Mais voici cent trente ans...

Sans date

 

Mais voici cent trente ans que l'Islam et l'Occident se côtoient en Algérie. Qu'en restera-t-il ? L'empreinte française, pendant ce siècle et demi imprimée, est-elle indélébile ? Certes quelque chose demeurera. Quelque chose ? De l'Afrique romaine que restera-t-il ? Des ruines qui font rêver. Le Code Justinien et même les homélies d'Augustin n'ont laissé aucune trace.  Les civilisations qui se sont succédées au Maghreb ont toutes abandonné quelques épaves (1), mais ce ne sont que des mots ou des débris. Un Camus de l'Aurès s'exaltera-t-il sur un futur Tipaza français ?

On nous a beaucoup parlé d'un creuset algérien où l'Islam et la France élaboraient une civilisation originale. Je citais Camus. Je crois que dans sa jeunesse il y a cru. Moi-même j'ai répété ce slogan. Nous nous sommes leurrés. Des hommes se sont côtoyés : leurs civilisations sont restées étrangères. Aucune osmose ne s'est opérée. Chacun s'est muré en soi-même. Les Français ? Qu'allaient-ils prendre à ce peuple de manœuvres et de femmes de ménage – affligés de ridicules habitudes et vicieux de ???. Car pour eux l'Algérien ce n'était pas autre chose. Et plus le Français était brimé par nos structures sociales, plus pauvre aussi était sa vie intérieure, plus grand était son mépris : une revanche. Tant il est vrai que pour nous autres, pauvres hommes, le meilleur baume sur la blessure de notre amour-propre c'est encore que les autres soient humiliés. Pendant bien longtemps, aux yeux des Français d'Algérie, le bicot n'a pas eu d'existence propre. Comment cette osmose aurait-elle pu s'opérer ? Alors que les Français auraient peut-être accepté de donner, mais ne supposaient même pas que le partenaire musulman avait des richesses culturelles et spirituelles à lui apporter en échange. Et puis, si l'heure n'est pas d'accabler la communauté française d'Algérie, douloureuse et par nous si lâchement abandonnée, force est de dire qu'elle était bien incapable de délivrer le message de notre civilisation. Trop nombreux étaient ces hommes qu'Albert Sarraut appelait des « tubes digestifs ». Ces nantis qui n'avaient d'autre culture que le montant de leur compte en banque. Trop nombreux aussi ces habitants de Bal-el-Oued ou de Belcourt, braves gens sans doute, mais dont le niveau intellectuel ne dépassait la pétanque. Les meilleurs mêmes, cette poignée d'intellectuels qui pourtant autour de Freinier et d'Audisio pouvaient-ils le délivrer ce message ? Ile (?) d'un paganisme ensoleillé, celui-même que Camus a chanté dans Noces, ils ne savaient guère que clamer que la joie des sens. Leur Algérie était une Grèce (ils s'y référaient secrètement) mais sans Eschyle, sans Sophocle, sans Euprore (?), ces maîtres de la douleur, sans Socrate et sans Platon non plus, et sans les Kros  archaïques et sans  Quidias (?). Le cri joyeux de la chair dans la passion (?) de la plage, ce n'est pas notre civilisation. Nous avons bien peu donné à l'Algérie.

Et nous ne pouvions rien lui donner, au surplus, parce qu'elle ne voulait rien nous prendre. « La vérité, s'écrie (?), Mouloud Ferraoun (2), c'est qu'il n'y a jamais eu  mariage. Les Français sont restés à l'écart. Dédaigneusement à l'écart ». Cela je viens de le dire. Mais le musulman ne restait-il pas lui aussi dédaigneusement à l'écart, muré dans une ignorance qu'on a pu qualifier de prodigieuse (3). On ne peut l'en incriminer. Rien n'était fait – ou bien peu – pour lui faciliter un véritable accès à nos valeurs profondes. L'enseignement primaire lui déversait l'absolutisme de ses dogmes. Ils coexistaient avec d'autres dogmes, ceux de son Islam natal. Ils étaient trop contradictoires pour mutuellement s'éclairer et pour qu'en résulte un enrichissement : tout au plus un trouble (?) et ce déracinement spirituel qui privant l'Islam de sa foi n'en laissait survivre (??) qu'une sociologie périmée. Notre vraie pensée n'a jamais été mise à la portée du musulman. Il n'a pas bénéficié d'occidentalisation pour la traduire dans le langage de son âme.

