J'ai retrouvé la ville unique...

Sans date

J'ai retrouvé la ville unique. Par ce premier jour d'un printemps tardif, Alger dévale en blanche nappe jusqu'à la mer. Elle s'incurve au creux des collines, elle se déploie sur les crêtes, elle s'étire au long des plaines voisines. Des jardins la coupent, semés et fleuris, où les orangers et les cyprès composent un paysage mystique de primitifs italiens.

M'abandonnerai-je à la douceur retrouvée dans cet Alger où je ne suis pas retourné depuis 1958 ? En la revoyant, la ville tant aimée, mon cœur a bondi de joie. Mais bien vite me prend une angoisse à peine définissable ; parce que cette ville si belle semble trop pauvre pour elle-même (on dirait que par endroit elle s'affaisse comme un manteau mal rempli) ; parce que des linges douteux pendent aux fenêtres ??? les plus beau peintres (?) ; parce que dans les rues on ne voit plus de femmes : beaucoup moins  même de mauresques voilées qu'autrefois. Surtout certaines cicatrices marquent la ville (O mur noirci de la Faculté), et je ressens d'un coup tout ce que cette terre a subi depuis des années : la guerre, la terreur, l'OAS et l'anarchie de cet été. Tout cela que je savais, mais que crient les murs encore barbouillés de slogans, que crient les rues aux plaques gravées, que crie le port inactif et les désœuvrés sur les trottoirs, tout cela me clame une plainte terrible dans l'âme. Certains me disent qu'ici on éprouve la paix comme un soulagement. Certes je revois les tramways où veillaient des soldats mitraillette au bras. J'entends encore les bombes éclater d'heure en heure. Je vois fuir par les rues des foules affolées. Pourtant, tout cela n'était pas si angoissant que cette perception d'un gâchis peut-être irréparable.

Car, aux heures les plus tragiques nous gardions quand même un espoir, peut-être contre toute espérance. Nous gardions quand même l'espoir qu'un jour toutes les populations réconciliées bâtiraient l'Algérie et nous la voyions cette Algérie qui n'avait pas trop de tous ses fils offerts au monde, une synthèse d'Orient et d'Occident qui ferait mentir le vieux Kipling. Et parce que pour nous, la solution de l'Affaire d'Algérie ce n'était pas d'abandonner des peuples à l'incertitude de leurs destins, mais bâtir un monde nouveau où tous leurs espoirs s'épanouiraient, nous avancions des suggestions patiemment, lentement. Nous savions trop qu'à brusquer l'avenir on provoque cette révolte dont on accuse l'OAS (et nous ne l'en excusons pas) mais que les pierres mêmes auraient suscitées si elle ne l'avait pas fait.

Dernier échec, après tant d'échecs. Nulle part, notre pays n'a si profondément ni si constamment échoué qu'en Algérie. L'histoire de notre colonisation en Algérie est une histoire séculaire d'occasions manquées, de politiques avortées, de promesses non tenues. Et puis quand même tous ces morts dont au jour de notre départ on n'a même pas honoré les tombes. Ces jeunes morts dont on n'a pas le droit de parler. Ces jeunes gars du contingent, ni Notre-Dame, ni les Invalides ne se sont ouverts pour un Requiem national, et on attend encore le mot du Chef de l’État qui rendrait hommage à leur sacrifice. Mais inutiles et devenus soudain gênants, se pourrait-il vraiment que les hommes ne soient que la menue monnaie des princes !

Oui, débarquant en Alger, le premier sentiment est d'angoisse. Je ne m'y attarderai pas. Non tant parce qu'il est stérile de regarder en arrière : à me lamenter je ne referai pas l'histoire. Mais Alger a quelque chose de tonique. Est-ce la mer, la Méditerranée d'Ulysse et de Saint Paul, la millénaire civilisatrice ? Est-ce la grâce d'un peuple jeune ? Est-ce simplement parce qu'on respire ici mieux qu'ailleurs la douceur de vivre ? Malgré tant de tristesse et de misère on ne peut résister à la joie, on ne peut résister à l'espoir.

L'avenir ne sera pas ce que nous croyions. Qui sait ? L'Algérie a encore des chances et quelque chose de cette synthèse que nous avions rêvé peut encore s'opérer. Elle peut s'élaborer dans ces bureaux de l'ancien Gouvernement Général où de jeunes hommes avec dévouement et compétence – avec aussi la plus extraordinaire bonne volonté – s'efforcent quand même de bâtir un pays. Et parce que l'Algérie est un pays de minorité agissante, ils peuvent gagner la partie.

Quelle partie ? Celle de savoir si l'Algérie se fera une nation neuve, si elle saura en dépit de tout garder le bénéfice de cent trente ans d'occidentalisation et forte de cet apport « s'accrocher au train des pays développés », ou bien si, cédant à ses monstres obscurs, elle s'enlisera dans l'obscurantisme oriental, elle renoncera pas à l'arbre (?) pour le rêve, un rêve fut-il à l'effigie de rancœur (?) et d'usines fumantes mais illusion si elle préfère le signe à la chose et le repli sur soi baptisé indépendance économique, voire socialisme, à l'essor. Car l'Affaire d'Algérie dont en France nous nous déchargeons comme on chasse un cauchemar au réveil, au contraire du cauchemar  garde toute sa réalité. D'ailleurs , si elle ne gardait pas sa réalité, quel sens aurait maintenant que les Français sont éliminés une très onéreuse coopération ? Je ne sais pas en combien d'actes se jouera cette tragédie, si c'est en trois actes ou bien en cinq actes : ce que je puis affirmer, c'est au nous ne sommes pas au-delà du second.