Raymond Cartier contre le cartiérisme

Non diminuer l'aide mais exiger des contreparties

Est-ce que la conversion du prophète de Paris-Match est complète ? Point encore, car quel que soit le progrès de sa doctrine, reste un point capital qu'il ne semble pas avoir vu : c'est ce que j'appellerai le problème de contreparties. Si l'effort entrepris par la France, très supérieur à ce qu'aurait laissé croire la thèse  Senghor que Cartier réfute, reste (Algérie mise à part) supportable, c'est que justement il comporte une contrepartie économique. J'ai mis l'Algérie à part, car les seules contreparties qu'elle apporte sont d'ordre politique, c'est-à-dire sans pouvoir constructif économique. Au contraire, l'Afrique Noire nous apporte des contreparties économiques appréciables. Nos articles y bénéficient, en récompense de notre aide, de préférences contingentaires ou tarifaires extrêmement appréciables qui contribuent à l'essor de l'industrie française. Que deviendraient les usines des Vosges, que deviendrait une place comme Roanne si l'Afrique Noire n'accordait pas aux tissus français ce double système de préférence ? Et nous ne donnons là qu'un exemple.

L'erreur du néo-cartiérisme, tellement plus intelligent que le cartiérisme d’antan, est de ne pas voir qu'il n'est pas question de diminuer l'aide française au Tiers-Monde, car cette diminution pourrait provoquer des catastrophes. Il faut la rendre viable, et d'abord, pour qu'elle soit supportable, il convient d'en faire une aide liée afin que l'apport français ne serve pas à des importations étrangères et n'aboutisse pas d'une façon indirecte, mais efficace, à une subvention à l'économie américaine ou japonaise. Cela n'est que trop arrivé dans le passé. Il convient ensuite d'exiger des contreparties proportionnées qui fassent qu'au pourcentage du revenu national, consacré au Tiers-Monde, pourcentage qu'on doit consacrer (Cartier a raison) à celui que nous consacrons à nos investissements productifs intérieurs, corresponde une recette qui fasse que cette aide au Tiers-Monde ne représente pas à une diminution de notre substance. On ne développera pas le Tiers-Monde en ruinant les pays développés. Sans la contrepartie que peuvent, en demeurant pour nos produits industriels un marché, nous apporter les pays sous-développés auxquels nous apportons notre coopération, nous nous appauvrirons de façon dangereuse et les préférences douanières et contingentaires doivent être comprises comme une sorte de partie intégrante de cette aide. Ajoutons que les contreparties donnent à notre aide une valeur morale. Elles la « dépaternalisent ». Elles transforment une assistance, avec tout ce que ce mot a d'humiliant et même de dégradant, en une véritable coopération, c'est-à-dire en une aide réciproque.

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Abandonner le Tiers-Monde serait une faute, aussi bien morale que politique et même, de notre point de vue égoïste, économique. Lui apporter une aide inconditionnelle, ou se contenter de contreparties politiques, donc improductives, comme en Algérie, en serait une autre. Le paternaliser en créant dans ce Tiers-Monde une économie de la mendicité en serait également encore une, comme en serait une de tolérer les dilapidations qu'entraîne la confusion entre luxe et pouvoir à laquelle les gouvernants africains ne sont que trop portés. Voilà les fautes contradictoires que nous devons éviter. Voilà les écueils opposés entre lesquels il nous faut naviguer. Mais une France, qui parce que sa tâche est difficile renoncerait à sa mission, cesserait bien vite d'être une grande puissance pour – renfermée dans son hexagone continental à l'heure même où une sorte de dérive des continents les uns vers les autres rend tous les repliements contre nature – devenir à bref délai le satellite de ceux qui se seront mis à l'échelle de leur époque.

 

Les relations franco-algériennes