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Ceux qui ne vont pas au Musée du Louvre

La Croix 2/8/1965

 

Nombreux sont les intellectuels africains à Paris cet été. Je m'en réjouis fraternellement. Un fait, pourtant, me frappe, qui ne me paraît pas simple hasard : le Musée du Louvre est le seul endroit où on n'en voit presque jamais aucun.

Pourquoi cette indifférence ? Imagine-t-on un Européen de passage à Lagos ne se rendant pas au musée où, sur un assemblage choisi de merveilles, trône, encore souveraine, la reine-mère d'Ifé ? Grâce à nos ethnologues, nous avons appris à comprendre les chefs-d’œuvre de l'art africain. Ils exercent sur nous un attrait et une influence. J'ai peur, qu'en retour, l'enseignement que nous avons dispensé aux Africains n'ait pas su leur apprendre à goûter le meilleur de notre civilisation.

Nous les avons initiés à nos techniques. Ce qui est déjà mieux, nous leur avons révélé notre littérature et le goût qu'ils y ont pris montre à quel point, dès lors qu'on prend la peine de la leur ouvrir, notre vraie culture leur est accessible et même proche. Je n'ai jamais vu Molière si bien interprété que par des étudiants africains. Ake Loba raconte la joie que fut pour lui, sur les bancs de son lycée équatorial, la découverte du Cid : Rodrigue lui apparaissait le type même du héros africain, avec son sens de l'honneur et son courage. Mais notre enseignement, en Afrique comme ailleurs ne fait que la part du pauvre, pour ne pas dire aucune part, à ce qui n'est ni scientifique ni littéraire. On peut obtenir les plus hauts diplômes sans avoir entendu une seule phrase de Mozart, sans avoir vu la reproduction de la Pieta d'Avignon ou de la Fiancée juive.

On nous a taxé d' « assimilationnisme », nous, Français. On nous a mis en accusation pour l'orgueil de notre culture occidentale. Tout n'était pas faux dans ces reproches, mais l' « assimilationnisme » comme l'orgueil sont étranges qui ne montrent pas ce qu'on a de mieux. M. Malraux nourrit, parait-il, le projet de proposer à l'Afrique, sous le signe de la coopération, des musées de reproduction d'art occidental. Cette réalisation s'imposerait.

En effet, les arts qui ne font point appel au langage ne sont-ils pas le plus sûr véhicule entre les civilisations ? Je taquinerais le président Senghor en lui disant que s'il avait moins étudié la philosophie et plus écouté Beethoven il ne nous prêterait pas, dans la postface de ses Éthiopiques  un apollonisme de marbre. Surtout, les peuples d'Afrique sont peuples du rythme et du signe : c'est donc par nos rythmes et nos signes qu'ils nous peuvent mieux comprendre. Que ne leur avons nous appris à les percevoir !

Ils auraient saisi, alors, que cette technique qu'ils prennent trop pour une série de recettes est le fruit d'une très ancienne ascèse : une aventure de l'esprit. Bien mieux, à rebours de l' « assimilatiosnime », nous les aurions aidé à sauver leurs arts dont a rencontre d'une civilisation européenne mal comprise contribue à la dégénérescence en académisme de bazar. Ils auraient saisi que notre art n'est pas simple objet à contempler, mais qu'il charrie, si je puis dire, le sang de notre âme, et quand leur sculpture se désacralise et n'est plus qu'objet, ils auraient appris à y mettre leur âme nouvelle au lieu de reproduire une série des formes qui n'ont plus de sens.

Telles étaient mes réflexions dans ce Louvre que les Africains ne visitent guère. Mais, Parisien, je les comprenais quand même un peu : le Paris d'été, fut-il pluvieux, a beaucoup de charme. Moi aussi j'aime les alentours de Saint-Germain-des-Prés et le cosmopolite boulevard Saint-Michel. Je trouve à ce Paris presque vide, et où plus personne ne court, la saveur que je croyais propre à certains quartiers de Rome. Vers le soir, les Tuileries m'attirent comme m'a toujours attiré le Pincio. Moi aussi, aux vitrines du Faubourg-Saint-Honoré, j'aime ces maroquineries luisantes dont Barnabooth emplissait les wagons-lits marquetés de la Belle Époque. Mais, au-delà dans les galeries du Louvre, et j'ajouterai, pour qu'on ne me taxe pas d'impérialisme occidental ; dans les salles du Musée Guimet, on apprend certains des maîtres-mots de l'humanité. Les professeurs que nous envoyons dans les deux Afriques au titre de la coopération enseigneront-ils mieux que leurs devanciers à les déchiffrer ?