Bangkok devaient d'ailleurs rentrer au sein de la communauté nationale au point que leur propre chef devint Président du Gouvernement.

Défense des intérêts français.

a) Intérêts culturels.

A-t-on jamais eu conscience en France de l'importance que revêtait le maintien de nos positions culturelles  dans les trois pays associés, positions que nous avons déjà retracées ? Il s'agit pourtant d'un des aspects les plus importants de notre influence en Extrême-Orient. La poursuite au Cambodge, au Laos et au Vietnam de l’œuvre culturelle de la France pouvait être considérée comme une condition préjudicielle. Là résidait sans doute le secret d'une politique d'avenir pour la France dans une Indochine désormais indépendante. Les négociateurs français ont toujours été conscients de cet impératif et il est juste souligner que les représentants du Vietnam de Bao Daï comme ceux du Cambodge et du Laos, se sont toujours déclarés prêts à admettre la place prééminente de la culture française dans leurs États.

Dès l'échange de lettres du 8 mars entre le Président de la République et Bao Daï le droit était reconnu à la France d'ouvrir librement au Vietnam des établissements d'enseignement publics et privés dans les cycles primaire, secondaire, technique et professionnel. La langue française obtenait une place privilégiée. Une université mixte franco-vietnamienne était créée. Toutes les disciplines enseignées dans cette université devaient l'être en français. Enfin étaient préservés les droits des établissements scientifiques français et en particulier ceux de l’École Française d'Extrême Orient et des Instituts Pasteur.

Le même souci de protéger notre œuvre culturelle se manifeste dans la convention générale du 19 juillet 1949 entre la République française et le Laos dans le traité entre la France et le Cambodge signé à Paris le 8 Novembre 1949. Les conventions ou accords d'application avec le Vietnam (30 novembre 1949), le Cambodge (15 juin 1950) et le Laos reprennent et précisent les avantages obtenus par la France dans le domaine culturel.

Ainsi avait-on su accorder aux États associés une indépendance complète tout en préservant les intérêts majeurs de la France. Cette politique novatrice se distinguait par là de l'abandon qu'on devait connaître par la suite.

À cette période d'ailleurs non seulement l'enseignement français continue sans entraves, mais il fut particulièrement recherché des vietnamiens, cambodgiens et laotiens. Nos établissements nombreux pourtant étaient loin de suffire à la demande. Le chiffre des bourses accordées aux étudiants de ces pays désireux de poursuivre leurs études en France est lui aussi révélateur.

b) Intérêts économiques.

Ceux-ci furent efficacement défendus par les accords de Pau qui permirent au secteur privé de se maintenir et, dans certaines branches, de se développer. Nous avons, en particulier déjà cité le cas du textile, dont la crise actuelle tient en grande partie à la perte ultérieure du débouché indochinois. Il suffit d'ailleurs de se référer à la statistique que nous avons déjà donnée. Nous verrons que les importations en Indochine de produits français devaient passer de 58 milliards en 1950 à 123 milliards en 1952. Ce résultat tenait en particulier aux marges préférentielles accordées aux produits français.

Évolution militaire.

Dans la période comprise entre 1949 et 1953 l'effort poursuivi sur le plan militaire a porté principalement sur deux points :

1°) La défense des États associés et parallèlement, des intérêts français.

2°) La mise sur pied des armées nationales.

Voyons donc quel a été l'effort militaire pendant toute cette période. Disons d'emblée que cet examen nous permettra de conclure à inanité des critiques selon lesquelles notre effort militaire n'aurait pas été suffisant et le Corps Expéditionnaire n'aurait pas disposé des moyens nécessaires à sa mission. Certes des hypothèques ont pesé sur toute cette guerre et c'en était une de devoir la mener, malgré son ampleur, comme s'il se fut agi d'une simple expédition coloniale, c'est-à-dire dans le cadre d'un budget et avec une métropole où l'opinion publique n'était prête qu'à des sacrifices très restreints. L'envoi du contingent que cette opinion publique rendait impossible, n'eut probablement rien changé, car il n'aurait eu valeur qu'avec un encadrement que nous ne pouvions improviser et un armement que le pays n'était pas disposé à financer. Mais mise à part la question de l'envoi du contingent le caractère « clandestin » donné à cette guerre a forcément nui à son succès. Pourtant, malgré ces hypothèques, un effort énorme a été tenté et mené à bien. C'est si vrai qu'en fin de compte, nous n'avons pas été battus militairement, mais moralement et politiquement. Nous y reviendrons quand nous parlerons de Dien Bien Phu ou pour anéantir quelques quinze mille hommes, l'adversaire dut employer les deux tiers de ses forces. Le Corps Expéditionnaire est sorti pratiquement intact de la guerre d'Indochine.

Quoi qu'il en soit, nous voyons la situation militaire de 1949 à 1953. Nous l'analyserons avec un certain détail bien que nous n'ayons pas jusqu'à présent parlé des opérations militaires. En effet, c'est en 1949 que l'affaire d'Indochine prend vraiment son caractère de guerre internationale. C'est au surplus sur cette période que, sur le plan militaire, porte la controverse.

Situation en 1949.

Rappelons d'abord la situation de 1949.

a) Nord Vietnam.

Au Nord Vietnam, un souci avait fini par prédominer : défendre le Delta Tonkinois contre les infiltrations vietminh. Telle est la raison pour laquelle on avait occupé la route nationale n°4 afin de tenter de reprendre Lao Kay. Le dispositif tentaculaire qu'on créait ainsi présentait du danger, aussi en juillet 1949 le Comité de Défense Nationale avait-il décidé (voyant en particulier se profiler la victoire de Mao Tse Toung) d'évacuer nos positions avancées, dont Cao Bang. En octobre 1949, une partie seulement de ce plan avait été réalisée.

b) Centre Vietnam.

Au centre Vietnam, en 1949, la situation militaire est détériorée. Notre dispositif est devenu filiforme le long de la route coloniale N°I.

c) Sud Vietnam.

