Avant d'étudier l'affaire d'Indochine

Les données permanentes de l'affaire d'Indochine

A) – Les quatre hypothèques sur l'Indochine

On peut dire de l'affaire d'Indochine qu'elle n'a jamais été entière. Une série d'hypothèques ont depuis le premier jour, c'est-à-dire depuis la Libération, pesé sur elle.

1°) Occupation Japonaise

Parmi ces hypothèques, une des plus lourdes a été, à la fin de la guerre, l'occupation japonaise. D'une part, cette invasion a signifié pour nous une irréparable perte de face. D'autre part, les Japonais ont mis en place tout un dispositif qui devait permettre leur occupation définitive. Enfin ce sont leurs officiers qui, au lendemain de leur capitulation, ont encadré les forces militaires du Viet Minh, dont au préalable les réseaux s'étaient formés sous l’œil bienveillant de l'occupant. C'est en particulier par les Japonais que le Viet Minh a commencé à être armé.

2°) Les occupations anglaise et chinoise

La libération accompagnée parfois de mesures maladroites a signifié pour nous d'autres pertes de face. C'est ainsi que les officiers français parachutés pour reprendre le pays, ont été incarcérés par ordre des américains et mis par eux sous surveillance... des Japonais. D'autre part, Mac Arthur a prévu que le pays serait occupé par les Anglais et les Chinois et non par les Français. Les autorités anglaises furent correctes. Nous n'en disons pas autant des Chinois de Kuomitang qui humilièrent à plaisir nos compatriotes, dévalisèrent le pays, et finalement ne renoncèrent à leur occupation que moyennant des avantages substantiels. L'occupation chinoise, elle aussi, devait faciliter au Viet Minh la mise en place de son dispositif.

3°) La révolte des pays sous-développés

La révolte indochinoise n'est pas un fait isolé. Elle se situe dans le contexte beaucoup plus vaste de la révolte des peuples sous-développés d'Asie contre les peuples nantis. Les adversaires de la France trouvèrent d'abord dans cette révolte un encouragement, puis par la suite, venue de la Chine, une aide beaucoup plus directe.

4°) Les interventions étrangères

Nous verrons le rôle que dans les dernières étapes de la guerre joua l'intervention chinoise. Mais, depuis le début, la Chine communiste a apporté au Viet Minh appui moral et aide matérielle limitée, sous forme au moins de conseillers.

Les Américains eux aussi contribuèrent à brouiller les jeux, leur opinion publique, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ayant toujours soutenu le Vietminh.

5°) L'absence d'une élite politiquement formée

Plus encore que ces diverses hypothèques a pesé le fait qu'en Indochine, nous n'avons guère trouvé d'élite politiquement formée qui ne fut pas communiste.

En 1930, une révolte nationaliste avait été un avertissement. Hélas, au lieu d'en tenir compte pour octroyer les libertés nécessaires, on préféra incarcérer les meneurs au bagne de Poulo-Condor. Ils s'y marxisèrent, recevant ainsi une formation politique effective. Par contre, nous avons continué une administration trop directe qui ne permettait pas aux Indochinois de se former aux affaires. Ainsi s'explique qu'ayant promis aux Indochinois l'indépendance, la France ait éprouvé tant de mal à trouver une équipe à qui transmettre le commandement. Telle est en particulier l'origine de ce qu'on appela un temps « l'expérience Bao Daï ».

B) – Les valeurs à défendre

On sera tenté de dire : si telle étaient les hypothèques accumulées sur l'Indochine, pourquoi avoir tenté de la défendre.

Remarquons d'abord qu'aucun des hommes politiques responsables, au lendemain de la Libération, ne mit en doute la nécessité de reprendre pied en Indochine. On peut aujourd'hui tenter de rejeter les responsabilités de tel ou tel. C'est tous les partis français, y compris le parti communiste (Maurice Thorez était alors Vice-Président du Conseil) qui d'une façon ou d'une autre acceptèrent de tenter l'aventure. Rarement, du général de Gaulle à Maurice Thorez, responsabilité politique fut aussi largement partagée.

Cette unanimité a un sens : elle prouve que, au lendemain de la Libération, l'affaire d'Indochine se présentait selon des données telles qu'aucun homme politique français n'aurait pris la responsabilité de notre départ. C'est un élément dont on doit tenir compte quand on se livre au jeu aussi répandu que vain de refaire l'Histoire.

