Les sculpteurs d'un nouveau visage de l'Afrique

France Forum. n°-13. Octobre 1962

 

Comment I'islam a-t-il conquis la moitié de I'Afrique francophone ? On en donne des raisons historiques. Elles n'expliquent pas tout. La première en date : la crainte de I'esclavage. Se convertir à I'islam prémunissait. D'autres causes ont joué depuis lors. Tout musulman est un missionnaire. Dans une Afrique toujours migrante, le marchand Haoussa prêchait et prêche encore son Dieu. Ces voyageurs franchissent les frontières politiques. « On était musulman parce qu'on circulait. » D'un terroir à I'autre, la religion change. On n'emporte pas avec soi le dieu de son terroir. L'islam est une sorte de passeport. Ainsi quiconque se déplace tend à devenir musulman. Le Mossi qui descend vers le sud en voyageur saisonnier se retrouve «  la proie des convertisseurs ». L'Africain, homme de conformisme social, aspire s'il est étranger aux croyances du milieu où il est appelé à vivre. Conformisme, mais aussi snobisme. La « vanité nègre » a joué son rôle. Les Haoussas sont parfois riches. Ils en tirent prestige. En même temps intervient un obscur sentiment venu des temps de I'esclavage: les races musulmanes sont estimées supérieures et, partant, Ieur système social et religieux.

On dénonce aussi non sans raison, I'action de I'Administration  coloniale. Action parfois consciente, inspirée par I'hostilité au christianisme. Tel gouverneur anticlérical pensait entraver ainsi I'action des missionnaires: récemment encore des administrateurs ont pour cette raison misé sur I'islam. Il s'agissait de flatter M. Lamine Gueye, alors un des mages de la SFIO. Cette action consciente, qui encouragea le pèlerinage de La Mecque et fit construire des mosquées en plein pays animiste, fut à la fois un contresens et une politique de facilité. Aux yeux de certains administrateurs, I'islam était ou paraissait être chose connue et pratiquée, grâce à une génération d'expérience algérienne... En transposant les habitudes et les méthodes des "bureaux arabes" au Sénégal, par exemple, on facilita la substitution définitive du droit coranique au droit coutumier africain, largement conservé jusque-là par Ies musulmans du cru. Les officiers des troupes de marine... pris entre une méfiance à l'égard des missions chrétiennes... et une incompréhension fatale à cette époque, des richesses encore ignorées des cultures animistes... s'appuyèrent sur I'islam et I'appuyèrent... parce que Ia conversion au boubou du païen tout nu leur paraissait un pas en avant. Le chef musulman était plus facilement reconnaissable, identifiable que le chef animiste (et) déjà familier en outre avec I'expression écrite de la parole, base de  notre pratique administrative... En dépit de clairvoyantes exceptions (un Delafosse, par exemple) I'apparente uniformité de I'islam apparaissait plus séduisante à nos yeux de Français épris d'ordre, de logique et de règlements généraux que le grouillement mystérieux des religions du terroir...  Ainsi s'explique en partie que I'islam ait « progressé en surface et peut-être en profondeur pendant les soixante-quinze ans de présence européenne que pendant les neuf siècles précédents ».

Cet appui administratif a d'ailleurs été dénoncé par les nationalistes musulmans eux-mêmes. On nous a reproché I'appui donné aux confréries. Mais en vertu d'un paradoxe apparent, I'islam que nous avions encouragé va devenir assez vite un instrument contre la colonisation et contre I'Occident : il y trouvera une nouvelle occasion d'expansion. Au Togo, donner un prénom musulman à son enfant sera un moyen de manifester son opposition à la tutelle française. En outre, en semant l'islam, nous avons obtenu ce résultat que toute révolte a revêtu une coloration de djihad. L'hostilité est devenue guerre sainte, cette notion imprécise mais inhérente à I'islam même.

Voilà bien des raisons historiques à l'expansion de I'islam. Elles ne suffisent pourtant pas à I'expliquer. Les vraies causes sont plus profondes. Elles sont aussi moins connues.

La première de ces causes profondes est historique, elle aussi, mais en même temps géographique. Les religions du terroir sont condamnées à mort, tout au moins sous leur forme traditionnelle, car elles ne répondent plus aux aspirations et aux besoins d'une Afrique qui, désormais, tient un rôle sur une scène universelle. Or, I'islam, lui, est universel. Il ne « se reconnaît d'autres limites que celles du globe terrestre ». La « poussière des groupes » aspire à son ampleur œcuménique. En même temps, I'islam est venu par la voie traditionnelle des pénétrations africaines, d'est en ouest. Il a éveillé ses échos profonds, s'il est vrai, comme I'a écrit quelque par Théodore Monod, que « I'Afrique dans son ensemble n'est qu'un écho à peine amorti de I'Asie » En outre, cette religion ne heurtait pas les modes de vie de I'Afrique : « En Arabie comme en Afrique, le climat rend possible des types d'existence rudimentaire : même simplicité dans I'alimentation et dans la vêture... Il en découle des préoccupations semblables, des gestes et des impératifs  identiques90 ».  On connaît le passage célèbre d'Hérodote : « Les Égyptiens font tout à revers des autres. Ils urinent accroupis. Ils sont circoncis.. ». Les coutumes musulmanes nous sont contraires, mais elles rencontrent celles de l'Afrique.

Autre facilité de la pénétration musulmane tandis que I'islam précise le dieu transcendant des Africains - si transcendant qu'on I'oublie - il a toujours charrié avec son monothéisme intransigeant assez de fétichisme pour que l'animisme trouve en lui, à travers la conversion même, des possibilités de survivance : ainsi la baraka héréditaire. L'islam est en quelque sorte devenu complémentaire à l'animisme latent surtout dans la population féminine.

Enfin I'islam, en même temps qu'il apporte une dimension universelle, est lui aussi plus Durée qu'Histoire. La philosophie musulmane est une «  philosophie de la non-Histoire » . Sa conception de la temporalité où la durée rejoint I'instant est la même que celle de I'Afrique.

 

 

 


90  Louis Axel , « Le danger du panislamisme pour I'Afrique noire », Revue politique et parlementaire, n°6721, janvier 1958, pp. 36-50, Odile Jacob, 2008. (NDLR)