Au sud Vietnam, la pacification entreprise précédemment a marqué quelques progrès mais nous ne possédons que quelques points forts reliés par des axes gardés.

Évolution à partir d'octobre 1949 (Cao Bang)

L'évolution à partir d'octobre 1949 a été en partie commandée par la situation que nous venons d'exposer. L'effort principal est consacré au Tonkin où nos forces se partagent entre la haute et la moyenne région (une douzaine de bataillons) et le Delta (plus de 25 bataillons).  Nos positions avancées sont devenues précaires, d'autant que dès février 1950, le Vietminh est renforcé par les communistes chinois.

C'est dans ces conditions que le commandement français choisit la belle saison pour exécuter à l'automne 1950 le repli de Cao Bang prescrit en juillet 1949.

Cette évacuation de Cao Bang permet malheureusement au Vietminh, qui a concentré toutes ses forces pour couper la retraite de nos sept bataillons, de porter un coup très dur à notre garnison et à la colonne de secours venue à sa rencontre. Le Commandement en chef décide alors d'évacuer toutes nos positions frontières Nord Est de Moncay et du Nord Ouest.

Mi novembre 1950, nos forces sont concentrées dans le Delta ne conservant que deux ailes légères : Moncay pour interdire au Vietminh le ravitaillement par mer, et le fidèle pays Thaï.

Création de l'Armée Nationale Vietnamienne.

Les événements de Cao Bang signalaient la nécessité de constituer une armée nationale vietnamienne dont le statut avait été esquissé par les accords du 8 mars 1949. Aussi obtint-on la signature, le 30 décembre 1949, d'une Convention militaire franco-vietnamienne qui affirmait le caractère national de l'armée vietnamienne, précisait l'aide de la France, créait un Comité Militaire permanent et garantissait des bases de garnisons aux forces de l'Union Française quand la paix serait revenue.

Cette convention précisait en outre la part prise par le Vietnam dans l'entretien de son armée par la mise sur pied d'un budget national et fixait les apports de la France en matériel et en cadres pour la formation de cadres vietnamiens.

Un accord d'Octobre 1950 devait préciser les termes de cette convention.

Indiquons que, dès Février 1950, l'Armée Nationale vietnamienne comprenait 50 000 hommes. Très rapidement elle allait assurer un appui important au Corps Expéditionnaire. Dès lors, la guerre change de caractère et c'est le Vietnam national qui lutte contre l'ennemi commun soviétique, son envahisseur.

La Chine entre en jeu.

Une nouvelle période va s'ouvrir en Novembre 1950 avec l'accroissement de l'assistance chinoise au Vietminh. Le problème est alors de tenir le contour extérieur des zones réduites que nous conservons, contre un adversaire consolidé par sa victoire de Cao Bang et d'en assainir l'intérieur. Aussi, tandis qu'une partie de nos troupes s'ancre au sol, l'autre s'organise en groupements mobiles. Des renforts arrivent de France, de nouvelles recrues autochtones sont levées et les premiers bataillons de l'armée vietnamienne prennent en charge quelques circonscriptions intérieures.

Parallèlement la France fait un effort considérable pour obtenir, puis accélérer l'aide américaine, faisant comprendre à l'opinion mondiale que cette guerre est la guerre du monde libre. Le Général de Lattre de Tassigny y apporte le poids de son prestige militaire et obtient à Washington l'accélération de la cadence de livraison du matériel gratuit : son montant est fixé à 110 milliards.

De Lattre entoure le Delta de 1 200 ouvrages bétonnés, réunit sept groupements mobiles au Tonkin, fortifie Haïphong et fait tout pour parer au déferlement possible des armées chinoises.

Mais ces préparatifs inquiètent le Vietminh. Aussi la fin de 1950 est marquée par son offensive. Il y subit la défaite de Vinh Yen, où il perd 6 000 hommes : victoire dont bien entendu la presse française a à peine parlé, réservant ses gros titres pour nos moindres revers. Ce coup d'arrêt pourtant donne confiance à nos alliés américain et britannique. Il est suivi par les victoires de Dong Trieu et Mao Khe et du Day. Au pays Thaï le Vietminh est rejeté sur le fleuve rouge.

Pour paralyser le ravitaillement du corps de bataille Vietminh est entreprise la bataille d'Hoa Binh. Pendant cette période (novembre 1951 – Mars 1952) ont lieu surtout de nombreuses opérations d'assainissement rendues nécessaires par de fortes infiltrations ennemies. Partout, dans l'Indochine, c'est une succession de guérillas, pendant que la pacification se poursuit avec obstination et patience. Les effets s'en révèlent très favorables au Laos où elle favorise l'attitude loyale des populations et au Sud Vietnam où nos progrès sont constants depuis 1949 malgré le jeu complexe des sectes. Seul le Cambodge n'arrive pas encore à neutraliser ses bandes rebelles.

Pourtant, de plus en plus épaulé par la Chine, l'ennemi poursuit ses attaques. En Octobre 1953, il se livre à une offensive générale sur le pays Thaï, qui se termine par l'attaque sans bénéfice de Na Sam. Après une reprise de quelques semaines, la bataille se déplace au Nord Laos où nous faisons face, à la plaine des Jarres, au Vietminh qui menace Vientiane et Luang Prabang. Les dispositions prises par le Général Salan permettent néanmoins de sauver ces capitales. Le maintien de Na Sam n'étant plus justifié, ce point est évacué. L'été 1953 voit ainsi nos forces regroupées pendant que, par une série d'actives menées à l'intérieur du Delta, on s'efforce de désorganiser les bases Vietminh.

Les armées nationales se constituent.