1°) Défendre l'Occident

 Certes, à voir l'attitude américaine, on serait porté à douter que nous ayons eu en Indochine mission de défendre l'Occident. Notre pays pouvait-il pourtant accepter alors de livrer l'Indochine au communisme sans nuire gravement par la suite à sa situation internationale ? Nous disons bien « livrer au communisme », car, et nous y reviendrons, la carrière même d'Ho Chi Minh ne permettait pas de le prendre, comme certains s'y sont efforcés, pour un simple nationaliste.

Imaginons l'Indochine soviétisée par notre faute avant même que sombre la Chine de Tchang Kaï-Chek. Aux yeux des Occidentaux ameutés par les cris même des Américains, qui y eussent trouvé un alibi, nous devenions à coup sûr les responsables de la chute d'une Chine désormais prise entre deux adversaires. Ce seul risque était déjà difficile à assumer. N'oublions quand même pas que nul n'imaginait possible alors la décomposition totale d'une Chine nationaliste qui, à l'époque, se pavanait au premier rang de la scène internationale.

2°) Défendre les Intérêts français.

À voir le comportement de certains de nos compatriotes, on croirait qu'essayer de défendre les intérêts français dans le monde est une sorte de crime. Qu'on réfléchisse pourtant à ce que deviendrait la France réduite à elle-même, simple hexagone à l'extrémité de la petite péninsule européenne. Qu'on envisage ce que deviendrait son industrie sans le débouché des pays d'outre-mer, avec qui elle pratique 70% de son commerce extérieur dans un sens comme dans l'autre. On comprendra dès lors que, sans nationalisme périmé comme sans impérialisme, les dirigeants français aient essayé de maintenir en Indochine l'influence de leur pays.

Les intérêts français en Indochine étaient de trois sortes : culturels, économiques et moraux.

A) Intérêts culturels.

Point n'est besoin d'insister. Un peuple dont l'élite parle notre langue, des lycées dans toutes les villes importantes, une Université, l’École Française d'Extrême Orient à laquelle restent attachés les noms les plus illustres de la science française, pour quiconque n'a pas une conception purement matérialiste du patriotisme et ne confond pas la patrie avec des carrés de choux, c'étaient des positions qui méritaient d'être défendues aussi bien que le sol national.

B) Intérêts économiques.

Certains trouvent sordides les intérêts économiques. Libre à eux, mais qu'en même temps ils ne réclament pas le maintien et même l'élévation des niveaux de vie. L'Indochine a représenté pour la France, dans l'entre deux guerres, le grand réservoir de devises appréciées. D'autre part, l'Indochine était pour nous un débouché irremplaçable. Quelques chiffres : notre industrie textile a écoulé en Indochine jusqu'à 33% de sa production. Ce marché a servi à l'écoulement de l'horlogerie, des vins, de la farine, des automobiles, des motocyclettes, des cycles et même des pommes de terre. Voici d'ailleurs les chiffres des dernières années d'une certaine présence française en Indochine.

- Importation en Indochine de produits français.

Année

Milliards

1950

58

1951

82

1952

123

1953

108

 

Enfin les investissements français en Indochine :

À leur sujet voici encore quelques chiffres (année 1953) :

1 052 400 millions dont : investissements publics, 283 240 millions

investissements privés   789 160 millions.

C) Intérêts moraux.

Évidemment, bien assis sur les bords de la Loire ou de la Seine, on peut trouver négligeable la situation des français qui sont allés s'installer dans les pays d'Outre-Mer. Oubliant le principe affirmé par Francisco de Vittoria, le grand dominicain espagnol dont la stature domine toute la morale publique des Temps Modernes, selon qui toute la terre appartient à tous les hommes, on peut prendre nos compatriotes expatriés pour des usurpateurs. On peut regretter qu'au prix d'immenses efforts et parfois de leur vie, ils aient mis en valeur ces pays, qu'ils y aient apporté la santé et la richesse. On peut trouver que les tortures de l'occupation japonaise, cela ne suffisait pas. Mais  et même ceux dont la légèreté est aussi criminelle  s'ils pensent que ces hommes qui s'étaient installés en Indochine avaient comme tous les hommes droit à une vie humaine, ils comprendront qu'on n'ait pu de gaité de cœur les abandonner au soviétisme.

