Pérenne Islam

5/8/1963

 

L'Algérie est terre d'Islam. Recensant les données de la question algérienne, accordons une place à l'Islam, et probablement la première.

Car l'Algérie lui doit son pouvoir de nous captiver. C'est par lui qu'elle se situe dans notre paysage intérieur. Elle y trouve des correspondances : portails latéraux de Charlieu et de Paray-le-Monial, portail de Lisieux, Saint Michel de l'Aiguille, cette délicate mosquée, arcs polychromes de Vézelay. Dante, que nous vénérons sans le lire (sinon, parlerions-nous toujours du très ennuyeux enfer, négligeant les lumières du Purgatoire et du Paradis?). Dante, dis-je, a reçu sa marque. Notre Saint-Thomas a pris par Averroes contact avec Aristote. L'Algérie chante en nous une geste de poésie et de gloire où un peu pèle mêle voisinent l'Alhambra de Grenade, la Mosquée d'Omar et le Romancero du Cid. Par l'Islam, elle est « une des plus authentiques et des plus vivaces composantes du vieux monde » (1). Elle émeut en nous nos plus secrètes profondeurs, notre fond sémite que portent deux mille ans de lecture biblique et de liturgie. Elle et nous, nous retrouvons notre père Abraham. Peu importe que le dessein du Prophète en adoptant cet ancêtre ait été, comme le veut Gaudefroy-de-Mombines (2), dessein politique, le fait est là : le nomade Mahomet s'est voulu le fils de ce nomade qui, sous l'injonction de Yahvé, quitta la Chaldée pour Chanaan. L'Islam appartient comme nous à sa descendance, plus nombreuse que les étoiles. Le berger breton qui sommeille en nous est plus près du berger de l'Ouarsenis (3) que des fils ingrats de la Matière. Ensemble, nous vénérons le nom de Jésus et le nom de Marie. Dogmatiquement, un catholique est plus proche d'un Musulman que d'un Protestant libéral, et Saint Jean Damascène, bien placé pour en juger, appelle l'Islam non pas une religion étrangère, mais une « hérésie ». L 'Algérie, c'est pour nous le soudain contact d'une terre de Dieu, où les heures sont, à l'appel du Muezzin, ponctuées d'une prière malheureusement mal suivie. Terre de Dieu quand même, où la référence à sa volonté souligne chaque vœu et chaque proposition. Cet appel a réveillé la foi endormie en Charles de Foucaud. Contact aussi d'un humanisme séducteur, né d'un ressassement du Coran, qui « éclaire les expériences de la vie, alimente les réflexions, orchestre les rêves » (4) et où « l'illettré n'est pas un inculte » (5).

S'il en garde la séduction, l'Islam algérien a beaucoup perdu de sa foi. Son frère en Abraham, j'en souffre : c'est mon Dieu qu'il apostasie. Mais cette foi défaillante reste, quand même, exclusive et elle marque l'Algérie. Plus que les disparités économiques, elle rendait périlleuse une intégration et une assimilation, qui n'auraient pu s'opérer qu'avec du temps, des précautions et du respect. A ces trois conditions, cette foi n'eût peut-être pas constitué un obstacle insurmontable. Or, la sociologie musulmane, pierre d'achoppement déjà dans le passé, va accentuer ses manifestations et son caractère. Déjà, la rébellion, exploitant le puritanisme musulman, a comme réincrusté les mœurs de l'Islam. C'est une loi, déjà évoquée que, le vernis colonial éclaté, remontent par ses fentes les anciennes coutumes et les anciens comportements ; se révèlent vivantes des psychologies collectives que la colonisation avait recouvertes plus qu'étouffées.

La division des mœurs avait séparé Français et Musulmans d'Algérie, plus que les morgues ou les mépris réciproques ; une division des mœurs à profondeur religieuse, une division des mœurs venue aussi de fond des siècles. Hérodote disait déjà des égyptiens qu'ils font tout à rebours des autres.