Tout cet effort de guerre n'a été rendu possible que par la constitution des armées nationales et notamment de l'armée vietnamienne. Cette création d'armée donne sa marque à cette période où, les jeux politiques étant fait, il s'agit de créer une situation militaire suffisamment favorable pour permettre une négociation internationale. Dès ce moment, en effet, il est clair que, dans une guerre internationalisée au surplus par la présence chinoise comme par l'aide américaine, seule la négociation internationale peut donner aux parties en présence les garanties nécessaires. Seule d'ailleurs une telle négociation est possible à obtenir. La Conférence de Genève devait le prouver et nous y reviendrons. Encore fallait-il attendre l'époque où une telle paix serait possible et tenter de lui créer des conditions favorables. L'armée nationale Vietnamienne était le moyen (devant l'essoufflement de la France toujours plus sensible) de créer ces conditions.

Nous avons vu que la Convention de Dalat, le 30 décembre 1949 avait décidé la création de l'armée vietnamienne. Le programme alors tracé se réalise de façon satisfaisante les années suivantes. En fin d'année 1951, l'armée vietnamienne compte 63 000 réguliers et 59 000 supplétifs. Les écoles militaires progressent : 210 officiers sortent de l’École de Dalat, 450 y sont instruits, 50 sont à l'école du service de santé, 1 000 dans les écoles régionales de sous-officiers. Les réserves se constituent (60 000 hommes appelés pour deux mois, 700 cadres de réserve formés en 7 mois).

L'autonomie de cette armée est parallèlement précisée : création d'un Secrétariat Général Permanent de la Défense Nationale, du Comité Militaire Permanent, des États Majors de Région, puis d'un Haut Comité militaire franco-vietnamien, d'un État Major Général sous les ordres d'un vietnamien, le Général Hinh.

L'effort vietnamien se marque d'ailleurs sur tous les plans. Les chiffres le prouvent : 15 milliards en 1951, 30 milliards en 1952, 50 en 1953.

En juillet 1952, le Haut Comité décide un plan à longue échéance pour 1953, 1954 et 1955 sur la base de 8 divisions et 175 000 hommes dont 50 000 supplétifs. Il prévoit la création d'une armée de l'air et d'une marine. Ce plan devait être renforcé par Bao Daï en 1953 qui propose le recrutement de 40 000 hommes supplémentaires afin de former 54 bataillons légers, 14 compagnies lourdes, 19 unités de transport.

Au Cambodge, un effort du même ordre était entrepris pour que l'armée nationale Khmère soit à même de neutraliser les bandes rebelles, en général inféodées au Vietminh. Alors qu'en Mai 1950 le plan de valorisation de l'ARK, conçu avec SM le Roi, prévoyait une armée de 9 000 hommes, un plan de développement était établi dans le courant de 1952 sur la base de 135 000 hommes.

La pacification.

Certains critiquent quand même cet effort de guerre disant qu'on aurait dû l'accentuer encore, notamment par l'usage d'armes à grand pouvoir destructeur. Nous pourrions ne pas nous défendre, car on n'a pas à se défendre d'avoir agi avec humanité. Disons pourtant que l'emploi de telles armes aurait été à l'encontre même du but poursuivi : une Indochine indépendante dans la fraternité de l'Union Française. La guerre quelle qu'elle soit entraîne assez de larmes pour entraver un tel effort de paix. Que n'eut fait le massacre de populations presque inconscientes du conflit où elles étaient engagées. Au contraire, l'effort de guerre en Indochine n'avait de sens que doublé par un effort non moins intense de pacification comme par une action sociale résolue.

Les instruments de pacification ont été variés : le Haut Comité de Pacification et les GAMOS ont été les principaux.

Créé en Juillet 1952, le Haut Comité de Pacification, comportant trois représentants français et trois représentants vietnamiens, a fonctionné jusqu'à juin 1953. Ce Comité a réussi à mettre sur pied un plan général de pacification, doté d'un milliard de piastres, qui a changé les méthodes de pacification.

Sur place, l'organe principal de pacification a été le GAMO (Groupement administratif mobile opérationnel) chargé tout à la fois de soigner les populations récemment ralliées et dont l'état sanitaire était affreux, de les nourrir, de les recenser, de les encadrer, d'en éloigner les éléments subversifs, en attendant que leur état d'esprit comme leur situation matérielle permette de les confier purement et simplement aux autorités civiles vietnamiennes.

4ème étape : De la dévaluation de la piastre à la Conférence de Genève.

La dévaluation de la piastre.

Sur les trois plans que nous avons indiqués, création de l'Indépendance des États, défense des intérêts français, poursuite de la guerre pour se rendre apte à la négociation, cette politique se déroulait logiquement quand un fait allait soudain tout dégrader et préparer, dans l'inconscience de l'opinion métropolitaine, la dislocation finale : je veux dire la dévaluation de la Piastre.

Une campagne s'était en effet déclenchée dans une partie de l'opinion métropolitaine : la piastre donnait lieu, selon les promoteurs de cette campagne, à de terribles trafics qui aboutissaient à ravitailler le Vietminh en devises.

Cette campagne amorcée par un fonctionnaire évincé, que les Tribunaux devaient sanctionner, était attisée pour de trop visibles motifs de politique intérieure. D'autre part tout ce qui prêchait l'abandon pur et simple en Indochine s'en empara.

C'est dans ces conditions que le 6 mai 1953, le Président du Gouvernement, M. René Mayer décida unilatéralement de dévaluer la piastre et de la ramener, de son taux officiel de 17 francs déterminé par le Général de Gaulle au lendemain de la Libération, au taux de 10 francs.

Cette mesure, grâce à laquelle M. René Mayer essayait de sauver un gouvernement moribond, devait se révéler techniquement inefficace et politiquement ruineuse.