Peut-on compter sur les étudiants algériens, qui bénéficient de maîtres français, qui parfois fréquentent nos facultés. Une part d'entre eux murés dans des complexes de supériorité doublés de complexe d'infériorité, auront acquis nos recettes techniques, mais n'auront pas assimilé notre culture. Je cite l'un des meilleurs esprits d'Algérie, Malek Bennabi : « D'une manière générale, l'étudiant algérien n'a pas éprouvé l'Europe. Il s'est contenté de la lire, c'est-à-dire d'apprendre au lieu de comprendre » (5). Pourtant une classe s'était pénétrée de nous, cette bourgeoisie libérale dont sont représentatifs un Ferbat Abbas, un Ahmed Francis ou un Abderramane Fares. Nous nous fondions sur cette bourgeoisie quand nous pensions à une synthèse originale de la culture islamique et de la culture occidentale. Notre jugement comporte une part d'illusion. Nous ne voyions pas que ces hommes si profondément sympathiques avaient entre l'Islam et nous franchi le gué. Ils étaient de notre côté. Le vrai Ferbat Abbas, celui qui laissait parler son âme, c'est celui de 1930. Notre pays a gravement péché en rejetant un tel homme. Mais surtout que reste-t-il de cette bourgeoisie musulmane ? Notre répression l'a décimée. Elle pleure beaucoup de morts dont nous sommes les responsables. Criminels actes mais surtout absurdes. L'OAS a parachevé l’œuvre néfaste de nos polices et de notre armée. Je pense au massacre des Directeurs des Centres sociaux. Je pense à ce jour satanique où les pharmaciens furent systématiquement décimés. Nous avons assassinés ceux qui pouvaient le mieux nous comprendre, qui nous combattaient (et ils avaient parfois des motifs) mais nous aimaient quand même.

Alors aujourd'hui, nous pouvons encore bénéficier de sympathies personnelles. Mais la communauté nationale d'un pays qui se veut à nouveau musulman rejette notre civilisation. Du moins y est-elle fortement portée (6).

L'ignorance engendre le plus profond contresens. Sans doute cet Occident avec ses machines, ses avions, son industrie nucléaire fascine le musulman. Celui-ci est attiré par lui comme le papillon par le feu. J'ai lu  quelque part cette formule : « l'Occident est à la fois la bête noire et l'idole du musulman ». la définition est assez vraie (7). Oui le Musulman est fasciné par l'Occident, mais il ne voit en lui que ses machines et ses piles atomiques. La science occidentale n'est même pas à ses yeux l'occasion d'une griserie intellectuelle, l'attrait pathétique d'un progrès qui constamment s'engendre lui-même ! Elle est recette de puissance immédiate et rien de plus (8).

Car le Musulman est comme effrayé à l'idée de découvrir notre âme. L'homme de cette communauté est mal à l'aise chaque fois qu'il rencontre en profondeur une spiritualité étrangère. Selon Levi-Strauss, « cette religion se fonde moins sur l'évidence d'une révélation que sur l'impuissance de nouer des liens au dehors » (9). Il évoque une « incapacité de supporter autrui comme autrui ». Et il insiste : « le seul moyen pour eux (les Musulmans) de se mettre à l'abri du doute et de l'humiliation consiste dans une « néantisation » d'autrui considéré comme témoin d'une autre foi et d'une autre conduite ».

Si ce témoignage est vrai, quel refus en quelque sorte structurel de toute synthèse et de toute osmose. Quel rejet presque fatal, au fur et à mesure que s'effectue et s'effectuera la résurrection sociologique de l'Islam, d'accéder encore à ce qui pour  l'âme algérienne pourrait être la science occidentale. Et contre cet accès, refus structurel encore, se dresse cette notion impérieuse, mal définie, mais existentielle à l'Islam : la Djihad. Pour séduire les intellectuels occidentaux, les nationalistes maghrébins ont eu tendance à voiler cette idée de la Djihad. Ils ont évité de parler de la guerre sainte, même si le vrai sens de la Djihad est celui d'une conquête pacifique, l'idée même d'une conquête reste essentielle. Le témoignage de Mac Donald est formel : « Il faudra que l'Islam soit complétement désagrégé pour que la doctrine de la Djihad puisse être écartée » (10).  Réalité « sensible et vécue » plutôt que « proclamée et exercée », la Djihad condamne la civilisation musulmane à progresser ou à périr. « Araka Baraka » disent les Arabes, c'est-à-dire « la Bénédiction est dans le mouvement ». Traduisez : « Le salut est dans la conquête » (12). Dans le fond de l'âme musulmane, la civilisation occidentale est quelque chose à absorber, à supplanter. Dans ces conditions, l'osmose des civilisations peut-elle se réaliser. Demeurera-t-il dans la conscience algérienne une source occidentale ? Difficilement. D'autant plus difficilement qu'à l'ignorance et à la Djihad s'ajoute l'absolue volonté de prendre une revanche de la croisade. D'autant plus difficilement que nous sortons de sept ans d'une guerre atroce qui a renforcé encore le sens de la Djihad. Le peuple algérien n'est pas rancunier. C'est une de ses noblesses. Peut-il quand même oublier que nous l'avons combattu au nom de ces valeurs occidentales mêmes ? C'est l'atroce des guerres modernes : on les mène pour des intérêts sordides, mais nous sommes devenus moraux. Alors nous nos croyons contraints de jeter les grands principes dans la bagarre. Nous en faisons des armes, mais ils sortent de la bataille simplement vaincus d'avoir été trop souvent détournés de leur sens, d'avoir été compromis avec leurs propres contre valeurs, et si le camp qui les incorporait est battu, ils portent les stigmates de l'impuissance.