Car l'Islam, ce sont aussi et surtout des mœurs et qui nous demeurent impénétrables, foi et mœurs ne se distinguant d'ailleurs que mal dans une confusion du temporel et du spirituel, du laïc et du religieux, que notre esprit occidental ne parvient pas à comprendre. Force m'est donc, pour pressentir ce que pourra être l'évolution de l'Algérie, d'étudier la psychologie collective des Musulmans, telle qu'une religion totalitaire l'a formée. Je serai amené, venant d'affirmer notre fraternité, à souligner des différences et des oppositions. Qu'on ne se trompe pas : disant différences et opposition, je ne dis pas infériorité. Je décrirai : je ne jugerai pas. Je me cantonnerai : de l'Islam, je ne retracerai que ce qui me paraît être à la racine de cette psychologie collective, renvoyant pour le reste à des livres excellents comme L'Islam et le Monde musulman d'aujourd'hui, de Pierre Rondot. Encore une fois, je n'envisagerai ici l'Islam qu'en tant qu'une des données majeures de la question algérienne.

Or, deux traits de l'Islam ont créé la psychologie musulmane, telle qu'à son tour elle marque l'Algérie : unicité et communauté.

Dieu est unique. L'Islam s'enivre d'un théocentrisme absolu. « S'enivre » (6), car ce Dieu est si purement transcendant qu'on ne peut l'aimer (7). On ne peut que se griser à pressentir sa splendeur. Lui-même non plus n'aime pas l'homme (8). Il le gouverne et il le guide. Nous sommes tellement pénétrés de l'idée du Dieu-Père, d'un Dieu non pas seulement créateur, mais rédempteur et déificateur, que nous comprenons mal le Dieu farouchement seul des musulmans. Que nous importerait, à nous, un Dieu qui n'associerait pas les hommes ?

On l'a dit, l'unité solitaire de Dieu a, dans l'Islam, quelque chose de désespérant (9). Ce dogme qui ne fut peut-être pas primitif (10), marque l'Islam tout entier. Il se reflète dans une conception unitaire du monde et jusque dans ce caractère rectiligne qui fut celui de l'expansion musulmane (11).

Avec un tel Dieu, les rapports ne peuvent être que contractuels comme sa volonté les a dictés et prescrivant une obéissance que récompense le bonheur. Cette obéissance est le fondement du droit et de la morale. Point question de droit ou de morale naturels (12). Tout repose sur un volontarisme divin, sur un positivisme du droit de Dieu (13). Ces rapports juridiques et contractuels engendreront un ritualisme « qui gouverne tous les actes de la vie privée, aussi bien que la vie publique. Il y a une espèce de primauté du rite » (14).

La morale dérivant d'une autre source que la nôtre en sera fort différente. Nous avons parfois du mal à le comprendre. Nous habillons de notre christianisme toutes les morales religieuses, d'où tant de contresens qui rendent si difficile la cohabitation entre européens et algériens.

Mais si le ritualisme et le juridisme d'une religion contractuelle satisfont certains aspects de l'âme orientale, ils ne répondent ni à sa fièvre ni à sa ferveur. Ce juridisme ne la peut combler, pas plus qu'il ne l'a totalement modelée.

Fièvre, ferveur, affectivité, un instant refoulées, vont s'attacher à la personne du Prophète. Dogmatiquement, celui-ci n'est rien pourtant qu'une sorte de haut-parleur de Dieu. En fait, un peu sans doute sous l'influence du culte rendu par les chrétiens à la personne de Jésus, beaucoup plus par besoin inassouvi d'aimer, l'Islam s'est attaché à la personne même de Mahomet (15). Il l'a vénéré d'un culte attendri. Dès lors, au-delà du contrat avec Dieu et du juridisme rituel, le tempérament même du Prophète, son caractère ont modelé l'âme musulmane.

Personnalité attachante, riche de toutes les contradictions arabes, Mahomet ! Mystique et sensuel, fervent et politique, sensible et calculateur, méditatif et tribun, il est le premier de ces princes d'Orient dont la nature complexe séduit et déroute (16). Le prophète l'emporte avec lui dans la première partie de sa vie et le politique l'emporte après Médine, mais il a toujours le geste romantique qui captive. Certains de ces comportements heurtent la morale, ainsi vis-à-vis des juifs de Médine. Mais qu'importe à ceux que lui attachent non pas sa valeur morale, mais la chaleur de son verbe et son ivresse inspirée.

