Préface

1/9/1964

 

Le livre de Pierre-Jean Daney demande-t-il une préface ? Il a déjà tiré, avec bienveillance et lucidité la leçon à dégager de son expérience. Cette leçon, il l'exprime en homme de cœur au début de sa conclusion quand il fait appel à « une croisade d'amour fraternel ». Quand on sait la résonance douloureuse qu'évoque au cœur musulman le souvenir des Croisades, il est heureux d'en renverser le sens pour en faire non plus celui d'une conquête mais celui d'une main tendue.

Et puis, l'essentiel de ce que devrait dire une préface n'est-il pas déjà inclus dans les pages d’Étienne Borne, si belles, que reprend cette conclusion ?

Car c'est à une nouvelle attitude vis-à-vis de l'Islam que nous invite  Pierre-Jean Daney, vis-à-vis de cet Islam où le Tiers monde, plus qu'ailleurs encore, est un univers de désarroi.

En effet, le musulman, le jeune musulman surtout, se trouve aujourd'hui entre deux univers spirituels et sociologiques. Il appartient au monde moderne et à sa religion, où entre sa religion et le monde moderne le divorce est si radical qu'il doit opter. Mais comment opter sans se déchirer la chair et l'âme ? Les efforts des modernistes en vue d'éviter cette option et d'obtenir une évolution religieuse qui tienne compte de la vie ont toujours été condamnés par les Docteurs. Bien pire, ils ont échoué, soit qu'ils aient été absorbés par la politique et détournés, par là, d'une efficacité proprement religieuse, soit qu'ils aient été comme enkystés dans le plus conformiste de l'obscurantisme. Dès lors, il opte, le jeune musulman, soit pour le sommeil d'un immobilisme religieux, mais dans la nostalgie ou le dépit amoureux du monde moderne entrevu, soit pour ce monde moderne, mais alors quelque chose dans son âme l'appelle quand même vers le passé de sa Foi. Eût-il presque tout rejeté de sa tradition religieuse, une part demeure qu'il n'a pas si bien étouffée qu'elle ne lui pèse sur l'esprit et sur l'âme.

Tel est l'univers de contradiction et de complexité que j'ai trouvé presque toujours chez mes jeunes amis musulmans, qu'y a trouvé, je le crois, P.J. Daney. Leur matérialisme pratique ne les a que partiellement protégés. Du Moyen Orient et du Maghreb, ils sont dans l'impasse, parce que la contradiction est trop éclatante entre la religion dictée point par point par Dieu et le monde créé par lui dont ils découvrent les lois à travers notre science. La religion entraîne dans sa chute tout leur univers, rançon de son totalitarisme, et surtout, par suite de la confusion du temporel et du spirituel, leur univers sociologique. Dès lors, ils se trouvent dans un monde moral sans règles ni lois au point d'en être inconsistant. N'en souffrent-ils pas ? J'entends encore ce garçon, un des plus intelligents et des plus séduisants que j'aie jamais rencontrés, m'exposer que les contrats qui subordonnent les personnes les unes aux autres ont tous disparu, à l'exception du seul mariage. Mais que ce contrat, lui aussi, devait disparaître, laissant la place à l'union libre. Je ne pus lui apporter la facile réplique, car la Hachouma lui fit changer la conversation dès qu'il comprit que son propos heurtait mes tendances profondes. Évidemment, dans tout pays on trouvera des garçons pour confondre le mariage avec un contrat et pour prôner l'union libre à l'aide d'arguments aussi fallacieux. Pourtant, dans le cas de ce jeune ami, je sentis quelque chose de plus. Pour lui, une société qui n'avait plus de base ne laissait guère de place qu'à l'anarchie ou au caprice : un monde moral sans consistance, une sorte de sable mouvant pour les âmes.

La politique en porte le reflet, la politique opium de ces jeunes peuples. Ils la vivent avec passion. Elle alimente la plupart des conversations. Mais la ferveur nationaliste à la fois satisfaite et retombée, on découvre à travers ces conversations que la politique aussi se trouve sans base. Elle n'est qu'un jeu. Pendant nos discussions, j'avais le sentiment de me trouver tout à coup dans un univers à deux dimensions, dépourvu de toute profondeur et où tout se déroulait en pure surface.

Car l'Islam, tout au moins en Afrique du Nord, que je connais mieux encore que le Moyen Orient, ne laisse même pas derrière lui, quand disparaît ou seulement s'atténue la Foi, des principes philosophiques. C'est une des rançons encore du sunnisme malékite. Cette religion formelle et juridique a étouffé l'esprit philosophique des peuples maghrébins, au point que son indigence est devenue une de leur caractéristiques. Ainsi se trouvent-ils démunis devant le marxisme et d'autant plus que les maîtres de l'Islam n'ont jamais édifié une dialectique contre l'athéisme. Mais, en même temps que démunis contre le marxisme, ils m'ont paru incapables de le professer vraiment. Leur communisme, quand plus ou moins ils le professaient, n'était guère qu'adhésion à une Chine ou une Russie illusoires porteuses de recettes d'économie politique et bénéficiaires de leur snobisme intellectuel.