Oui, bien difficile à réaliser sur la terre d'Algérie la synthèse de l'Orient et de l'Occident, bien que notre civilisation contribue à former l'âme future de ce peuple. Si cette synthèse doit se réaliser, elle se réalisera plutôt au Maroc plus favorisé par la géographie pour un tel rôle. Par l'Espagne le passage d'une civilisation à l'autre s'offre comme en dégradé. Entre le Maroc et un peuple d'Occident ne sont pas déroulés sept ans de guerre inexpiable. Le souvenir de la colonisation n'est cuisant dans l'esprit des marocains que par snobisme. Une certaine fierté exige qu'on en parle comme de temps obscurs. On sait bien pourtant que si le Protectorat, surtout en ses dernières années a comporté bien des zones (d'ombre?) il a répandu une vive lumière. L'avenir du Maroc est incertain, comme celui de tout peuple. Retenons que si cette synthèse que nous avons en vue s'opère, ce sera plus entre sa rive atlantique et sa rive méditerranéenne qu'en Algérie.

Et pendant ce temps l'Algérie sera le monde du désaveu. Le monde du désaveu sera surtout le monde du désarroi. Après sept ans de guerre atroce, tout s'est effondré pour ces jeunes hommes. Les signes se sont inversés, mais quels signes. Le signe de l’instituteur français de Kabylie, si dévoué. Le signe de ces camarades qu'ils avaient quand même connus sur les bancs du Cours Complémentaire. Le signe de cette France, en laquelle ils avaient cru quand même. Ils ont sacrifié, pendant ces sept ans, ces valeurs qui n'étaient pas toujours brillantes, au mirage de l'indépendance et au rêve d'un monde nouveau, à la griserie de l'ascétisme subordonné aux facilités de l'Occident. Parce qu'ils sacrifiaient, et dans le déchaînement de leur violence, toutes ces choses – notre école primaire, l'amitié de l'instituteur, la causerie avec un camarade français, mais aussi la richesse possible de leur pays – parce qu'ils ont sacrifié toutes ces choses, ils sont obligés d'alimenter le rêve.  Contre un avenir, dont ils sentent bien qu'ils l'ont amputé, ils se réfugient dans ce passé islamique auquel ils l'ont sacrifié. Ce faisant ils achèvent de le tuer. Ils lui retirent sa dernière valeur, être un élément dans la synthèse du présent. Ils crurent le respecter, ils ne font que le momifier. Ils le stérilisent.

Monde du désaveu ! Il désarme un siècle et demi de sa propre histoire. Cet apport d'idées, ces routes, la levée blanche d'Alger couvrant colline après colline de sa triomphale blancheur tout cela qui était quand même algérien, on le désarme. On le rejette en l'englobant dans le monde connu de la colonisation. Parce que la colonisation, avec ses vices, charriait quand même des valeurs, on rejette ces valeurs avec elle. On désavoue même ce qui n'aurait pas pu ne pas se faire, on l'extrait du passé, on l'abolit. On néantifie la rencontre de l'Europe et du monde moderne. Si bien que la décolonisation perd son sens. Elle n'est plus indépendance mais inadaptation à un monde nouveau. Elle cesse d'être essor, pour n'être plus que la sclérose d'un rêve.