Et l'âme musulmane sera désormais à l'image du prophète, avec ses contradictions : ses ruses et sa loyauté, son ascétisme et ses débridements sexuels, sa rudesse et ses raffinements. Pour treize siècles, des peuples refléteront le Prophète. Sédentaires, habitants des villes, ils seront quand même le jeune chamelier d'Arabie (17). Une certaine manière d'être, inspirée de la sienne, créera la personnalité musulmane (18). Ce nomade marquera d'une empreinte nomade de nombreuses nations. Il engendrera un « type d'économie où le faire valoir direct est rare et dédaigné », où sont toujours médiatisés les rapports entre l'homme et le sol (19). Le soin de la terre, son contact direct seront abandonnés à l'inférieur, voire à l'infidèle. C'est ainsi que, selon un auteur égyptien, « les Coptes aideront les Musulmans à devenir pieux en les déchargeant des soucis temporels » (20). Le comportement des Musulmans vis-à-vis des biens de ce monde demeurera celui du nomade « accoutumé au maigre ordinaire des zones désertiques ». Il sait se contenter de peu ; mais aussi les occasions d'acquérir des richesses lui paraîtront doublement tentantes, et quels qu'en soient les moyens : bakchich ou concussion (21). L'art, enfin, sera marqué par la personnalité du prophète. Celui-ci a vécu en période d'aniconisme, à cette époque même qui vit l'aniconisme byzantin (22). L'abstraction dominera l'art musulman, peut-être par une certaine répugnance au créé, mais surtout parce que, architecture et décoration, cet art reflète et inscrit dans la pierre, le marbre ou le jaspe, la tente des nomades et ses tissus. Custines l'avait bien compris, qui retrouve au portail des mosquées de Bagdad ou d'Iran comme dans leurs coupoles, les draperies des campements (26). Et l'arabesque s'étire au long de la nudité abstraite de la Mosquée, « comme la musique mauresque s'enroule autour d'une modulation interminable, comme le nombre s'emprisonne dans le signe substantiel de l'algèbre » (27).

Procède lui-aussi de l'héritage nomade ce fatalisme sur lequel on a tenu tant de propos erronés. On en a fait une conséquence de la religion musulmane. Or, dogmatiquement, la prédestination musulmane n'est guère plus rigoureuse que celle de Saint-Augustin (28). Ce fatalisme est affaire de caractère, plus que de croyance (29). Il est un héritage du désert, des chevauchées sur les pistes, de la recherche hasardeuse du point d'eau. Il est plutôt que foi, résignation ancestrale à l'inhumain.

Le chamelier-prophète a, de sa propre sensibilité, forgé celle d'innombrables peuples, par sa prédication recueillie en un livre : le Coran. Ce livre, les générations l'apprendront par cœur, le ressasseront, le remâcheront ; ce livre qui n'est même pas une œuvre de Dieu, comme la création mais un de ses attributs « comme son Éternité ou sa Colère »(30) ; ce livre qui agit moins par son contenu que par une magie d'images et de rythmes, frappant comme la musique directement la sensibilité (31). Ses qualités artistiques et esthétiques ont beaucoup contribué à lui valoir sa réputation miraculeuse. Surtout, sa langue, la langue arabe, n'est pas seulement liturgique, mais divine (33) ; d'où son emprise sur la sensibilité ; d'où surtout une supériorité du verbe sur le fait. Le mot crée (34).

Que de conséquences ! Politiques : la renaissance de l'Islam est d'abord une révolution linguistique (35) ; économiques : l'attitude du Musulman reste plus religieuse que technique (36) ; morales : un certain immobilisme intellectuel d'hommes trop amoureux de leur langue pour chercher ailleurs le progrès (37) ; intellectuelles : développement de la mémoire au détriment de la faculté de juger, accent sur l'apprendre plutôt que sur le comprendre (38). La psychologie musulmane a vraiment été forgée par le Prophète.

Il en a exaspéré l'affectivité. L'éducation qu'il a donnée à l'âme musulmane est une éducation romantique (39) ; dans une constante agitation entre l'enthousiasme et le pessimisme (40), dans une constante révolte contre le fait (41). Cette agitation affective culmine dans l'érotisme, un érotisme irrité jusqu'au sadisme de la razzia (42).

