XIX

Siméon sait qu'un grand jour commence. Tout le soir, roulé dans son manteau de laine brune il a veillé sur le Parvis. Il a prié. Il a chanté les psaumes de l'attente et murmuré les strophes d'Isaïe. Très tard par les ruelles en chicane il a regagné sa petite maison : une seule pièce, une pièce nue, donnant sur une ruelle poisseuse. C'est là qu'il prie. C'est là qu'il attend. C'est là qu'il espère. Mais ce matin il a franchi l'Espérance, il a dépassé les nuits de la Foi : l'Amour l'attend et il le sait.

Il est monté sur sa terrasse. Hautes sont les herbes sur les terrasses de Jérusalem et sous la légère brise elles ondulent. Dans le demi-jour, la ville est un champ marqueté, inégal, strié de murailles, un champ fleuri d'anémones et de giroflées au manteau d'or.

Siméon est vieux... Il ne sait même plus son âge. Une barbe blanche roule en cascade sur sa poitrine. Sur sa nuque tombent des cheveux d'argent. Il a tant prié dans sa vie que toute parole en lui se mue en prière. S'il rencontre un voisin sa salutation s'achève en cantique. Il est pétri de prière au point que son visage, sec comme le parchemin, évoque les rouleaux craquelés des vieilles thoras.

Creusée par le silence, son âme n'est emplie que d'une pensée : connaître le Messie ! Le voir, ne fut-ce qu'un jour, le désiré des Nations. Siméon est vieux... ses mains tremblent. Appuyé sur un bâton, s'agrippant aux murs, il se hisse vers le Temple chaque matin. Il s'y assied sous le premier portique et attend. Sa prière : regarder vers la porte en marmonnant le Cantique. Il viendra un jour, le Messie, Il viendra. Il montera vers le Lieu Saint... Siméon baise les pierres qu'Il frôlera de ses pieds.

Ce matin Siméon tâtonne dans la pénombre. Sur la ruelle, une étoile brille encore au détour d'un toit. Plus dure encore que d'habitude est la route. Siméon a grand crainte que son cœur ne s'arrête. Il le contient, une main sur sa poitrine. Il s'appuie aux murs. Aigre, la brise glace ses os que n'abrite plus aucun muscle. Il butte sur les cailloux, et même trois fois il tombe en route. Un gamin, le croyant ivre s'esclaffe. Siméon n'entend même pas. Une joie magnifique chante dans son âme. Elle a le son du Cantique.

Le Bien Aimé est-il sur le rempart ? Ah ! Filles de Jérusalem, n'éveillez pas, ne réveillez pas mon Bien Aimé avant qu'il le veuille. Oh ! la voix de mon Bien Aimé ! C'est lui ! Il vient ! Il vient, sautant sur les montagnes et bondissant sur les collines. Mon Bien Aimé est pareil à la gazelle et au faon des biches. Le voici derrière notre mur... Je vais me lever, parcourir la ville, les rues et les places, en quête de celui que mon cœur chérit...

Le Temple est encore fermé. Siméon s'assied sur une borne.

Le ciel incolore peu à peu bleuit. Les oiseaux se sont éveillés, et les ardentes hirondelles virent en poussant des cris aigus. La ville s'éveille. Peu à peu les bruits se fondent en rumeur, dont monte plus strident le grincement d'une carriole ou plus net le choc sur fer contre l'enclume.

Siméon a senti un heurt dans toute son âme : Il vient, le Désiré des Nations ! Il vient ! Ce n'est qu'un bébé, ficelé comme un baluchon au dos de sa mère. Il vient...

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Pour Marie, c'est joie. Elle aime la route qui de Bethléem serpente vers Jérusalem, avec les oliveraies moutonneuses aux pentes des collines. Les sentiers embaument le thym, la menthe et, près des jardins, la citronnelle. Parfois le chemin se creuse entre deux vergers. On passe sous un tunnel d'orangers en fleurs, comme dans un épais ruisseau de parfums. Par ce matin l'air est pur, l'air est vif. Il verse la joie. Marie aime cette heure où la jeunesse du jour donne jeunesse à toutes choses. La nature lui est une sœur. Elles sont l'une et l'autre à l'aube du monde quand le visage de Dieu s'y mirait, sans qu'aucune ride ne s’interpose.