Techniquement inefficace. En premier lieu l'enquête intervenue depuis devait surtout révéler l'inexistence des prétendus trafics. Seul allait être mis sérieusement en cause le Trésorier du Rassemblement du Peuple Français. D'ailleurs la surveillance effectuée par l'Office des Changes et le Ministère des Finances, seuls responsables en la matière, surveillance renforcée à la demande du Ministère des États Associés, ne permettait certainement pas des fraudes de l'ampleur de celles qu'on dénonçait. Non que certains trafics n'aient pu avoir lieu. Une guerre en Orient devait fatalement en entraîner, mais ils n'ont jamais pu s'exercer que sous couvert d'opérations légales et sous un volume tel que l'attention du Ministère des Finances, toujours très vigilant en ces matières, ne puisse être attirée.

Mais de tels trafics, s'il y en eu, ne pouvaient être arrêtés par une dévaluation de la piastre. Ils reposaient sur le fait que la piastre se négociait au marché noir à un taux sensiblement inférieur à sa valeur légale, celle-ci étant supérieure à sa valeur commerciale réelle. Malheureusement si en dévaluant une monnaie de caractère normal, comme la livre sterling, un moment surévaluée, on a chance de la rapprocher de sa valeur commerciale réelle et par là de faire cesser les spéculations clandestines, il n'en était pas ainsi pour la piastre dont la valeur commerciale réelle, la valeur économique, si elle s'était établie librement, aurait été très voisine de zéro. Si bien que la dévaluer de 17 à 10 francs sous prétexte qu'elle se négociait au marché parallèle aux environs de 11 francs, était une mesure illusoire. La marge entre la nouvelle valeur nominale et la valeur réelle restait telle que dès le lendemain de la dévaluation un nouveau cours parallèle pouvait s'établir et en fait s'établit, cours parallèle qui s'inscrivait automatiquement, comme auparavant, entre la valeur officielle et la valeur que pouvait fixer une nouvelle dévaluation. Ainsi, la dévaluation décidée par M. René Mayer n'empêchait aucun trafic : bien au contraire, en donnant un caractère de fragilité au cours officiel, elle stimulait les spéculateurs.

Ajoutons que la dévaluation ne devait même pas permettre – autre inefficacité – de réduire les dépenses du Corps Expéditionnaire. En effet, dès le lendemain, il fallut ajuster les soldes et c'était justice : on ne se fait pas tuer au rabais.

Par contre, cette mesure eut de graves inconvénients économiques. Elle provoqua une hausse du prix de la vie. Au Vietnam, même le paysan vit pour à peu près pour un tiers sur des produits importés. Les négociants chinois, durement touchés par cette mesure, se firent les fourriers du mécontentement. Un an après, le Vietminh en alimentait encore sa propagande (Témoignage apporté par une Mission de l'Assemblée de l'Union Française présidée par M. Charles Gros, SFIO).

Mais les inconvénients politiques de la dévaluation de la piastre furent encore plus graves et plus profonds. Ils ont amenés, nous l'avons dit, la décomposition de toute l'affaire d'Indochine.

Nous avons ainsi, en dévaluant la monnaie des États Associés sans les consulter, manqué à la lettre et encore plus à l'esprit des accords de Pau. C'est-à-dire que nous avons nous-mêmes rompu le véritable pacte constitutif de notre association avec eux. Toute notre politique était de leur accorder une indépendance, si je puis dire, ostensible :  or accorde-t-on l'indépendance à un pays dont on manipule la monnaie derrière leur dos ? Nous nous sommes donnés des allures de machiavels de sous-préfecture, position bien indiquée pour la tête d'une grande Confédération et capable de ruiner toute la confiance que nos associés mettaient en nous. Le ministre chargé des Relations avec les États Associés n'ayant pas été prévenu de cette dévaluation qu'il apprit par la radio (bien mieux huit jours auparavant, le Président du Gouvernement l'avait assuré qu'elle n'aurait pas lieu) avait affirmé tant à Bao Daï qu'au Roi du Cambodge qu'il n'en était pas question. Ainsi avons nous perdu la face.

Mais ce faisant, et ce point est le plus grave, nous l'avons fait perdre aux hommes que nous avions nous-mêmes mis en place et à qui nous avions confié le destin du Vietnam.

La suite ne devait pas longtemps se faire attendre. En Indochine on sentit soudain tout crouler sous ses pieds. Ce fut en effet, conséquence directe de la dévaluation de la piastre, la fuite du Roi du Cambodge directement touché par cette mesure.

Changement du Haut Commandement.

La survie demandée par M. René Mayer à la dévaluation de la Piastre ne devait être de quelques jours. En même temps et toujours pour satisfaire l'opinion parlementaire le Président du Conseil renouvelait le Haut Commandement en Indochine, le Général Navarre étant substitué au Général Salan. Je ne suis pas à même d'apprécier la valeur militaire du Général Salan. Il avait au moins pour lui de connaître admirablement le terrain, et de posséder la confiance de ses troupes. Le Général Navarre ignorait l'Indochine (dans l'entourage du Président du Conseil, on présentait cette lacune capitale comme un titre) et, qui plus est, cette ignorance dangereusement connue n'était pas de nature à rassurer ceux qui depuis des années pataugeaient dans la boue des rizières. Conjugué avec la dévaluation de la piastre, ce changement de commandement devait avoir les plus funestes conséquences. Mais nous le disions, René Mayer n'ayant obtenu que quelques jours de répit était après une longue et difficultueuse crise ministérielle remplacé par M. Joseph Laniel. Celui-ci constituait une équipe où ne figurait aucun spécialiste des affaires d'Indochine. Jean Letourneau quittait en effet le poste qu'il avait occupé avec la confiance de six chefs de gouvernement. Un secrétaire d’État remplaçait le ministre et cette dévaluation du poste allait être ressenti à Saïgon comme à Pnom Penh. Quant au titulaire M. Jacquet, il devait s'illustrer lors de l'affaire des fuites. En attendant, il était connu surtout pour son ignorance d'un problème dont, semble-t-il, des considérations de politique électorale l'amenaient seules à s'occuper.

La déclaration du 3 juillet 1953.