A travers le Coran, le Prophète conférera, peut-être à tout jamais, aux populations musulmanes une mentalité prélogique. Il leur imprimera son atomisme psychologique (43), reflet d'une conception de Dieu tout archaïque. Dieu est ce potentat oriental dont chaque volonté, indépendante de la précédente, est un caprice. Une telle conception se reflète – excluant l'entraînement des causes et des effets – dans l'idée d'une temporalité toute fragmentée. La possibilité même de lois naturelles est exclue, dès lors qu'on ignore les causes secondes, et qu'on ne suppose pas que Dieu suit un plan (44). Ce morcellement atomistique de la pensée fait admettre la coexistence des inconciliables, consacre le divorce entre la réalité et la vérité (45), aboutit à l'absurde de conclusions opposées également acceptées (46). Cette notion de la temporalité se conjuguera avec l'affectivité pour créer une psychologie « passive et réceptive ». Si le musulman est « capable de tout apprendre grâce à sa mémoire prodigieuse et à sa faculté d'adaptation, il reste incapable de méthode » (47) et ne se trouve « aucune raison d'intervenir sur l'événement par une action personnelle » (48). Et nous retrouvons ce fatalisme dont nous venons déjà de parler : la résignation ancestrale à l'inhumain se renforce du sentiment que l'homme est impuissant sur la marche du monde.

L'Islam a marqué la psychologie musulmane d'un second trait fondamental, du fait qu'il est avant tout une communauté (49). Pour le musulman, « la vie est d'abord communauté » (50). Selon Blachère, la notion de communauté est « devenue comme la substance de l'âme musulmane » (51). Cette communauté n'a pas de borne géographique (52) , elle n'est pas non plus limitée dans le temps et les générations passées y rejoignent les générations présentes (53). Née de la foi, elle est accentuée par une confusion du temporel et du spirituel, qui lui donnent un caractère doublement contraignant. Les pratiques religieuses, dont le caractère est éminemment social (54), la renforcent (55), mais elle survit à la foi. Le sentiment d'appartenance à la communauté semble parfois d'autant plus fort qu'il est désaffecté. Dans l'intensité de ce « communautarisme » Claude Lévi-Strauss voit un côté « corps de garde » (57). Grâce à cet esprit communautaire, tout groupe au sein de la société islamique tend à se perpétuer (58). Seul l'individu s'efface. Et nous retrouvons là un autre reflet de la vie nomade au sein de l'Islam, cette vie nomade telle que la connut le Chamelier-Prophète, où nul ne peut vivre isolé du groupe dans un monde désertique «  que l'on ne défie pas impunément » (59). Le clan devient le sujet essentiel du droit (60). Il en résulte une pression sociale exaspérée (61). L'individu n'est plus « qu'être par autrui » et « être pour autrui », véritable « carrefour d'appartenances » (62). Dès lors, il ne se définit guère que par son rôle dans la société (63) et la morale consistera essentiellement à bien remplir ce rôle. Toute l'éducation y tendra, l'homme estimable étant celui qui, avec la Hachouma, a vraiment appris ce rôle (64). Plus aucune spontanéité, mais, pour rester le personnage assigné, un refoulement de la personnalité, une nécessité de dissimuler, une certaine culture de la ruse (65). En Islam, l'intensité de la pression sociale a quelque chose de dramatique. Elle ampute la personne, mais elle paralyse aussi la pensée. Comme le dit, je crois, Masson-Oursel « Les collectivités ne pensent guère ». Elles ne cherchent qu'à se perpétuer elles-mêmes par la dictature de la Tradition. Elles tendent toujours à devenir le conservatoire de leurs propres origines. L'Islam a puisé dans son sens communautaire sa force et sa perpétuité : il y puise aujourd'hui sa faiblesse, son incapacité d'évoluer et, sous le vernis des mots révolutionnaires, sa puissance de stagnation.