En Indochine, les Français étaient 75 000. On doit ajouter les eurasiens, qui ne nous avaient pas demandé à naître :  ajoutons les Indochinois qui avaient acquis la citoyenneté française. Voilà ceux qu'il fallait bien défendre.

3°) Défendre des valeurs de civilisation.

L'enjeu mis alors en question était plus grave encore... Hélas, notre peuple qui si facilement s'émeut pour les causes nobles a mal connu les valeurs de civilisation qu'il avait dans cette guerre mission de sauver : ces valeurs l'exode misérable et sublime des réfugiés du Nord Vietnam, voici quelques mois, devait seulement les lui faire découvrir. Fut-on le plus anti-clérical des « laïcs », quand on croit à des valeurs spirituelles, peut-on ne pas comprendre ce que signifiait une certaine osmose entre les civilisations d'Orient et d'Occident réalisée en Indochine ? Cette osmose s'était incarnée dans l'admirable chrétienté vietnamienne. Celle-ci n'était pas, comme en d'autres pays, une espèce de diaspora mal ancrée à la surface de la vie urbaine, mais un christianisme rural, fortement implanté dans la terre même du pays. Des districts entiers étaient chrétiens. Deux millions de catholiques et deux millions rassemblés en communautés villageoises au Vietnam, avec un clergé vietnamien, des évêques vietnamiens, un peuple fidèle vietnamien, on avait fait mentir l'adage de Kipling : l'Est et l'Ouest s'étaient rencontrés. Cela, ne pouvait-on pas essayer de le sauver ?

C) Les risques qu'on ne pouvait courir.

« Oui, nous répondra-t-on, mais ces valeurs ont quand même été perdues. Nous avons quand même abandonné cette Indochine. Ces risques tragiques qu'on ne pouvait prendre en 1945, ils sont devenus la réalité de 1955 ».

C'est vrai. Nous en situerons les responsabilités dans nos prochains développements. Et d'ailleurs les conséquences n'ont pas manqué de se faire sentir. La situation internationale de la France n'a pas été moins dégradée par la perte de l'Indochine que par l'abandon de la CED.

Toute l'Union Française a été ébranlée et le mot d’Élisée Reclus « lâchons l'Asie, prenons l'Afrique », ce mot d'une affreuse vulgarité d'expression comme de pensée adopté depuis peu par M. Mitterand, sonne aujourd'hui comme une dérision. Mais en 1945, les conséquences n'auraient-elles pas été encore plus graves ?

Nous oublions simplement que pendant dix ans l'effort inlassable de nos ministres des Affaires étrangères a restauré la situation de la France. L'affaire d'Indochine s'est nouée au moment même où notre pays n'était pas invité à Yalta et à Potsdam ; au moment où à San Francisco on acceptait de la classer « Grande Puissance » qu'en pendant avec la Chine de Tchang Kaï-Chek. La France en était à cet état de faiblesse où on ne peut rien perdre sans tout perdre.

Cette considération vaut pour les répercussions dans ce qu'on appelait encore l'Empire. 1945, c'est l'affreuse révolte d'Algérie dont seul un hasard a empêché l'extension à toute l'Afrique du Nord. Madagascar sort dans de mauvaises conditions de l'insidieuse occupation britannique et déjà s'y prépare l'insurrection de 1949. Au Togo, M. Sylvanus Olympio prône ouvertement le rattachement aux colonies britanniques. Le Sultan du Maroc vient de se faire conférer par Roosevelt un rôle international. Aussi grave qu'aient été en 1954 les conséquences de la paix de Genève, un abandon antérieur, quand la France était encore si mal assurée, eut tout compromis. Il eut empêché tout redressement.

Ce redressement, la France n'a pu l'opérer que parce qu'en Indochine elle a tenu. Si pendant dix ans elle a remonté la pente, c'est d'abord parce qu'elle a montré sa volonté de ne pas abdiquer. C'est surtout parce que le sens de la guerre d'Indochine s'étant précisé, (-nous y reviendrons) – ses alliés occidentaux malgré une partie de leur opinion publique ont été entraînés de voir en elle le partenaire qui, pour la résistance à la poussée soviétique, consentait les plus cruels sacrifices. C'est en grande partie par la guerre d'Indochine que la France a repris dans le monde la place qu'elle y a tenu jusqu'au 30 août 1954.