Autobiographie

Voyage de noce

Saint Jean de Luz

30/06/41

Assis tous deux sur la banquette de leur sleeping, ils regardaient le paysage rouler par nappes successives des champs bleus, des vergers mousseux, d'éclatantes traînées de colza ou de coquelicots. Elle s'était longuement amusée avec les bibelots du confort, nouveaux pour elle : l'armoire aux godets pendus, les combinaisons de lampes. Le soin avec lequel tout était calculé pour tenir le moins de place répondait à son sens de l'ordre. Elle en éprouvait une satisfaction profonde comme s'il ne s'agissait pas de la demeure d'un soir, mais qu'elle fut installée pour un séjour indéfini. Cet ordre et comme cette conscience des choses lui étaient un présage de son bonheur.

Lui ne parlait pas. Elle se réjouissait de ce silence, signe de parfaite confiance pensait-elle. Elle s'en inquiétait aussi. Était-il vraiment heureux ? Elle aurait voulu connaître tout le sens de ce regard vaguement absent, heureux sans doute, qu'il promenait sur les campagnes, la tête mollement abandonnée sur son bras. Interromprait-elle cette rêverie ?

« A peine quelques toits font comme un archipel »

Elle connaissait ce vers qu'il murmurait devant un village de Beauce tout blotti dans les ailes de son église. Elle ne savait plus de qui  était ce vers, mais n'osait pas le demander. « On ne peut décidément traverser la Beauce sans penser à Péguy dit-il. De Paris à Orléans il se situe tout entier ». Le vers était donc de Péguy. Maintenant il allumait la belle Dunhill qu'elle lui avait donné lors de leurs fiançailles. Elle se rappelait l'émoi de la choisir. Elle connaissait si peu son fiancé alors. Le connaissait-elle à présent. Mille aspects de son caractère, qu'elle aimait tous lui revenaient en mémoire : elle ne les raccordait pas bien. Il était si grave et si enfant. Par moment, elle le pressait contre elle pour le protéger, sentant pour lui s'éveiller tout l'instinct maternel qui sommeillait en sa chair. Pourtant elle le sentait tellement le maitre, le guide sûr en qui se reposer et qui vous malmenait un peu. Jeune fille très libre, elle s'émouvait et se réjouissait à la fois de se sentir domptée.

Pour lui sa rêverie n'allait pas plus loin que la journée de la veille. Il revoyait ces visages, défilant comme un cinéma trop rapide à la sacristie. Il savourait la joie qu'il avait eu de présenter pour la première fois sa femme. « Ghislaine était trop fardée » dit-il soudain tout haut. Alors ensemble ils repassaient les étapes  de ce jour attendu et redouté, avec un mélange de regret et de joie à l'avoir dépassé. « Que la vie est belle » murmura-t-elle.

Oui, la vie était belle. Il la serra contre lui, heureux de ces premiers souvenirs communs. Elle s'abandonnait. A quoi bon penser puisqu'il était là contre elle. Elle frottait de sa joue la nuque rase, dont le petit froissement de brosse l'amusait. Il sentait la lavande et le tabac. Doucement elle appuyait ses lèvres sur son cou.

X

XX

Elle s'éveilla dans le grand clapotis d'eau qu'il faisait à sa toilette. Demi-nu il s'étirait dans la joie de se rafraîchir. Des gouttes coulaient le long de son dos soulignant les muscles. Elle se sentit soif d'être pressée contre lui. Comme pour lui répondre, il s'assit – tout humide encore – sur le lit. Ce premier baiser était aussi frais que le jeune matin.

On arrivait. Ils avaient vu la mer, étincelante et dure comme un métal. Jusque dans le train montaient des bouffées d'odeur. On passait entre des balustrades de roses. Derrière les hortensias les montagnes étaient plus bleues. Dans ce paysage inconnu son mari lui appartenait davantage pensait-elle. Elle le sentait tranché de tout ce qu'elle ne connaissait pas de sa vie. Elle était sure d'être vraiment le centre de sa pensée. Elle était pour lui le sens même de ces campagnes comblées et tout en elle débordait de joie.

Ils étaient déjà installés dans leur chambre, devant la mer. Une chambre aux meubles luisants comme dans l'Invitation au voyage. Elle avait eu la première la réminiscence du poème qu'il lui récitait souvent et était heureuse d'avoir pu lui montrer ainsi qu'elle entrait dans son perpétuel jeu littéraire. À présent elle rangeait, réunissait le bouquet d'hortensias dans le pot de grès, sur la table. Elle prenait possession de ses affaires à lui qu'il avait négligemment jetées hors de la valise. Elle prenait ainsi comme une hypothèque sur son amour.

Lui restait couché sur le lit, dans son égoïsme de jeune mâle satisfait. Il aimait cette présence féminine qui ordonnait la vie autour de lui. Il songeait vaguement à son travail, aux vers qu'il écrirait dans le repos de cette présence. Elle pensait déjà aux chemises qu'il faudrait repasser pour qu'il soit plus « net » (un mot qu'elle employait souvent). Leurs pensées allaient si parallèles se mêlant et se répondant comme au concerto le violon et l'orchestre.

Ils se taisaient. Mais tous deux sentaient qu'il s'était créé entre eux quelque chose de plus puissant que leur amour, quelque chose à quoi il dépendrait d'eux qu'ils lui donnent le visage même de l'amour : une habitude. Ils avaient en commun la place de leurs vêtements dans les armoires. La table où ils travailleraient, le fauteuil où elle lirait en attendant. Une même pente entrainait leur vie, les confondant. Un réseau de petits faits les liait.

Leurs lèvres avaient un goût nouveau ce matin-là. Le goût d'un amour qu'aucune inquiétude ne pouvait plus altérer.