Littérature

Paul Claudel

Jeunesse n°24 avril 1938

Poète baroque

 

Le mot baroque est devenu en France synonyme de burlesque ou de mauvais goût. Sans doute devons-nous voir ici un trait de notre caractère. Les œuvres sont peu nombreuses chez nous auxquelles nous pourrions donner ce titre : la chapelle des Visitandines à Nevers, et que personne ne contemple, la palmeraie de Saint-Séverin, qu'on admire parce qu'on la croit du vrai gothique, certaines églises flamboyantes ou plutôt de cette première Renaissance Française que l'invasion de la Renaissance Italienne a fait mourir à peine née. C'est un trait de notre caractère, disions-nous,  et tel que trois siècles de jansénisme et de classicisme nous l'ont donné.

Je ne suis pas Eugenio d'Ors et j'aurai beaucoup de mal à définir le baroque. C'est à Anvers d'abord, puis en Autriche et en Bavière qu'il m'est apparu, à travers ces églises claires et comme chantantes, où ces tableaux religieux de Rubens, exultants de la joie la plus charnelle. Notre accoutumance fut longue à naître. Quelque chose en nous se refusait à ces formes ingénues comme les formes végétales, à ces courbes retentissantes, à ces chaires où circule le sang. Le baroque, c'est l'art de la Résurrection de la chair, de la Chair assumée, non desséchée ou polie, mais aspirée, telle quelle et toute vivante, par l'esprit. Au Portugal, les fenêtres et les cloîtres du style Chirrurgueresque sont tout entourés de motifs floraux et ce n'est pas une simple décoration contre-plaquée sur le mur. La forme même est comme imprégnée de son thème végétal. Ce n'est pas une pure construction de l'esprit, tels les propylées grecs, l'esprit simplement ordonne à sa fin le thème que lui octroie la nature. Il oriente celle-ci, il la compose à sa destinée propre. L'art baroque est un art de palpitation. La vie n'y cesse pas, la sève monte, c'est l'art même du mouvement, comme suspendu pour qu'en naisse la forme.

Mais en France nous avons subi d'austères disciplines : le droit romain dont on a fait après coup une construction rationnelle a supplanté les vieilles coutumes, ces usages stratifiés en règles par les siècles, surtout un classicisme prétendu gréco-romain (et nous aimerions demander ce que signifie ces épithètes contradictoires accouplées?), un néo-platonisme aussi desséchant que mal compris, nous ont doté d'un art de construction intellectuelle, un peu comme une géométrie. Ce n'est pas au reste que nous nous soyons laissés enclore par ces règles. Notre vieille nature, celle à qui nous devons d'avoir un jour monté la Cathédrale gothique, cette merveille du baroque, ne s'est pas laissée si facilement réduire. Le sentiment féminin surtout nous a sauvé, c'est la grâce féminine partout appelée, évoquée, qui sauve notre art, il lui donne une nouvelle fois la vie.

Que nous avions pourtant de délicieux baroques ! Ronsard, mais Boileau le lui a fait payer cher, et David, le grand David, toujours luttant contre lui-même pour asservir en cubisme la plus libre, la plus rubénienne des inspirations. Mais plus encore que les prétentions classiques, le jansénisme a éteint en nous le sens baroque. Il nous a fait une spiritualité de cadavres. Le jansénisme et son frère aîné le calvinisme, n'ont pas voulu croire à la dignité de la chair, ils nous ont fait oublier jusqu'à la Résurrection des corps, cette ultime affirmation de notre credo, prélude de la Vie Éternelle qui ne saurait être elle-même sans cette Résurrection. Il faut voir, pourtant, comme saint Thomas décrit l'âme qui attend la Résurrection de son corps, veuve jusque dans la gloire divine. Nous sommes une âme et un corps, et celui-ci n'est pas moins nécessaire à notre personne que celle-là. Celui-ci n'est pas moins nécessaire au Plan divin. Tout ne s'y oriente-t-il pas sur le Mystère de l'Incarnation où le Verbe même s'est fait chair, où Dieu lui-même s'est fait charnel. L'âme du Christ n'est pas sortie seule du tombeau  au matin de Pâques, mais ce Corps qui désormais assume en lui toute la création charnelle et qui l'aspire jusqu'au Père.

Voici les mystères que nous oublions, et c'est grave, car à se vouloir des Anges, on peut très vite, avec Luther, laisser le corps se conduire comme une bête. Cette dignité du corps fonde la vertu de chasteté. Mais nous parlions du baroque, cet art qu'un oubli de trois siècles nous empêche de bien comprendre. Voici qu'aujourd'hui tout nous le restitue. Le cadre du jansénisme éclate, le cadre du néo-classicisme éclate, la vie jaillit de toute part et jusque dans les institutions. La géométrie du Code Civil s'effondre sous ses poussées. Mais surtout le domaine des arts. Sans doute aujourd'hui Paul Valéry restaure-t-il divinement le temple grec. Que cet intellectuel pur a de charme ! Chez lui l'intelligence devient un jeu voluptueux. Paul Valéry restaure le temple Grec : parallèlement ressuscite la Cathédrale Gothique, ou plutôt cette basilique grouillante d'or comme le Gesu, surchargée de motifs végétaux et comme dansante : l’œuvre de notre Paul Claudel.

L’œuvre de Paul Claudel est toute entière un grand monument du baroque. Elle se présente comme une série de cercles concentriques rayonnant sur un seul point : la possession du monde par la grâce : « Ce grand rendez-vous de Dieu et de la création dans l'homme » dont parle Guérin (et sans doute l'Endymion du Cayla était-il lui-même ce baroque). Toute l’œuvre de Paul Claudel est une aspiration de la Création par la Grâce. Ses grands poèmes d'abord, que ce soient les Cinq grandes Odes, la Cantate à trois voix, ou cet admirable tissu de prose : Connaissance de l'Est. Le sommet en est l'Esprit et l'Eau, cette ode dont le thème est cette aspiration même. Peut-être à travers ses drames des thèmes secondaires viennent renouveler le thème principal, mais quel triomphe du baroque, le Soulier de Satin. Après trois siècles Claudel répond à Rubens (ce Rubens dont le nom même signifie rougeoyant), et peut-être ne lui a-t-il jamais si bien répondu que dans le grand monument qu'il élève cette année à la Passion du Christ : Un poète regarde la Croix. Je ne conseillerai pas cette lecture à quiconque n'a pas encore abordé Claudel. Il en serait dérouté, et mieux vaudrait entrer par la porte latérale de Corona Benignitatis Anni Dei, cette petite porte basse à la Basilique claudelienne. Ou peut-être cette verrière d'or, la Cantate à trois Voix, si pure et si racinienne. Mais pour nous, les familiers de la Basilique, nous qui souvent y avons prié, il nous semble que Claudel vienne d'en poser le Maître Autel. Je pense à ces deux triptyques de la Cathédrale d'Anvers, l’Érection de la Croix et surtout la Descente de Croix, entre deux panneaux triomphaux.

Le dernier livre de Claude ne s'analyse pas, il se médite, il se prie. Non, je crois que tous, et les moins initiés nous devons le lire, car il nous plonge tout droit dans l’Église, au sein même de Sa prière, la liturgie. C'est le glorieux paraphrase, or et rouge, de cette Semaine que l’Église qualifie de plus grande.

Pierre Solesme (pseudonyme)