C'est ainsi que dans l'improvisation, sans qu'on put s'y opposer tant il était impensable d'ouvrir alors une nouvelle crise ministérielle, le Gouvernement de M. Joseph Laniel improvisa une déclaration – le 3 juillet – qui suffirait à démontrer que les bonnes intentions n'ont jamais compensé l'ignorance. Cette déclaration consistait à déclarer en substance qu'on allait enfin accorder l'indépendance aux États Associés d'Indochine. Ainsi d'abord nous sanctionnions nous-mêmes l'impression que nous venions de donner que la politique française s'inspirait des astuces en usage dans les délibérations de certains Conseils Généraux. Nous reconnaissions nous-mêmes n'avoir été que ces « machiavels de sous-préfecture » dont nous venons de parler et, pour tout dire, avoir « roulé » nos associés jusque là, par un faux semblant d'indépendance. Ensuite nous faisions des hommes que nous avions mis en place en Indochine, notamment au Vietnam, ou bien des imbéciles bernés par nous, ou bien des « collabos » qui avaient accepté de travailler avec nous dans un simulacre d'indépendance. Ainsi de nos propres mains, allions nous déconsidérer le seul homme d’État digne de ce nom de Vietnam qui se trouvait par bonheur être francophile : le Président Nguyen Van Tam.  

Après une telle déclaration celui-ci ne pouvait plus gouverner. Bao Daï à qui cette personnalité portait ombrage fut trop heureux de le constater et de choisir comme président du Gouvernement le Prince Buu Loc, son propre cousin, homme fort intelligent et de bon vouloir, mais dont la venue, soulignant le caractère personnel que Bao Daï de plus en plus entendait donner à son pouvoir, décourageait  les éléments démocratiques en même temps qu'en France il donnait, à tort mais avec consistance, l'impression que le Gouvernement du Vietnam relevait de l'opérette.

Dien Bien Phu.

Tel fut le climat politique de la défaite de Dien Bien Phu. Celle-ci fut d'abord et même surtout une défaite du moral français et du moral vietnamien. Revers minime si on compare l'effectif des pertes par rapport à l'effectif total des forces engagées, défaite encore plus minime quand on sait que l'ennemi dut rassembler les deux tiers de ses forces pour abattre quelques douze mille hommes. Mais défaite, qui survint dans un climat si dégradé qu'elle emporta tout à la dérive et qu'elle changea le climat de la Conférence de Genève dès ce moment.

Certes, une souricière aussi curieusement établie par nous-mêmes révèle l'ignorance certaine que le commandement avait du terrain. Mais entre temps, la Conférence internationale tant désirée avait été, au prix du plus gros effort diplomatique qu'on puisse imaginer, convoquée. Pour évaluer l'effort diplomatique que dut dépenser M. Georges Bidault pour obtenir cette conférence – il y mit deux ans de négociations obstinées – il suffit de se rappeler que la « détente » était à peine amorcée et qu'amener russes, chinois et américains autour du même tapis vert tenait du prodige. M. Mendès-France dans son triste discours du 6 mai 1954 se serait grandi en reconnaissant ce fait.

Seulement, il se produisit ce dont la menace avait paralysé les tentatives antérieures de négociations. L'ennemi – oriental, jeta tout dans la balance interprétant la recherche de la paix comme un aveu d'impuissance. Ainsi les avances menées parfois par des personnalités sans mandat avaient-elles toujours coïncidé (mais ce n'est pas une simple coïncidence) avec une offensive Vietminh. Pouvait-il en être autrement ? L'important eut été de ne pas s'en démonter comme le fit, sous un concert unanime de sa presse, l'opinion métropolitaine.

Genève, première manière.

La conférence de Genève, dans un tel climat, commença comme elle devait commencer : par le plus dur des marchandages. Pour nous, toutes les issues étaient mauvaises : élections générales brusquées, partage en zones. Pourtant on pouvait encore espérer une solution qui sauverait encore la présence française au Vietnam et les principales positions stratégiques occidentales. Seulement, pour y parvenir, il ne fallait pas étaler un appétit inconsidéré pour une paix vaille que vaille – or le Parlement, sous l'impulsion de M. Mendès-France, offrit ce fâcheux étalage. Tout le jeu, déjà faible, de nos négociateurs a été détruit derrière eux par des français.

On a accusé M. Georges Bidault (c'était la façon de justifier cette inqualifiable campagne) d'avoir voulu « torpiller » la Conférence de Genève pour qu'elle n'aboutisse pas à la paix ; telle était l'argumentation de M. Mendès-France dans ce même discours du 6 mai. Il s'enfermait d'ailleurs dans une contradiction, car il accusait M. Bidault de torpiller une conférence dont lui-même proclamait l'inutilité et inanité puisqu'il ne voulait entendre parler que de négociations directes et bilatérales avec le Vietminh. Mais l'accusation portée contre M. Bidault n'était pas acceptable pour tout homme de bonne foi. Pourquoi se fut-il donné tant de peine pour obtenir une conférence s'il devait lui-même la « torpiller » ? Surtout quel homme d’État eut été en mesure de négliger le poids de l'opinion publique et la chance de l'extraordinaire popularité que représentait, pour lui même et son équipe, la paix ?

Là d'ailleurs est le secret. M. Mendès-France n'a pas vraiment combattu Genève (cette Conférence dont il a, si je puis dire, chaussé les bottes) mais la popularité qu'en pouvait tirer M. Bidault. Il s'est livré à une grande entreprise de politique intérieure, saisissant au bond une occasion offerte... par M. Molotov. Celui-ci sentant un adversaire dur à réduire eut l'idée, de son point de vue géniale – de le prendre à revers par le Parlement français. Il lança un discours – diktat. Son appel fut entendu, ses accusations écoutées, ses feintes furent prises eu sérieux. Et c'est dans ces conditions qu'en pleine conférence internationale le gouvernement français fut renversé.