Et comme on ne supporte pas autrui, on ne supporte pas un siècle que celui-ci a figé. Le croyant qui confond sa religion avec une civilisation qu'elle a marqué, qui ne les distingue plus l'une de l'autre, qui bien pris dans la dégradation de sa foi  en a tronqué l'absolu sur cette civilisation, que peut-il accepter d'une civilisation universelle qu'une léthargie de plusieurs siècles ne lui a pas permis de modeler. Car c'est aussi un des drames de l'Islam que cette confusion de la religion et de la civilisation. Et il est exemplaire, ce drame car il montre où pourrait mener la confusion entre la religion chrétienne et la civilisation occidentale qui en est issue. Que dis-je, cette confusion n'a eu lieu que trop, et elle était une des erreurs sous-jacentes à l'Action Française. Elle a survécu, à celle-ci. Nous en avons vu le fruit, car cette transposition de l'absolu chrétien dans les contingences d'une politique française a engendré l'OAS.

Alors notre rêve d'une Algérie carrefour de civilisations, qu'en advient-il. Certes demeurent des groupes d'initiés, comme des îlots autour duquel roule le torrent. Malheureusement quelque chose de la fragilité ambiante les pénètre. Surtout la synthèse dont ils demeurent les témoins ne s'était pas précipitée, au sens chimique du terme. Ces hommes, derniers témoins de notre espoir, sont eux-mêmes des hybrides, tendus de leur passé islamique, de notre passé occidental, mais sans que de cette rencontre soit encore née une personnalité nouvelle. Ils ont deux, trois personnalités sociales, comme le disait des Arabes J. Berque dans un cours au Collège de France de 1957. Alors ils sont intérieurement divisés, intérieurement arrachés, spirituellement écartelés.

Et pourtant, ils demeurent les témoins de l'avenir, du seul avenir possible. Car l’Algérie ne peut quand même pas redevenir un Yémen. Nous n'avons quand même pas tout à fait tort. Plus difficilement, à travers beaucoup plus d'épreuves, dans la mesure même où il l’entraînera et où elle voudra bien en accepter la leçon, l'Algérie a quand même une vocation à faire mentir Rudyard Kipling et qu'en elle l'Est cesse un peu  d'être l'Est, et l'Ouest d'être l'Ouest pour qu'enfin ils puisse se rencontrer. Mais la première phase (ou phrase?) je viens de la desfurer (???). Mon pessimisme n'a que trop de fondement. Pour un temps, et je ne puis en donner aucune évaluation de durée, dans l'énoncé du problème algérien la donnée européenne ne joue presque aucun rôle.

      1. Jean Servier, Peuplement de l'Algérie, Revue Militaire d'Information, Mars 1956, p. 22

      2. Mouloud Ferraoun, Journal, p. 45

      3. Raymond Charles, L'évolution de l'Islam, p. 11

      4. F. Bonjean, Quelques causes d'incompréhension entre l'Islam et l'Occident dans L'Islam et l'Occident, Cahiers du Sud , p.33

      5. Malek Bennabi, Vocation de l'Islam, p. 61

      6. Je pense à ce jugement de Pierre Rondot dans un cours déjà ancien : « On peut se demander si la communauté musulmane est capable d'autre chose à l'égard des non-musulmans que d'une sympathie, d'un attachement ou d'un engagement personnel. » Les forces religieuses et la politique : l'Islam, p. 245

      7. On peut en rapprocher cette phrase de Raymond Charles : « Le drame – non discerné par les intéressés eux-mêmes tout à leur déchirement intime – est que les arabo-musulmans voudraient être nous à cause de nos réalisations matérielles et dans le même temps, ils laissent s'exacerber l'orgueil que leur procure leur suprématie coranique. Ils nous tiennent rigueur, en somme, de leur propre impuissance. », L'évolution de l'Islam, p. 75

      8. id. ibid. p. 72

      9. Claude Levi-Strauss, Tristes Tropiques , p. 436

      10. D.N. Macdonald, article « Djihad » dans L’Encyclopédie islamique, pp. 1072-1073. Citons aussi Rondot : « La notion de guerre sainte reste vivante dans les esprits et les cœurs. Chaque fois que sous une forme quelconque un peuple ou un groupe musulman est en lutte contre une domination ou une influence occidentale, on constate la multiplication des consultations autorisées (fatwa des muftis) qui le rassurent sur le caractère sacré de son combat, ainsi que l'unanimité du sentiment populaire, traduite par le vocabulaire. » L'Islam  et les Musulmans d'aujourd'hui , T I p. 155

      11. Rondot, L'Islam et les Musulmans d'aujourd'hui, T I, p. 155