Jésus dort, bercé par la marche. Sa tête dodeline à chaque chaos. Marie a cueilli des fleurs, une gerbe de narcisses aux tiges droites, aux pétales de peau laiteuse et mate. Elle en a rempli par jeu le capuchon de Joseph. Tous deux avancent, se tenant la main, heureux de cette grande journée de vacances, heureux de s'aimer. À travers les branches, le soleil jette à flot sur le sol un jeu de pépites mouvantes. Le lit du sentier en frémit. Il est ruisseau dévalant d'ombres et de lumières.

Avant l'entrée de la ville on domine la vallée du Cédron avec ses tombes peintes en bleu clair. Le printemps joue entre ces tombes. L'herbe renaissante verdit entre leurs cailloux. De folles fleurs frémissent au vent. Les remparts même de Jérusalem sont fleuris. L'herbe les pare pour un triomphe.

La ville pour la venue de son Roi plus que jamais est belle. Il vient ! Les maisons étagées vers le Temple sont les marches de son trône. Un ciel bleu profond accentue la blancheur de la ville. Joseph et Marie ont passé les poternes. Les passants bousculent les campagnards qui ne savent pas se ranger. Ils n'échappent que de justesse au fouet des esclaves municipaux (on écarte la foule devant la litière d'un hérodien). Qu'importe ! Marie aime la ville de David. Elle l'aime parce que ce sera la ville de Jésus. Elle l'aime aussi pour elle-même, pour ses cours entrevues au fond d'un couloir – un âne et un chameau attelés ensemble y tournent un moulin -, pour le feu des forgerons, - la pénombre se fleurit d'étincelles -, pour les pots de cuivre étagés dans les souks, pour les tapis dont le bleu est aussi velouté que la voûte nocturne et pour le marchand qui les présente. Marie aime Jérusalem d'être vivante et d'être humaine. Elle aime ce grand bain d'humanité, cette foule qui frôle sans heurter, ce grand fleuve de foule qui vous enroule et parfois même vous submerge. Elle aime ces eaux humaines où les yeux accrochent des reflets d'âme.

Joseph a un peu peur de la perdre, et ils se tiennent la main. Dans le dos de Marie, Jésus s'est éveillé ; les commères lui sourient « Voyez comme il est beau ce mignon ! C'est un garçon ! Sa mère est heureuse. Ma chère, comment cette femme si menue a-t-elle un si gros bébé ! » Marie est encore plus joyeuse. À chaque compliment Joseph lui serre un peu plus fort la main, uni à sa joie.

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A la porte du Temple, Siméon attend.

Même aujourd'hui, il attend encore : il a attendu toute sa vie. Son visage s'est modelé d'attente comme il s'est parcheminé de prières, au point que même dans le sommeil il en conserve l'expression. Le vent et le soleil l'ont érodé comme les pierres du portail. Il est comme l'âme de cette porte. Il lui prête un sens. Salomon l'a ouverte pour qu'au-delà des foules en pèlerinage y passe un jour le roi de Gloire. Siméon est la conscience de cette volonté : il attend.

D'aucuns s'en gaussent. Toute une vie assis devant la porte, pour un Messie qui ne vient jamais ! Une vie inutile : cet homme qui ne travaille pas et ne lit même pas les livres ! Ce vieil homme confondu avec les mendiants, et qui ne tend pas la main... Mais quand le Messie viendra, on le saura ! Il ne passera pas inaperçu, l'envoyé de Dieu !

Siméon laisse dire : « Un homme sans apparence », il l'a lu dans l'écriture. Et il a compris que le Royaume de Dieu vient tel un voleur. Les âmes inattentives ne le verront pas. Siméon attend.