5ème étape : Genève à l'heure de M. Mendès-France

Certes, la paix de Genève ne pouvait pas être bonne. Notre pays avait trop montré sa lassitude. Notre gouvernement avait trop affiché son désir de paix. N'est-ce pas le Président Laniel, qui, le 27 octobre 1953, avait déclaré à l'Assemblée Nationale « Mon gouvernement est prêt à saisir toutes les occasions de faire la paix... » Quelques soient les réserves qui l'accompagnent, la déclaration était faite.  La presse accueillait avec faveur12 exactement au même moment la bizarre interview accordée – le 28 octobre – par Ho Chi Minh à un journal suédois. Désir réciproque des adversaires d'entrer en relation, a-t-on dit. Peut-être... mais, dans sa méthode, Ho Chi Minh nous donnait une leçon de prudence, usant d'une tangente qui lui permettait tous les replis. Notons que c'étaient pourtant les premières ouvertures du Vietminh depuis l'entrevue du Pont des Rapides de 1947. Car si à Paris, on avait, pendant toute la période parlé de négocier, l'adversaire, lui, s'était abstenu de toute demande.

Dien Bien Phu pesait aussi sur les négociateurs. Le sort de sa garnison était comme une hypothèque de l'adversaire sur eux, notamment le sort des blessés exploité odieusement par la partie adverse. Celle-ci tente d'obtenir, sous prétexte d'en contrôler l'évacuation, la possibilité de s'infiltrer dans tout le delta.

Nouvelle hypothèque contre les négociateurs : le plan militaire que nous entendions poursuivre au cas où les négociateurs n'aboutiraient pas, bien que n'ayant été exposé qu'oralement devant le Comité de la Défense Nationale, est divulgué par l'Express. Cette divulgation amène le Président du Gouvernement à exiger la démission du Secrétaire d’État aux États Associés, M. Marc Jacquet. Pourtant on pouvait essayer de préserver l'avenir. C'est ce à quoi s'employait M. Georges Bidault en tentant d'obtenir que les élections ne soient pas générales, et surtout en exigeant que le cessez-le-feu soit préalable à la conclusion d'un accord de caractère politique.

Le 8 juin, M. Molotov, comme nous venons de l'indiquer, sentant sans doute qu'il pouvait tout obtenir de notre opinion parlementaire raidit sa position, exigeant que la conclusion des clauses politiques soit concomitante au « cessez-le-feu ». Il avait bien visé. M. Mendès-France le 13 juin obtient le retrait de M. Laniel et le 19 juin constitue lui-même un ministère.

Dans sa déclaration ministérielle, il fixe une date : il obtiendra la paix pour le 20 juillet ou bien il démissionnera. L'adversaire est donc averti : le gouvernement français est enfermé dans un calendrier13.

Remarquons que M. Mendès-France qui avait, le 6 mai, critiqué le principe même d'une négociation internationale entre, si on peut dire dans la Conférence de Genève et, apôtre jusqu'alors des négociations directes avec le Vietminh, entame ses pourparlers par une conversation avec la délégation chinoise. Presque la seule, car l'essentiel de son effort diplomatique consistera à ramener dans le jeu les Américains qu'il avait commencé par écarter avec désinvolture, puis à amener nos associés à accepter les conditions de l'adversaire. À convaincre le Cambodge, il dépassera d'ailleurs le calendrier qu'il s'est fixé : cela lui permettra de poser pour la presse, les yeux fixés sur sa montre. Noble geste pour un chef de Gouvernement ! Se rendait-il compte qu'il exploitait à fin publicitaire une des heures les plus graves de notre destin national ?

Car, entre temps, il avait cédé sur tous les points et la paix ainsi souscrite était ?? des plus graves mesures. En particulier, les élections prévues pour 1956 seraient totalisées dans les deux zones. Or le Nord Vietnam comporte 60% de la population et les résultats d'une consultation électorale étant, en démocratie populaire, connus d'avance, c'était en fait (le chroniqueur du Monde, M. PA Martel, l'a reconnu) jouer l'abandon à terme de tout le Vietnam. Au Laos et au Cambodge l'adversaire obtenait droit de cité pour de prétendus gouvernements par lui préfabriqués. Le cessez-le-feu était assorti de clauses politiques. Or, cette convention n'était signée que par les chefs militaires, c'est dire, en bref, qu'elle n'engageait ni le gouvernement vietnamien, ni les États-Unis. L'un comme l'autre peuvent toujours en refuser l'application et partout ranimer un conflit où notre Corps Expéditionnaire serait entraîné : surtout les  États-Unis n'ont pas donné leur garantie : c'est dire que le Vietnam est neutralisé sans que le Vietminh le soit.

La paix qui, encore une fois nous le reconnaissons sans peine, ne pouvait être bonne, mais qui fut en fin de compte conclue comme on prend un pari, devait avoir dans toute l'Union Française de néfastes conséquences. En fait d'un seul coup l'affaire de Tunisie se dégradait en répercussion directe : bientôt, le 1er Novembre, l'Algérie allait s'enflammer. L'Afrique Noire elle-même bouge. Comment en serait-il autrement quand la métropole a ainsi affiché sa lassitude et, qui pis est, son indifférence à ce que, naguère encore, elle appelait pompeusement son Empire ?

6ème étape : l'Indochine après Genève.

Et pourtant en Indochine, même une politique était encore possible après Genève.

Tous les témoignages concordent : ceux même, parmi les Vietnamiens qui s'étaient laissés entraînés à souhaiter notre défaite : ceux même – et ils étaient nombreux – que Dien Bien Phu avait empli d'orgueil comme une défaite de l'Homme Blanc, furent au lendemain de Genève atterrés. Le voile de leurs illusions tomba. En même temps disparut vis-à-vis de nous, le « complexe colonial ». Nous n'apparaissions plus, même aux plus obstinés, comme un oppresseur possible. Par contre, nous restions la nation qui pouvait protéger et aider.