Car il reste entièrement orienté vers le passé. Il y trouve un idéal au point que tout changement se trouve ralenti (66). En Islam, tout mouvement, même révolutionnaire, se veut une remontée vers les sources, un approfondissement de la tradition, un retour vers les époques les plus proches de la révélation (67). Car l'Islam s'est comme refermé sur lui-même au IVème siècle de l'Hégire (68). Ainsi devient-il un extraordinaire conservatoire de civilisations antérieures. Les siècles s'y stratifient par couches, sans s'y éliminer les unes les autres : notre XIIIe, notre XVIIe, notre XVIIIe, notre XIXe y coexistent. Ils s'y superposent comme des cercueils dans un caveau funéraire (69). Cette constante référence au passé engendre un conservatisme. L'Islam, religion sans clergé, en donne le plus surprenant exemple (70). Conservatisme, mais aussi, comme nous l'avons vu, primauté du rite. Car les déformations engendrées par l'excès du sentiment communautaire vont rejoindre et amplifier les conséquences, déjà analysées, d'une idée archaïque de Dieu. Le juridisme va renforcer le juridisme, comme le conservatisme renforce le conservatisme. « En Islam, le juridisme baigne d'abord toutes les institutions humaines primordiales, depuis le « covenant » fondamental, jusqu'aux actes de l'Umma... Puis, parce que religion, morale et droit positif se confondent et dans les principes et dans la structure sociale, le Musulman en toutes ses manifestations collectives ou individuelles, peut être considéré comme homo juridicus aussi bien que comme homo religiosus  » (71). Conservatisme, primauté du rite, juridisme convergent dans une scholastique héritée de la scholastique talmudique, où la référence constante au passé tourne à la recette. L'homme post-Almohadien de Malek Bennabi (72) s'endort dans la vie miraculeuse des grands siècles de l'Islam. Il y fige son idéal. Il y enlise sa volonté (73).

Celle-ci se paralyse dans un sentiment de supériorité universelle, inévitable dans toute société fermée, plus inévitable quand cette société se sait voulue par Dieu et son élue (74). Ce complexe de supériorité se retrouve chez tout Musulman, fût-il personnellement déchu et quelle que soit la déchéance de sa société (75). Malek Bennabi a, sur ce point, une page si sévère que je n'aurais pas osé l'écrire : « L'idéal islamique, idéal de vie et de mouvement, a sombré dans l'orgueil, et particulièrement dans la suffisance du dévot qui croit réaliser la perfection en faisant ses cinq prières quotidiennes sans essayer de s'amender ou de s'améliorer : il est irrémédiablement parfait – parfait comme la mort et comme le néant. Tout le mécanisme psychologique du progrès de l’individu et de la société se trouve faussé par cette morne satisfaction de soi. Des êtres immobilisés dans leur médiocrité et dans leur imperfectible perfection deviennent ainsi l'édile morale d'une société où la vérité n'a enfanté qu'un nihilisme » (76). Un tel complexe de supériorité engendrera des réactions caractérielles également paralysantes : vanité, susceptibilité, crises d'amertume (77). Surtout car la victime d'un tel complexe sent bien qu'il est générateur d'illusions, il provoquera cette angoisse dont je vous avais déjà parlé (78). Elle n'est pas la moindre raison des ruses que le musulman multiplie pour voiler sa personnalité profonde (79). Nous trouvons là le secret de bien des déficiences de l'Islam.

De même une communauté aussi serrée et structurée constitue un dur obstacle pour la création d'un État moderne. Cette communauté tend en effet à se confondre avec l’État et à le confisquer à son profit, même quand la Constitution proclame la liberté des croyances et des cultes. Les fidèles des autres religions ne seront, d'ici longtemps, qu'admis et protégés. Cette tendance à la confiscation de l’État par la communauté musulmane est apparue de façon éclatante au Maroc, avec la condamnation à mort de trois hérétiques. Qu'une telle condamnation ait été possible, même si elle a provoqué une crise interne, même si elle ne doit pas être suivie d'effet, est révélateur. Elle a été l'occasion d'affirmer que les chrétiens, eux, étaient tolérés. C’était donc prouver qu'ils ne sont pas vraiment citoyens de droit. Le musulman ne parvient pas à être en communauté avec des non-musulmans. D'où la difficulté de constituer une véritable nation.

Unicité, communauté, sera-t-il dit que les plus hautes vertus de l'Islam, par leur excès même et des archaïsmes indécantés, contribuent à son impuissance ? Conservatoire des âges révolus, la tête à notre époque, mais « les pieds en 1369 », « monde hétéroclite où les incompatibilités et les contradictions se superposent en un chaos » (80), le monde musulman est-il condamné à l'impuissance et de retourner en son giron y condamnera-t-il l'Algérie ? Selon Berque « hier monde de la croyance et des continuités, le monde arabe devient aujourd'hui celui de la révolte et du désaveu » (81). La société musulmane « éclate de partout » (82).

Car on nous berce et on nous berne avec une prétendu renaissance musulmane. On multiplie les ouvrages sur le réveil du monde arabe. Et, certes, si l'essor des peuples se mesure à l'ampleur des agitations politiques, si la valeur de leur civilisation s'apprécie à la multitude et au caractère incendiaire des discours, de la plaine gangétique aux vagues de l'Atlantique Nord, nous assistons bien à une résurrection. Sinon... le moins qu'on puisse dire, c'est que la résurrection de l'Islam n'est qu'une hypothèse.

