ACTE 1er

SCENE III

DON JUAN, SCAGNARELLE, ELVIRE.

 

Scagnarelle

Une dame est là qui demande à parler au Seigneur Don Juan.

 

Don Juan

Eh ! bien, qu'elle demande ! Qu'elle demande toute l'éternité s'il lui plaît. Je ne l'empêche pas. Je suis accommodant.

 

Scagnarelle

Elle insiste. Elle dit qu'elle a des choses importantes pour vous.

 

Don Juan

Est-elle jolie ? Je ne sais pas pourquoi je te demande cela. Par habitude. Dis-lui que je n'y suis pas.

 

Scagnarelle

C'est une religieuse. Elle a baissé son voile sur son visage.

 

Don Juan

Si elle vient pour me faire la morale, elle tombe bien. Sans doute quelque nonne du couvent où j'ai enlevé Elvire. Ah ! non, non, je ne la verrai pas. Bien que son costume me donnerait la nausée. Je me suis cru très fort en ravissant une moniale pour l'épouser. La difficulté de l'entreprise m'excitait. Aucune femme dont je me sois plus vite satisfait.

Elle se jetait dans mon amour avec la gloutonnerie d'un remords qu'on ne veut pas écouter. Elle avait tant quitté pour moi qu'elle s'accrochait, qu'elle s'accrochait. Tu te rappelles nos cris, ses imprécations ? C'en  était dégoûtant. Quelle manque de tact qu'aimer aussi follement !

 

Elvire (qui est entrée sur ces derniers mots sans que Don Juan la voie)

Quel manque de tact ? Ah ! tu ne sauras jamais combien tu es dur. Eh bien, oui, j'ai eu ce manque de tact de t'aimer. Et sous cet habit que j'ai repris, bien qu'indigne, je t'aime encore.

Ah ! va ! Je ne te demande plus rien. Simplement je suis venue... Oh ! toujours ce regard de glace, cette froideur, et dans mon cœur toujours la même source brûlante. Cet amour qui n'a plus d'espoir et ne veut pas mourir. Je ne te demande plus rien, ni de vivre avec toi, ni que tu m'aimes. Je ne te reproche pas les serments que tu as trahis, ni cette vie que tu m'as faite, qui n'est plus que de pénitence. Et où peut-être, tant je t'aime encore, je serai damnée ? Je ne te demande rien, je ne te reproche rien.

 

Don Juan

Alors, que viens-tu faire ici habillée comme le remords. Tu sais bien que je n'y suis plus accessible.

 

Elvire

Je suis venue te supplier pour ton âme.

 

Don Juan

Laisse en paix mon âme. Et vas-t-en.

 

Elvire

Oh ! Pour toutes ces duretés que tu as eues contre moi. Pour cette nuit atroce, quand j'ai senti que je t'avais perdu, et qu'entre nous tu dressais un mur inébranlable, infranchissable, de silence et d'orgueil. Pour ces jours où je me suis roulée à tes pieds sans que tu me regardes.

 

Don Juan

Je ne te regardais pas, mais j'aimais bien cela, pourtant.

 

Elvire

Oh ! Que dis-tu ?

 

Don Juan

Oui, tu me vengeais toi-même de ce que tu ne m'avais pas donné. Tu me vengeais du mensonge vivant que tu fus. Tu me vengeais de cette heure affreuse après la volupté, quand l'amante n'est plus qu'une femelle qui bave, et qu'on éprouve l'absence de désir comme une espèce de mort. Et quand tu te roulais ainsi, il me semblait grandir. Je me sentais si fort d'être sans cœur, de n'avoir d'autre passion que moi-même. Quand tu te traînais à mes pieds, je me sentais presque un dieu. Je t'humiliais davantage pour me sentir encore plus grand. J'attisais ta soif pour que tu te vautres davantage à la recherche de mon amour. Il me plaisait que tu deviennes comme une vache en rut et que je me refuse à ton désir. Oui, je te dois cela. Je t'en suis presque reconnaissant. C'était moins ennuyeux que bien des voluptés. Alors, vois-tu, je t'écoute.

 

Elvire

Je ne m'abaisserai plus, maintenant. J'ai détourné l'envoûtement, le sort que tu m'avais jeté. Je suis venu te parler de ton âme. Une dernière fois, avant que se referme pour jamais la clôture que tu as brisée pour me prendre, je suis venue d'appeler après moi.

 

Don Juan

Ah ! oui, l'amour de l'âme, l'amitié mystique, très peu pour moi.

 

Elvire

Même pas cela. Je ne te demande rien, t'ai-je dit. Je t'avertis simplement. Demain sur moi les nonnes chanteront l'office des Morts, et à l'écart de la communauté, j'irai dans la cellule d'expiation. Je ne dis pas que je prierai pour toi ! Je mourrai pour que tu vives.

 

Don Juan

C'est beau d'inspirer un tel amour !

 

Elvire

Tais-toi, tu es affreux. Rien ne t'arrêteras donc, rien ?

Je m'en vais, et je te plains. Oh ! Terriblement, je te plains.