Cette disposition pouvait être un point de départ. Malheureusement nous ne sûmes pas l'exploiter.

Entre temps le Vietnam avait changé de gouvernement. Le Prince Buu Loc ayant démissionné le 16 juin, avait été remplacé par M. Ngo Dinh Diem connu pour un catholique fervent, d'un nationalisme intransigeant, d'une probité indiscutable, mais exilé depuis quinze ans aux États-Unis et ayant de ce fait perdu le contact avec son pays. Son arrivée coïncida avec l'évacuation des évêchés catholiques, techniquement nécessaire sans doute, mais que ce chef de gouvernement devait ressentir avec acuité. D'autant plus qu'elle lui retirait un point d'appui dans l'opinion, ce catholique du Nord étant paradoxalement appelé à gouverner un pays réduit à sa partie sud et où les catholiques n'étaient plus, de ce fait qu'une petite minorité.

Un gouvernement qui comportait une telle faiblesse au départ, devait dépenser l'essentiel de son énergie à assurer son autorité. D'autre part, les tâches immédiates le débordèrent et dont l'une des plus difficiles fut de recevoir quelques 700 000 réfugiés du Nord Vietnam, exode sur lequel nous reviendrons.

Enfin ce Gouvernement céda à la facilité de se faire de la francophobie, d'une francophobie que d'ailleurs il créait par tous les moyens, un tremplin : il est vrai que l'impéritie du Ministère des États Associés M. Guy La Chambre, d'une part, l'animosité maladroite de certaines autorités locales, d'autre part, lui sont une circonstance atténuante. On a beaucoup reproché à M. Diem de « s'être jeté dans les bras des Américains ». Reste à savoir si jamais la possibilité d'un autre appui lui a été apporté.

L'immobilisme du gouvernement Mendès-France.

La France disions-nous, avait au lendemain de Genève la possibilité d'une politique en Indochine, à la fois parce que le nationalisme ne se tournait plus contre elle et parce qu'elle disposait encore de la force : son Corps Expéditionnaire que la perte de 12 000 hommes à Dien Bien Phu n'avait quand même pas sérieusement entamé.

Cette position privilégiée, elle pouvait l'employer à créer un gouvernement d'unanimité nationale au Sud Vietnam, que ce fut en désarmant les « Sectes », ces féodalités que les circonstances du conflit l'avaient amenée à renforcer et à armer, ou en amenant les dites sectes à collaborer avec les autres forces politiques du pays, dont M. Diem, dans un tel gouvernement.

Telles étaient la condition première pour sauver le Vietnam. En effet, notre pays a pris l'engagement que des élections se dérouleraient dans ce pays dix huit mois après la paix de Genève. Nous savons également que les voix du Nord et celles du Sud doivent être totalisées, c'est-à-dire que ces élections sont normalement perdues d'avance. Restait une chance : que les voix du Sud dégagent une majorité très substantielle (par exemple 80%) si antivietminh que la totalisation des voix apparaît en clair un crime contre le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Dans un pays à grosse proportion d'analphabètes, comme le Vietnam, la politique est d'abord une question d'encadrements. C'est ce qu'a compris le Vietminh qui s'applique avec soin à réaliser l'encadrement des villages du Sud Vietnam. Or une seule force politique pouvait à la fois éliminer les cadres Vietminh et en substituer d'autres : l'armée. Les officiers et les sous-officiers pouvaient très naturellement fournir des chefs de villages et de districts. De peu d'utilité militaire, une fois le cessez-le-feu prononcé, l'armée vietnamienne pouvait revêtir une énorme  importance politique.

Malheureusement on laissa M. Diem décapiter l'armée du jeune chef qui certainement eut su lui faire jouer ce rôle, le Général Hinh (septembre 1954). Le Président Vietnamien, pour éviter toute ingérence politique massa dangereusement, car il y a là preuve de guerre, son armée sur la ligne de démarcation. Sans doute, la destruction de l'armée comme force politique se fit-elle avec les bénédictions américaines. On aimerait savoir si M. Guy La Chambre, qui pendant quatre mois, laissa sans réponse une demande d’audience de Bao Daï, fit quelque chose pour éclairer les Américains comme pour inciter M. Diem à ne pas garder la meilleure chance de survie pour son pays.

L'imbroglio de 1955.

Dès lors M. Diem s'appliqua à éliminer les autres forces politiques du pays, « les sectes », qui pourtant, à l'exception des Binh Xuyen détenteurs de la police de Saïgon, avaient accepté d'entrer dans son gouvernement. La politique indochinoise devient un imbroglio que nous ne prétendons pas relater, mais pour lequel nous donnons seulement quelques points de repère : au début de janvier 1955, les États-Unis décident d'octroyer une aide financière directe aux États Associés ; l'institut d'émission, l'Office des Changes et le port de Saïgon sont remis au gouvernement de Diem ; en mars, l'épreuve de force entre le gouvernement et les sectes s'accentue (ultimatum des sectes le 20 mars) ; une trêve est conclue le 6 avril ; M. Diem annonce un référendum et l'organisation de prochaines élections ; il retire aux Binh Xuyen la responsabilité de la sûreté ce qui provoque des incidents sanglants de Saïgon ; la République est proclamée le 3 Mai, alors que le chef du gouvernement a refusé de se rendre à une convocation de Bao Daï ; finalement M. Diem consolide sa position au dépens de l'Empereur ; le 10 Mai, le gouvernement est remanié et l'armée engage plusieurs opérations contre les sectes.

Peu important d'ailleurs les détails d'un imbroglio qui témoigne surtout de la décomposition du Vietnam Sud. Pendant ce temps, la France, grâce à l'impéritie de M. Guy La Chambre, a perdu sur tous les tableaux. Elle pouvait éliminer M. Diem. Elle ne l'a pas fait, laissant les Américains arbitrer en sa faveur. Mais n'agissant pas avec assez de fermeté pour l'éloigner, elle a quand même laissé ses agents locaux le harceler de coups d'épingles, empêchant ainsi un rapprochement que par moments il a paru souhaiter. Le Gouvernement de M. Edgar Faure n'a guère en Indochine trouvé que des ruines et sa politique, après un effort malheureusement trop tardif pour reprendre un caractère actif, a revêtu surtout un caractère conservatoire.