Parce que le monde musulman s'est replié sur lui-même, il nous sèvre de ce qu'il pourrait nous apporter : la richesse de sa spiritualité, même si elle ne se traduit que peu en vertu ; la valeur de son humanisme où se condense la sagesse de nombreux siècles. Mais ces apports mêmes devraient être à nouveau fécondés. Mais ces apports mêmes appellent de nouveaux ferments. Le monde musulman crie au secours pour qu'on vienne combler le hiatus entre cette culture et le monde moderne.

Ce monde musulman vers lequel est retournée l'Algérie est un monde de désarroi. Sans doute le désarroi se peut-il guérir. Sans doute un contact réel, et non pas une simple superposition verticale avec le monde moderne, pourrait-il l'apaiser. Une civilisation originale pourrait naître. Mais, pour le moment, l'Islam, dont la sociologie s'inscrit d'autant plus fortement comme donnée de la question algérienne qu'elle est désaffectée de la foi qui l'a engendrée, s'avère puissance de trouble et de stagnation. Dans cette affaire d'Algérie, ouverte devant nous pour au moins dix ans encore, une donnée majeure...

 

      1. Berque, Les arabes, p, 6 et William Marcais, Pérenne Islam, Afrique et Asie, n°39, 1957, p.3

      2. Gauderoy-Demonbynes, Mahomet, pp. 387-388

      3. Germaine Tillion, Algérie 1957, p. 19

      4. P. Rondot, L'Islam et les Musulmans d'aujourd'hui, I p. 94

      5. P. Rondot, Les Forces Religieuses et la Vie Politique : l'Islam, p. 84

      6. P. Rondot, L'Islam et les Musulmans d'aujourd'hui, I p. 61

      7. Id., Ibidem, p. 61

      8. Ibn Taimiya, cité par Gaudefroy-Demonbynes, op. Cit. p. 285

      9. P. Rondot, L'Islam et les Musulmans d'aujourd'hui,  p. 61

      10. Gaudefroy-Demonbynes, op. cit. p. 274

      11. A. de Riencourt, L'Ame de la Chine, p. 218

      12. Gibb, La structure de la pensée religieuse en Islam, p, 22

      13. R. Charles, L’Âme Musulmane, p. 195

      14. P. Rondot, Les Forces Religieuses et la Vie Politique : l'Islam,  p. 45

      15. Gibb, op. Cit., p. 28

      16. Voir notamment Gaudefroy-Demonbynes, op. Cit., p. 123, p. 230, p. 236

      17. Berque, op. cit., p. 24

      18. Id. Ibid. p. 6

      19. Bourdieu, Sociologie de l'Algérie, p. 77

      20. Cité par H. de la Bastide, Regards sur l'Islam, RMI, octobre 1956, p. 11

      21. Raymond Charles, op. Cit. p. 94

      22. Grousset et Denicker, La Face de l'Asie, p. 43

      23. R. Charles, op. Cit. p. 138

26) Marquis de Custines, Souvenirs et Portraits, pp. 156-157

  1. Elie Faure, D'autres terres en vue, pp. 99-101

  2. Gaudefroy-Demonbynes, op. Cit. p. 552

  3. Gustave Le Bon, Psychologie des Arabes, cité par R. Charles, op. Cit. p. 70 et Elie Faure, op. cit. p. 80

  4. J. Luis Borges, Enquêtes, p. 169

  5. Ginn, Tendances modernes de l'Islam, p. 7

  6. Gibb, La structure de la pensée religieuse en Islam, p. 26

33) P. Rondot, L'Islam et les Musulmans d'aujourd'hui,  I p. 87

34) Ph Marcais, L’Écolier Musulman, Revue de la Méditerranée, septembre - octobre 1957, p. 481

35) Berque, op. cit. p. 40

36) Abd el Jalil, Aspects intérieurs de l'Islam, p. 37

37) Malek Bennabi, Vocation de l'Islam, p. 52

38) R. Charles, op. cit., p. 25

39) id. ibid. p. 17

40) Berque, op. cit. p. 6

41) id. ibid. p. 14

42) R. Charles, op. cit. p. 35

43) Gibb, Les tendances modernes de l'Islam, p. 9