Alors ?...

Je l'avais senti en Algérie et au Maroc, je l'ai senti à nouveau en Tunisie : nous, chrétiens, pourrions, dans cette crise engendrée par l'option tragique entre la Foi et le monde moderne, être d'un grand secours à ces jeunes musulmans. Les années ne sont pas si loin où entre les archaïsmes d'un intégrisme triomphant et une science imprégnée de scientisme nous avons pu nous croire contraints à une même sorte d'option. Nous avons surmonté ces difficultés. Malheureusement, le monde musulman ignore le christianisme et tout ce qui s'y rapporte à un point que nous n'imaginons même pas. Il n'existe pas, d'un auteur musulman, un seul titre honorable sur la religion chrétienne et même sur les spiritualités occidentales. Les musulmans ne savent rien de notre conception de Dieu. Nos dénégations ne les empêchent pas de croire tout européen soit athée, soit aux confins du polythéisme. C'est dire qu'ils ne demanderont rien à nos penseurs, dont au surplus ils ne soupçonnent pas l'existence. Aucun des jeunes musulmans que j'ai rencontrés ces derniers temps, pourtant titulaires de diplômes appréciables, n'avait entendu le nom de Teilhard de Chardin.

Mais ce choix entre les deux mondes qui les sollicitent, entre une religion à laquelle ils ne croient guère, mais qui depuis l'enfance a modelé leur affectivité et le monde moderne qui les attire, les jeunes musulmans l'exercent-ils vraiment ? Mon sentiment serait plutôt qu'ils « s'en tirent » par un dédoublement de leur personnalité. Tel qui s'est montré de la plus occidentale logique dans la discussion, se montre dans la vie un intuitif, un affectif et un sensuel dans le plus pur de sa tradition. Tel qui prône l'Union libre exigera que ses sœurs demeurent voilées et cloîtrées, comme à la génération précédente, tel qui envoie ses fils à l'université ne prend jamais un repas avec eux et demeure dans son comportement quotidien « le seigneur » du Passé simple de Driss Chraibi. Ainsi, dans ce dédoublement se composent des personnalités complexes et contradictoires, à la fois audacieuses et timorées, le plus souvent déroutantes pour nous, comme pour elles-mêmes. J'ai eu, en effet, parfois l'impression que mes jeunes amis musulmans éprouvaient une difficulté à comprendre eux-mêmes leur âme. Ils se déroutent personnellement d'autant plus qu'ils ne trouvent ni appui ni exemple dans la génération précédente qui, pourtant portée elle aussi au dédoublement de la personnalité, n'en présente pas les mêmes « dosages ». Chacun de ces jeunes hommes est un orphelin.

Peut-être devons-nous à ce trouble et à ce caractère « orphelin » les amitiés qui nous rendent si chers nos séjours en terre d'Islam. Leur confiance filiale insatisfaite, de jeunes hommes la  reportent sur l'étranger qu'ils sentent ouvert à leurs aspirations et désireux de les comprendre. Ne pouvant se passer d'un père, ils le créent de nous. Je songe à des confidences, dans les vergers marins d'Hammamet, dans ces jardins des Hespérides où les pommes d'or des orangers se détachent sur l'azur lisse des flots. Longtemps de telles conversations furent difficiles. Ces jeunes hommes posaient des préalables politiques passionnés auxquels nous n'étions pas toujours en droit de consentir. À présent le dialogue s'offre de lui-même.

Et l'instinct filial de ces jeunes musulmans ne les trompe pas. Je l'ai dit : nous pouvons beaucoup pour eux. Les Européens qui viennent aujourd'hui en pays d'Islam peuvent certainement deux choses pour aider les jeunes musulmans en un moment difficile de leur évolution psychologique. La première est de témoigner – et leurs interlocuteurs en éprouveront de la surprise – que nous pouvons adhérer de tout notre cœur à une Foi religieuse et en même temps adhérer de ce même cœur à ce monde moderne qui nous a été donné. La seconde est, quand le peuple le plus « familial » qui soit se trouve atteint en son âme par la dégradation ou l'inadaptation de son institution fondamentale, lui présenter l'exemple de familles vécues, où le mariage n'est pas contrat qui ampute, mais exaltation des personnes.

Il ne s'agit pas de « convertir », mais d'aider à redonner une signification à des traditions très nobles, un contenu digne d'elles à une affectivité ancestrale et à ces jeunes vies un sens qui s'harmonise conjointement avec notre monde et avec le passé de leur race. Il ne s'agir pas de « convertir », mais de faire comprendre que Dieu ne contredit pas ce monde qu'il a créé, mais de ressusciter leur propre Foi, qu'elle soit vivante pour que se hâte le retour eschatologique promis dans la double bénédiction d'Abraham à son enfant Ismaël.