Vers l'épreuve de 1956.

Qu'adviendra-t-il de l'Indochine en 1956 ? La situation y paraît très compromise et les espoirs de sauver encore le Sud restreints. On ne peut que mieux mesurer tout ce qu'on a défendu pendant un temps, tout ce qu'on a voulu sauver, tout ce qu'on pouvait sauver, tout ce que la lassitude organisée de la Métropole a peut-être perdu.

De cette perte, les réfugiés du Nord Vietnam qui risquent de n'avoir fui le Tonkin que pour tomber au Sud dans une souricière encore pire, sont comme le symbole. Ils témoignent des valeurs morales qu'au delà des intérêts français on a voulu préserver. Un député, M. Dronne a prononcé des mots affreux contre une guerre entreprise « pour préserver les évolués du Nord Vietnam ». L'exode des réfugiés a illustré ses paroles. On se rappelle l'aventure sublime de ces villageois quittant leur terre – la terre où leur père est enterré, c'est-à-dire pour ces hommes pétris, même chrétiens, de confucianisme, leur être même – pour sauver leur foi, ou simplement, car les deux tiers n'étaient pas catholiques, leur liberté intérieure. Ils ont bravé tous les périls, tandis que des autorités inhumaines exposaient ces femmes, ces enfants, ces vieillards aux pires tracas quand ce n'était pas à la noyade pure et simple sur des îlots que la marée haute recouvrait. Ils ont été sept cent mille à fuir ainsi, risquant toutes les souffrances pour éviter le sort que justement, à travers presque dix ans de guerre on avait voulu leur épargner.

D'autre part, l'influence française est évincée de l'Asie. L'abandon des Établissements français dans l'Inde s'est fait sous une forme inacceptable : reconnaissons qu'il a été plus la constatation de notre éviction que son instrument. L'Indochine pratiquement perdue, ces comptoirs dispersés et morcelés n'étaient plus guère défendables. On n'allait quand même pas entreprendre pour eux la guerre qu'on n'avait pas voulu mener jusqu'au bout pour notre Empire Indochinois. Nos possessions du Pacifique sont désormais bien séparées de la Métropole sous l'influence grandissante pour les unes de l'Australie ou de la Nouvelle Zélande, pour les autres des États-Unis.

À notre influence, localement, là où la Chine ne nous a pas remplacée, sont substituées l'influence américaine et l'influence anglaise, elles-mêmes précaires, la Malaisie et le Siam sont désormais menacés en première ligne et tournés par leur arrière. L'Indonésie, en effet se communise sous la façade du nationalisme. Quant à l'Inde, on sait sa fragilité. Le monde libre, qui n'a su que mal ou mollement comprendre ce que nous défendions en Indochine, souffre d'un dur réveil en Asie.

Les intérêts économiques ne sont jamais sordides, en ce sens qu'ils se traduisent en niveau de vie. La fin de nos exportations en Indochine a provoqué une crise très grave dans notre industrie textile qui représente 25% de la production nationale.

Enfin toute l'Union Française a subi le contrecoup de cette tragique aventure. Dès Genève la question de Tunisie s'est présentée sous un jour nouveau puis la question du Maroc, tandis que l'Algérie s'ensanglantait. Force nous est d'adopter des politiques de repli et de précipiter, fut-ce au prix de grands risques (ainsi au Maroc), les évolutions.

Notre indifférence, notre faiblesse, notre lâcheté même ont été trop clairement manifestés. Sur le bord du Mékong, nous avons perdu beaucoup de choses depuis le Maghreb jusqu'au Congo.

Cette guerre où était engagées les plus grandes valeurs spirituelles, a été perdue en partie grâce aux fausses générosités et aux légèretés de ceux même parfois qui auraient dû être plus sensibles à ces valeurs. Elle a été perdue surtout quand les soucis de la politique intérieure ont prédominé sur les intérêts que nous entendions défendre, ainsi pour la dévaluation de la piastre avons-nous détruit de nos mains le jeu que nous avions péniblement rassemblé. Genève même n'a pas été un avertissement. Les atouts qu'après cette conférence nous possédions encore, le Gouvernement de M. Mendès-France les a négligemment jeté par dessus son épaule.

Un miracle est toujours possible. Le sacrifice de nos garçons tombés dans la rizière, l'exode sublime aussi des réfugiés du Vietnam l'ont mérité. De telles valeurs une fois acquises ne périssent pas, nous le savons. Tant d'héroïsme a imprégné la terre du Vietnam que les ombres accumulées sur 1956 peuvent se dissiper. Et même si elles ne se dissipaient pas le grain semé dans cette terre germerait pour d'autres moissons. Car l'Histoire de la Guerre d'Indochine c'est quand même et avant tout l'histoire de nos gars, volontaires immolés par la grandeur de leur patrie. C'est l'Histoire de ces malheureux qui ont choisi l'exil et peut-être la mort plutôt qu'abdiquer leur foi et leur liberté.

 

 

Cette brochure comportait en outre :

1°) Un long paragraphe sur les premières opérations militaires

2°) Une chronologie.

 

 


12 Et le Secrétaire d’État, M. Jacquet, qui déclarait l'événement « d'importance mondiale ».

13 On remarquera que la phrase même employée par le Président Mendès-France dans sa déclaration d'investiture du 17 juin, reconnaît qu'il se posait à lui-même un ultimatum : « Le gouvernement que je constituerai SE FIXERA et il fixera à nos adversaires – un délai de quatre semaines pour parvenir au cessez-le-feu. Je me présenterai devant vous avant le 20 juillet... »