L'avant printemps de février, prometteur comme un message, embaume de fraisiers et de giroflées. Siméon comprend que vient le Messie. Est-ce ce cavalier sur un cheval noir, avec des houppes et des sonnailles ? Ou ce haut vieillard qui monte, un pain dans sa main, tel devait être Melchisedech au devant d'Abraham ? Ou encore cet adolescent aux bras alourdis d'anneaux (deux esclaves le suivent avec respect) ? Non, et l'attente reprend, l'attente de celui à qui Dieu a donné vocation d'attendre.

Voici que monte du sentier une jeune femme, avec son mari, et, sur son dos, un bébé. Elle tient à la main une cage où des tourterelles peureuses se blottissent l'une contre l'autre. Elle est frêle et menue : presque une enfant encore. L'homme qui la conduit est enfantin lui aussi. À peine un duvet sur ses joues. Ils sont timides et presque aussi peureux que les tourterelles – joyeux pourtant. Leur regard est si clair qu'alentour le vert aigu des campagnes, le bleu des oliviers, l'or des giroflées pâlissent.

Et Siméon a compris que l'attente était rompue : Il vient, le Désiré des Nations !

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Au coin de la rue, Joseph a posé le baluchon où Marie a sorti une galette pour le déjeuner et des linges propres pour changer l'enfant. Il aide Marie à prendre celui-ci dans ses bras. Jésus doit entrer au temple le premier, royal sur les bras de sa mère. Joseph les suit, avec leur petit ballot et les tourterelles.

Les enfants continuent de jouer. Les uns chantent, les autres dansent et miment le chant. Les mendiants clament leur plainte. Les aveugles au bruit des pas redoublent de cris.

Siméon s'avance vers Jésus. Il s'est redressé. Il ne sent plus sa faiblesse. Il ne boîte plus. Il ne tremble plus.

À Marie un peu surprise, il a pris l'enfant. Il le hausse à bout de bras. Il le hausse en une première élévation.

Les temps se sont réjouis. L'attente est comblée. L'Ancienne Alliance élève dans ses bras la Nouvelle. Siméon ne viendra plus à la porte du temple pour sa faction quotidienne. Il est comblé de joie. En lui Abraham tressaille de voir le jour de Jésus.

Siméon est achevé. Il n'a plus de sens. Il peut mourir. Il s'efface. Précurseur lui aussi, il diminue pour que Jésus croisse. Et il chante : « Louange à Dieu ! »

« Maintenant, O Maître souverain, tu peux, selon ta parole,

Laisser ton serviteur s'en aller en paix ;

Car mes yeux ont vu ton salut,

Que tu as préparé en faveur de tous les peuples,

Lumière pour éclairer les nations

Et gloire de ton peuple, Israël. »

Joseph et Marie se sont pris la main. Ils sentent autour d'eux les peuples sans nombre qui montent vers Jésus. Israël est une lumière et tous les peuples s'éclairent à son aurore. Un océan de Gloire déferle vers eux. Après les anges du ciel, venus avertir les bergers, voici les anges des nations qui, par la bouche de Siméon, saluent Jésus. Et toute cette grandeur n'a de grandeur qu'à témoigner la miséricorde de Dieu. D'un regard Joseph et Marie se sont dit leur émerveillement...

La joie ! Marie est une mère heureuse. Les jours sont devant elle une grande avenue de platanes au soleil, une longue avenue que les anges de Dieu, frémissant de toutes leurs ailes, jalonnent. Marie avance, avec Jésus et Joseph, et la lumière des Hosanna célestes les baigne comme un soleil.

Siméon rend l'enfant. Il parle de nouveau :

« Vois ! Cet enfant est né pour la chute et le relèvement d'un nombre en Israël... »

La chute... Marie sent en elle poindre l'angoisse...

« Il doit être en butte à la contradiction – et toi-même, un glaive te percera l'âme ! - pour que se révèlent les pensées intimes d'un grand nombre ».

La douleur... Jésus sera l'homme de la contradiction et de la douleur. Marie sera la Mère de douleur. Comme elle a accepté la joie, elle accepte l'angoisse. Ainsi, elles sont, pour Jésus, les pages sanglantes d'Isaïe !

