XVIII

Les bergers ont tenu parole. Grâce à eux Joseph et Marie occupent une vraie maison à Bethléem. Elle n'est pas luxueuse cette maison : deux pièces. L'une sert à la fois d'atelier pour Joseph et de salle où recevoir les hommes ; la seconde est à la fois chambre et cuisine ; elle donne sur un étroit jardin – plutôt une cour, malgré le figuier qui l'ombrage. Des murs l'abritent des regards. Quand Anne et Joachim arriveront dans quelques jours pour se faire recenser à leur tour, on pourra s'arranger et les recevoir.

Marie eut aimé qu'ils fussent là pour la circoncision. Dès la naissance, elle les a fait avertir par des marchands qui se rendaient en Galilée. Ont-ils reçu à temps ce message ? Ils ne sont pas là. Marie et Joseph seront seuls pour la cérémonie. Ils ont demandé à quelques bergers de se joindre à eux. On mangera un agneau. Ce sera quand même une petite fête.

Dans le silence de la maison Marie médite en préparant les pâtisseries. Ce jour, elle le sait, est un grand jour pour l'humanité : Jésus y est confirmé dans son rôle de sauveur. Selon la loi juive il en reçoit le nom et le titre.

Et ce nom est lié à sa première souffrance. Aujourd'hui se célèbre le mariage de la douleur et de notre salut. Noce sanglante de trente trois ans d'amour qui se consumera sur la Croix. Déjà Marie est là. C'est à elle que l'Ange a révélé que l'enfant aura nom « Sauveur ». Dans la solitude de Bethléem elle préside à la cérémonie douloureuse.

Déjà le mystère de notre salut est douleur, déjà il est obéissance. « J'ai dit : je viens pour accomplir votre volonté. » Une parole a été annoncée à Abraham. Il s'est circoncis et il a circoncis le même jour ses fils et serviteurs. Transmise dans la chair des Juifs, la parole dite à Abraham est obéie aujourd'hui.

Marie est debout, tandis que s'ébauche la Croix. Son âme est à la fois joie et souffrance. Abraham dit encore « oui » en Jésus et le salut promis s'accomplit. Mais dans cette joie, une pointe aiguë perce l'âme de Marie. Souffrant de la souffrance de Jésus, elle assume en elle toutes les souffrances innocentes. Le sang répandu depuis Abel, le sang qui sera répandu dans les siècles futurs, est dans cette goutte de sang qui perle : les enfants mutilés sous les bombes, les enfants affamés des exodes, les enfants massacrés des pogroms. Encore enveloppée des ailes de l'Annonce, prononçant ce nom de Jésus que lui a dit l'Ange, Marie se heurte à la douleur.

Le soir tombe sur Bethléem. Joseph partage le méchoui avec les bergers. Pour leur joie, il a acheté une petite outre de vin vieux. Dans son berceau, Jésus dort d'un mauvais sommeil d'enfant blessé. Marie seule avec lui médite et prie. Au couchant le ciel est vert sous des transparences d'or. Il teinte de nacres laiteuses et pâles les collines et les maisons. Tout fond dans une douceur imprécise.

« Mon âme exalte le Seigneur ».

Et la joie de Marie monte de sa souffrance.