Il se dressait comme un jeune arbre dans un sol aride...

C'était un être méprisable, le dernier des hommes,

Un homme de douleur, un habitué à la souffrance.

Il a plu à Yahweh de le briser par la souffrance.

Il s'est anéanti jusqu'à la mort, il a été mis au rang des malfaiteurs.

La jeune femme, si joyeuse quand elle montait au temple, se tait. Elle recueille la prédiction dans son âme, aussi sereine que pour accueillir le bonheur. Elle sait que cette douleur exprime l'amour de Dieu pour les hommes. Elle pressent qu'elle doit souffrir d'autant plus que Dieu la préfère, elle dont les souffrances de son Fils méritent la splendeur. Elle le pressent, mais l'ignore. Pour comprendre il lui faudra de longues méditations sur les routes d'Égypte ou dans la paix de Nazareth. Aujourd'hui elle devine seulement l'équilibre sublime entre sa joie et son angoisse. Elle déchiffre une ligne de plus dans le rayonnant mystère de miséricorde écrit aux ailes de Gabriel. Et comme elle avait dit « oui » à Nazareth, elle accepte. Elle redit ce « oui » qui détruit à sa racine le « non » du mal.

Autour d'elle on chante les louanges de cet enfant Jésus. Empli de joie paternelle Joseph écoute ces propos. Survient une vieille femme. Malgré les ans elle se tient droite. Les jeûnes l'ont rongée. Son visage a la courbe fluide de la flamme. Cette vieille femme roulée dans des haillons qui furent noirs et tournent au rouge : c'est Anne, la prophétesse.

Son âme calcinée a reconnu Jésus. Elle est de ceux qui attendaient. Elle domine ce petit groupe de fidèles qui recevaient la lumière (réfugiés dans le premier parvis, ils préféraient la porte du Seigneur à la tente des impies ; ils n'osaient non plus approcher de ce saint des saints où le Grand-Prêtre pénétrait chaque année, impavide...).

Anne a reconnu Jésus ; elle a tant souvent tourné son âme à la diffuse lumière de l'attente qu'elle en reconnaît la source. Elle appelle ses compagnons de prière : « Venez, venez, c'est lui ! »

Ils viennent, les bancroches, les boiteux, les estropias. Ils viennent les déguenillés. Ils viennent les pouilleux, avec leur vermine. Ils viennent les lépreux, avec leur pus. Ils viennent tout souillés et barbouillés de misère. Ils viennent ceux qui n'ont pas refusé la lumière. L'ayant accueillie dans leur pauvreté, ils la reconnaissent dans la pauvreté d'un enfant. Le cortège du roi de gloire avance : Siméon rodé comme une épave sur les galets de l'attente, Anne la brûlée de lumière, les bancroches et les estropias. Ils ont pris Jésus à ses parents. Ils le portent eux-mêmes dans le Temple. Déjà Jésus n'appartient plus à Marie. Il appartient au cortège qui ne le quittera plus de nos misères et de nos défaillances, le Roi appartient à son Royaume.

Les fonctionnaires du Temple regardent d'un air soupçonneux cette procession bigarrée. Ce sont les fidèles des portiques. On les connaît. Des gens d'habitude bien calmes : tout le jour ils pleurent en se balançant. Ils crient seulement plus fort les thèmes de Jérémie ou quelques malédictions d'Isaïe... tel est leur mode d'opposition. On se méfie un peu d'eux... Mais que veulent-ils aujourd'hui, avec ce Siméon qui porte un bébé dans ses bras ? Pourquoi chantent-ils les plus victorieux des psaumes ? Il faudra qu'on fasse un rapport.

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Une colombe égorgée sur l'autel rachète son Rédempteur. Une petite touffe de plume sur l'autel et quelques gouttes de sang. Par quel mystère de compensation et d'apothéose, l'Esprit au jour du Baptême prendra-t-il forme de colombe ?